Dérivations

Pour le débat urbain

Prison dans la ville, prison hors la ville

Mal nécessaire pour les uns, déni d’humanité pour d’autres, la prison constitue certainement un objet symbolique qui cristallise les opinions et les oppositions sur la société que nous souhaitons produire. Aussi, parler de la prison dans son rapport à la ville et au territoire implique naturellement de s’interroger sur les liens et les paradoxes qui unissent et séparent les deux mondes.
La Belgique, dont la naissance est contemporaine de l’invention de la prison moderne, et plus particulièrement la ville de Liège avec, en 1979, le déplacement de la prison Saint-Léonard vers Lantin et aujourd’hui les perspectives du Master Plan pour les établissements pénitentiaires, permettent ici d’illustrer l’évolution des modalités d’enfermement ainsi que le rapport de la prison à la ville au sens large. Les clés d’entrée dans la problématique sont, d’une part, l’implantation géographique des établissements pénitentiaires dans un contexte urbain en évolution et, d’autre part, le sens donné à la peine privative de liberté dans un contexte social particulier.

L’enfermement

Bien avant l’invention théorique de la prison contemporaine, des lieux d’enfermement avaient déjà vu le jour. Construits hors les murs, à la limite de l’enceinte protégeant la ville, ces prisons avant la lettre avaient pour mission d’enfermer en vue de protéger la société, ou encore de maintenir un prévenu en attente de son procès, de l’exécution d’un supplice, d’une relégation ou d’un bannissement… En aucun cas l’enfermement n’était alors considéré comme une peine en soi. Ces lieux se sont progressivement inscrits dans la ville historique dense, du Moyen Age à la fin du XVIIIe siècle.

Il serait toutefois réducteur de n’envisager la naissance des lieux d’enfermement que sous l’angle de la pénalité et de la criminalité. En effet, les premiers lieux d’enfermement vont concerner prioritairement une population indigente, malade ou inadaptée à la société. Ainsi, dès la fin du XVIe siècle, des établissements voient le jour aux fins de contenir et de mettre au travail une population ciblée. Les exemples les plus cités, comme la Rasphuis pour les hommes et la Spinhuis pour les femmes à Amsterdam (1596), étaient destinés à recevoir de jeunes voleurs, des mendiantes ou des prostituées. En Belgique, la Manufacture de Gand (1775) regroupait une population diversifiée dans un régime très particulier de travail en commun la journée et d’encellulement la nuit : étudiants, boursiers et volontaires en vue de l’apprentissage des métiers liés à la filature, mais aussi, pour bonne part, mendiants, vagabonds et criminels. Par ailleurs, la création en 1656 de l’Hôpital Général de Paris (Bicêtre, la Salpétrière, la Pitié…) avait pour objectif premier de « rassembler les pauvres qui errent dans les rues de la capitale et se livrent à la mendicité aux portes des églises. » (SAINTE FARE GARNOT, p. 535). Une destination qui évolua dès la mise en place de ces infrastructures, de sorte que la signification et la fonction de ces établissements se situent désormais dans une position ambiguë entre une vision classique de la charité chrétienne avec la volonté de soigner et de réinsérer l’indigent dans la société et une approche policière et parlementaire basée sur le maintien de l’ordre public et l’incapacitation des criminels.

La création et l’évolution des Maisons de Travail, hôpitaux publics, lieux de charité et, plus tard, maisons de détention, s’inscrivent dans un contexte de confiscation par l’Etat des prérogatives de l’Eglise et de la Charité envers les pauvres, les malades et les inadaptés (BRUNON-ERNST). Dans une optique utilitariste, il est évident que l’enfermement et la mise au travail de ces populations marginalisées n’est pas sans lien avec les affaires de l’Etat : du point de vue du maintien de l’ordre public d’une part, mais aussi du point de vue purement économique dans la mesure où il est préférable de rentabiliser au mieux le potentiel des assistés, particulièrement quand la main d’œuvre devient rare. C’est précisément ce lien entre économie et enfermement qui permet d’expliquer que le nombre et la durée des enfermements dépendent moins de l’activité criminelle réelle à une époque, que de la conjoncture économique (RUSCHE, KIRCHEIMER). Autrement dit, les statistiques pénitentiaires sont davantage corrélées à la courbe de l’évolution du chômage qu’aux chiffres de la criminalité… (VANNESTE) Cette question demeure cruciale aujourd’hui et devrait nourrir les controverses et perspectives actuelles liées, par exemple, à la privatisation et aux partenariats public/privé. La question de l’industrie de la peine (CHRISTIE) ainsi que de la pénalisation de la pauvreté (WACQUANT) ont, par ailleurs, déjà été largement traités.

La peine privative de liberté

C’est l’incontournable Traité des Délits et des Peines de Beccaria (1766) qui constitue le point de départ le plus couramment cité pour expliquer la naissance de la prison contemporaine. Indigné par la violence, la cruauté et l’inutilité des peines corporelles encore courantes au XVIIIe siècle, l’homme de loi propose un système juste, égalitaire, mesuré, humain et efficace dans le traitement de la criminalité : la peine privative de liberté. En effet, la cruauté spectaculaire des supplices dans l’espace public est remplacée par une peine d’apparence plus douce, puisque le sang ne coule plus, moins visible aussi, puisqu’elle est, par définition, cachée au grand public et plus juste, puisque la durée de la peine pourra être modulée savamment en fonction de la gravité du crime ou du délit commis. C’est donc, contre toute attente, dans une perspective humaniste (on devrait dire humanitaire) que la prison a été inventée.

La prison telle que nous la connaissons aujourd’hui est avant tout un projet théorique. C’est Jeremy Bentham qui posera les bases de la conception d’un outil efficace aux fins de la privation de liberté. Dans une perspective utilitariste et dans un projet politique global, il dessinera jusque dans le détail un projet d’architecture très particulier : le Panopticon (1780). L’établissement est un cylindre, complètement refermé sur lui-même, dont l’expression architecturale austère et opaque renforce l’idée d’une autonomie, formelle et fonctionnelle. Peu importe le lieu, le Panopticon est un monde isolé, replié sur lui-même. Il est constitué de cellules individuelles grillagées, organisées en cercle et ouvertes sur un centre unique permettant le contrôle permanent des condamnés isolés par un petit nombre de surveillants. La littérature est abondante à ce sujet, mais, puisqu’il est ici question du rapport de la prison à la ville, il est utile de préciser que ce dispositif, aussi précis soit-il, ne nous renseigne en rien sur la question de son implantation ou d’un quelconque rapport physique à l’environnement. Le projet de Bentham est volontairement situé hors contexte. Il est opaque et impénétrable. Toutefois, une forme de visibilité particulière de cet intérieur caché est prévue. Dans une optique d’intimidation générale ou de contrôle civique des institutions publiques, c’est selon, il est prévu que des honnêtes citoyens puissent visiter l’intérieur du dispositif et même participer à la messe en compagnie des détenus. Ce principe existe toujours, d’une certaine manière, si l’on considère les associations de visiteurs ou encore les Commissions de Surveillance, l’Observatoire International des Prisons (OIP), le Conseil Européen pour la Prévention de la Torture (CPT) ou le droit de visite des parlementaires.

La prison dans la ville

La ville bourgeoise industrielle du XIXe siècle connaît une forme d’attractivité négative (DONZELOT) : elle est le théâtre des relations sociales, du travail, du logement et des échanges économiques et rassemble, en son sein, une très grande variété d’activités. Il est donc logique de retrouver la prison dans l’agglomération, même si elle est systématiquement mise à distance du centre historique et de la première enceinte. C’est bien entendu le cas de la prison Saint-Léonard construite en 1850 sur les vestiges de la seconde enceinte de la ville de Liège.
En Belgique, les premiers établissements pénitentiaires sont implantés en dehors des centres historiques, le plus souvent dans une première couronne urbanisée au XIXe siècle. C’est le cas de Verviers, Arlon, Namur… Ces établissements de relativement petite capacité étaient construits, le plus souvent, en lien avec la ville dense, complètement intégrés à un tissu urbain continu. Sur le plan architectural, la prison reprend les gabarits des immeubles voisins, tout en s’inscrivant dans un parcellaire sans rupture d’échelle avec les îlots du quartier. Malgré une fermeture et une austérité apparente, elle montre la prise en compte d’une échelle particulière : celle du piéton. Elle est, le plus souvent, accessible aisément depuis la gare ou le centre de la ville.

L’ancienne prison Saint-Léonard est un quadrilatère opaque intégré dans un contexte bâti. Malgré une expression fermée due à sa fonction, le dessin des façades respecte l’échelle humaine et piétonne : le sous-bassement continu, tout comme le bandeau de pierre en saillie, les rejets d’eau ou les couvre-murs débordants contribuent à donner une lecture de l’enceinte à la mesure de l’usager de la ville. Le trottoir qui longe l’établissement et la mise en scène de la porte d’entrée témoignent également d’une relation immédiate avec la rue et l’environnement proche. Dans cette logique de proximité, la prison est située à mi chemin entre le centre historique et la périphérie. Son accessibilité s’en trouve accrue, en tout cas avant l’avènement de l’automobile qui transformera les époques suivantes. Ceci caractérise bien la construction des premières prisons dans la Belgique naissante : un objet fermé sur lui-même, mais intégré au tissu urbain, aux gabarits et au système viaire environnant dans la continuité urbaine et à la limite de la ville dense historique. La seconde moitié du XIXe siècle verra ainsi la construction d’un nombre important de maisons d’arrêt et de maisons de peine, inspirées d’un modèle devenu iconique et mis au point par l’Inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance dès 1830 : Edouard Antoine Ducpétiaux.

La prison hors la ville

La ville bourgeoise du XIXe siècle a, comme on le sait, connu des modifications radicales dans son développement. De l’armature urbaine hiérarchisée et continue caractérisant les villes industrielles, à l’étalement urbain et aux systèmes métapolitains de la société hypertexte (ASCHER), la prison en tant qu’objet urbain a naturellement subi une mutation fondamentale dans son rapport à la ville. Il s’agit, ici, de montrer comment les formes d’implantations des établissements pénitentiaires ont pu évoluer et de mettre ces évolutions en lien avec des logiques territoriales particulières.

En Belgique, si presque aucune prison n’est construite entre la première moitié du XXe siècle et les années ’70, l’idéologie héritée du modernisme, ainsi que les modifications considérables du territoire survenues depuis la période industrielle, auront une influence majeure sur les politiques d’implantation des prisons dès les années ’80.

À la suite de la période moderniste, la ville a perdu son attractivité négative. La mobilité a connu un essor impressionnant, notamment si l’on considère la place de l’automobile et l’évolution des comportements. Les centres urbains sont délaissés au profit d’infrastructures plus pratiques, plus accessibles, et situées en dehors de la ville historique. Le logement, lui aussi, se développe dans une dynamique centripète, colonisant les zones agricoles et naturelles qui entourent les villes dans un développement tentaculaire. Cette évolution du territoire — l’étalement urbain ou la péri-urbanisation —, a englobé les agglomérations urbaines historiques, formant ainsi une sorte de couronne externe, moins dense mais beaucoup plus vaste que la première, et sans continuité urbaine apparente. Elle a également permis la construction de zones d’activités éloignées des centres urbains.
Dans le même temps, la situation dramatique de l’état des prisons en matière de salubrité et de sécurité dans les années ’70 ainsi que le manque de places disponibles ont conduit naturellement, dans un contexte d’externalisation des fonctions urbaines, à un rejet de la prison à l’extérieur de la ville, même de la ville diffuse…

Considérant les politiques urbaines du début des années ’80, il n’est pas surprenant de constater le départ quasi simultané de plusieurs institutions et fonctions urbaines centrales. La désaffectation de l’hôpital de Bavière, le déménagement de l’université de Liège au Sart Tilman et la démolition de la prison de Lantin ont accompagné dans un mouvement qui semblait inéluctable, la construction de zones commerciales accessibles par l’autoroute contribuant à délaisser le centre historique, ainsi que l’exode des familles vers la péri-urbanisation rendue accessible.

Une prison dans les champs

La destruction de la prison Saint-Léonard à Liège pour la construction de Lantin en 1979 marque un tournant dans l’histoire des prisons belges. L’établissement est situé en zone agricole, à quelques mètres de la zone d’habitat, en bordure immédiate de la deuxième couronne de la péri-urbanisation. Lors de sa construction, la prison de Lantin est le plus grand ensemble pénitentiaire en Belgique. Il rompt radicalement avec les autres établissements par sa taille tout d’abord, et par sa position déconnectée du tissu urbain. Implantée en zone agricole, à quelques mètres de la zone d’habitations, la prison s’inscrit dans un parcellaire large, radicalement différent du parcellaire de l’étalement urbain ou de la ville continue. Le bâtiment se perçoit de loin, derrière une rangée d’arbres, comme une longue muraille flanquée de quelques tours d’observation, il forme un îlot isolé dans un paysage dégagé. Contrairement à Arlon, l’établissement est déconnecté de la ville. Il est accessible en voiture principalement, desservi par une ligne de bus reliant Liège-centre en 35 minutes. Les aménagements extérieurs ne facilitent en rien l’accès des piétons. La mise à distance de la prison avec son environnement immédiat est faite à travers des mesures radicales : haut mur d’enceinte, bulbe anti intrusion, câbles, chemin de ronde, grilles hautes et glacis périphérique…
Lantin inaugure ainsi un type d’implantation des prisons en dehors des villes, rendant l’usage de la voiture souvent indispensable et ne facilitant pas les échanges avec l’extérieur (visites, maintien des liens familiaux, etc). Les établissements d’Andenne, Ittre, Jamioulx… et plus récemment Marche-en-Famenne, sont construits dans cette optique.

La prison et le territoire

Telles que construites dans la logique de la ville bourgeoise industrielle du XIXe siècle, les prisons belges se sont retrouvées, dès les années ’70, dépassées par la logique territoriale de l’étalement urbain et du développement des zones habitées. Le modèle d’intégration locale de la prison classique dans une ville est alors devenu complètement obsolète. D’une part, parce que l’idée-même de la ville comme centre est abandonnée au profit d’une logique mettant en avant la mobilité et la voiture, de sorte qu’il est ainsi possible de concevoir les établissements pénitentiaires en dehors des contraintes de la ville historique. D’autre part, parce que les logiques d’enfermement et le sens donné à la peine privative de liberté changent également de cap. Les principes de sériation regroupant les détenus par types de peines dans les années ’20, la mise en place d’un centre d’orientation et d’unités d’orientation dans les années ’60, la construction de prisons spécialisées pour les longues peines et une sécurité augmentée, tout comme la mise en place des quartiers de haute sécurité dès les années ’80 répondent, de fait, à une logique en parfaite adéquation avec les thèses modernistes, considérant comme secondaire le lien immédiat du citoyen avec son quartier (ou du détenu avec son entourage).

Pour résumer largement, on peut, ainsi, décrire l’évolution du rapport ville-prison à travers cinq stades de l’évolution du territoire. Un — un noyau historique dense, en bordure duquel sont érigés les premiers lieux d’enfermement (moyen-âge – fin XVIIIe), Deux — un modèle théorique, le Panopticon, conçu en dehors de toute contrainte de site (XVIIIe), Trois — une première couronne urbanisée continue où se retrouvent les premières prisons classiques sur le modèle Ducpétiaux (XIXe), Quatre — une zone floue formant le développement péri-urbain des agglomérations, où les prisons sont construites à l’extérieur des zones habitables (1980), Cinq — un territoire morcelé répondant davantage à une logique de flux, où le choix des implantations des prisons est régi par des impératifs économiques (logiques fonciers, PPP), sécuritaires (interne et externe) et de connexion (avec les grands axes structurant les flux).

Des premiers établissements proches du noyau historique des villes dès le début du XIXe siècle, aux propositions d’implantations du Master Plan aujourd’hui, le rapport ville-prison a considérablement évolué. Deux éléments sont toutefois présents depuis la naissance des prisons : une nécessité de repli sur soi et de fermeture d’une part ; et le rejet de la fonction pénitentiaire à l’extérieur de la ville, mais à proximité de celle-ci, d’autre part. Ces caractéristiques demeureront au cours des siècles. Ainsi, l’implantation sur le territoire des prisons contemporaines répond à quelques principes invariants depuis la création des premiers établissements (fermeture, sécurité, mise à distance…), ainsi qu’à la pression économique et aux intérêts de divers acteurs dans le cadre notamment des partenariats publics privés. C’est précisément ce qui conduit à construire des prisons de capacités de plus en plus grandes, où les coûts de fonctionnement seront rationalisés et dans le meilleur contexte foncier possible. C’est également ce qui empêche toute réflexion en amont du projet architectural.

Perspectives et Master Plan

L’évolution de l’implantation et de la taille des prisons à travers l’histoire est en lien direct avec la manière dont le territoire évolue. La prison est ainsi passée d’un modèle intégré à la ville dense du XIXe siècle, pour ensuite être rejetée hors de la zone habitable formée par la péri-urbanisation, et enfin pour donner naissance au concept de prison village dans une logique d’enclaves caractérisant la ville diffuse. Il faut bien comprendre ici que cette évolution vers des structures de plus en plus grandes, de plus en plus spécialisées et déconnectées du tissus urbain historique répond davantage à des logiques économiques et territoriales qu’à un travail orienté sur la réintégration du détenu dans la société ou sur le sens de la peine.

Aujourd’hui, le Master Plan des établissement pénitentiaires prévoit la rénovation de prisons existantes, ainsi que la construction de quelques nouveaux établissements. Selon Koen Geens, ministre de la justice, « avec ce plan, le Gouvernement veut réduire la surpopulation dans les prisons et rénover l’infrastructure pénitentiaire. Il entend également rendre celle-ci plus adaptée à la réinsertion des détenus et offrir des alternatives à l’application des peines classique » |1|. Les informations disponibles aujourd’hui sont réduites, il est simplement mentionné, concernant le remplacement de la maison d’arrêt de Lantin : « Cet immeuble, en très mauvais état, héberge actuellement quelque 500 détenus (environ 200 condamnés et 300 en préventive) dans des conditions inadaptées. La maison d’arrêt sera remplacée par : Verviers : reconstruction de Verviers en maison d’arrêt de 240 places ; Lantin : une nouvelle maison d’arrêt de 312 places à construire, ; le terrain se trouve à proximité de la prison actuelle. » |2|

Cependant, les choix qui sont faits quant à l’implantation ou la capacité des établissements le sont dans une logique territoriale (et foncière) particulière et selon des contraintes de sécurité incontournables. Il en va de même pour la conception architecturale et l’organisation interne des prisons. À ce titre, il faut bien reconnaître qu’il s’agit principalement d’une évolution technologique. Les impératifs de sécurité prennent en effet le pas sur les réelles possibilités de penser la détention autrement. Les diverses évolutions technologiques (serrures, cartes magnétiques, guichets de contrôle, etc.) peuvent laisser penser à une volonté d’humanisation de l’espace, mais la privation de liberté a ceci de particulier qu’elle engendre toujours un retournement de l’intimité du détenu. Une étude fine de la vie intra-muros permet également de comprendre que les évolutions technologiques ne contribuent pas systématiquement à l’amélioration de la détention (SCHEER) Quelles que soient les méthodes utilisées, même dans les régimes les plus novateurs, un retour rapide à un régime strict est toujours envisageable et les possibilités de surveillance directe demeurent pour des raisons de sécurité. Pour un architecte, la conception d’un cellulaire est ainsi nourrie d’une incompatibilité fondamentale entre, d’une part, la possibilité pour le détenu de s’approprier un espace privé et, d’autre part, le fait de lui enlever de son intimité en raison d’impératifs sécuritaires.

Dans le cadre du Master Plan, une série de conditions sont clairement fixées en amont du projet architectural. Elles concernent, tout d’abord, la situation, la taille et le type d’établissement à construire. Elles concernent, ensuite, les contraintes organisationnelles et techniques liées surtout à la sécurité et au contrôle. Si le Master-Plan annonce dès le départ, qu’il faut sortir du modèle de la prison classique de Ducpétiaux afin d’expérimenter de nouvelles formes, les contraintes sécuritaires ainsi que les impératifs de l’implantation laissent une marge de manœuvre très réduite et difficilement exploitable dans le cadre de l’élaboration d’un projet d’architecture. La maîtrise du programme et du contexte est ici soustraite à la mission des architectes et des urbanistes.
Ces décisions prises en amont de tout projet architectural ou urbanistique sont considérées comme des évidences a posteriori, mais entravent très largement toute réflexion possible sur une prison différemment intégrée à un contexte urbain nouveau, ainsi que sur des alternatives ou des perspectives résolument novatrices dans l’application de la peine privative de liberté aujourd’hui, comme par exemple le projet Huizen (CLAUS) au sujet des petites maisons de détention intégrées au milieu urbain.

Une réflexion sur la forme et l’intégration urbaine des nouvelles prisons en fonction de l’évolution du sens de la peine et des principes visant à réinsérer la personne détenue, à maintenir le lien social, et à favoriser sa réintégration dans la société, ne peut être que partielle dès lors que la taille, la capacité, et le programme des établissements est fixé en amont.

Conclusions

Pour conclure, il est utile de rappeler que la prison est en réforme constante depuis son invention. Nous avons ici tenté de mettre l’accent sur une évolution indéniable de la l’architecture de la prison dans son rapport à la ville. Il est également utile de comprendre ce qui n’a pas évolué durant ces siècles, et de ne pas confondre évolution technologique ou adaptation aux politiques territoriales, avec une réelle volonté de révolutionner l’esprit de la détention organisée…

Il est sans doute utile de revenir un instant sur le rôle réel des architectes dans la création des nouvelles prisons. Depuis le Panopticon, qui est bel et bien un projet d’architecture, on a peut-être eu tendance à exagérer le rôle de l’architecte dans le projet carcéral, comme si les murs eux-mêmes suffisaient à établir un contexte favorable à l’évolution du détenu dans son parcours vers une réinsertion espérée. Il n’en est rien. Si l’architecture peut, dans les pires cas, fournir un contexte insupportable à toute vie sociale, elle ne suffit pas, même si elle est très soignée et soucieuse des utilisateurs, à garantir une occupation sereine et un bien-être généralisé. C’est en cela que le fonctionnement de la prison sera davantage l’œuvre des directeurs et du régime mis en place, que celle des architectes.

Le sens de la peine ainsi que les nombreuses alternatives et modalités de régimes ont quant à eux fait l’objet d’une réelle évolution depuis Beccaria, Bentham et Ducpétiaux. Ainsi, le paradigme d’une justice réparatrice et le souci de réinsertion de la personne détenue conduisent à envisager la peine privative de liberté autrement. Il nous semble dès lors qu’une réflexion globale sur la peine de prison aujourd’hui ne peut faire l’économie d’une remise en question de principes qui semblent immuables et qui régissent la conception des établissements pénitentiaires (mise à distance, sécurité, économie…). Intégrer une réflexion urbanistique et architecturale en amont de la rédaction d’un cahier des charges technique nous semble être une piste pour, d’une part, développer une autre relation entre la prison et l’extérieur, et, d’autre part, repenser fondamentalement l’enfermement, son rôle et ses modalités.

|1| En ligne : koengeens.be

|2| En ligne : koengeens.be

Pour citer cet article

Tieleman D., « Prison dans la ville, prison hors la ville », in Dérivations, numéro 5, décembre 2017, pp. 30-39. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-5/prison-dans-la-ville-prison-hors-la-ville.html

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