Dérivations

Pour le débat urbain

« Les Cent-mille briques », spectre de Saint-Léonard

« Dans le drapeau de la liberté, j’ai brodé le plus grand amour de ma vie ». Cette phrase du poète García Lorca, qui rend hommage à l’immigration espagnole, orne aujourd’hui le mur situé à l’extrémité de l’esplanade Saint-Léonard. Difficile d’imaginer que sur cette place trônait jadis la prison surnommée « Les Cent-mille briques », au cœur du quartier Nord de Liège. « Populaire », « malfamé », « dangereux », le quartier Saint-Léonard, aux épithètes peu flatteuses, commence précisément à l’esplanade, langue grise et verte léchant les Coteaux de la Citadelle. Entre la rue de la Résistance et la rue Mathieu Laensberg, elle se dévoile par des auvents-abribus, se poursuit par une plaine de jeu et un terrain de sport ponctués de plans d’eau et d’arbres, et se termine par une passerelle. Par un jour d’automne timidement ensoleillé, l’esplanade, peu animée, jonchée de feuilles mortes, est foulée par un jeune couple avec poussette, un gosse à vélo, des élèves en classe de gymnastique, trottinant sur les pourtours, et deux octogénaires en quête laborieuse d’un banc. Seuls ces derniers savent qu’à la place des écoliers déambulaient des détenus, il y a de ça plus de 35 ans. De la prison de Saint-Léonard il ne reste, à cet endroit, aucune trace.

L’établissement pénitentiaire a été érigé entre 1847 et 1851, année de son inauguration, sur des parcelles de terre cédées par la Ville de Liège à l’État, là où, marquant la limite de la ville, s’élevait autrefois l’ancienne muraille, abattue en 1846, aux pieds de laquelle coulait, en guise de fossé défensif, une déviation de la Meuse qui fut comblée dès le XVIIIe siècle. De style néo-gothique, l’édifice se présentait comme un énorme bloc rectangulaire dont les murs culminaient à une dizaine de mètres de haut, ce qui, bien qu’imposant, n’excédait pas la hauteur des maisons de trois étages qui l’environnaient. À chaque angle, des tourelles lui donnaient une allure de château-fort. Dans l’enceinte, le bâtiment principal, cruciforme, faisait office de donjon. L’énorme porte en arc brisé donnant sur l’ancienne rue du Nord, rebaptisée rue de la Résistance après la seconde guerre mondiale, était visible depuis le pont Maghin qui enjambe la Meuse.
En lieu et place de l’ancienne porte, une stèle commémorative célèbre les prisonniers politiques enfermés dans la prison par les nazis entre 39 et 45, mais, à part ça, aucun vestige ne subsiste de l’ancien bâtiment. « Ils auraient peut-être au moins pu conserver quelque chose, comme une trace de la porte ou une tourelle », souffle Gines Navarrete. Cet enfant d’immigrés espagnols a grandi à Saint-Léonard et y habite toujours. Il a connu les « cent-mille briques » durant son enfance et son adolescence. « Le devant de la prison était une des entrées à la ville, il y avait donc beaucoup de passage. Travailleurs, gardiens, visiteurs. » Une prison dans la ville dispose de certaines commodités dont un réseau de transports en commun, gares proches et bus compris. « Oui, le bus passait aussi par là, comme aujourd’hui. Je me rappelle d’ailleurs, étant enfant, que le bus s’était temporairement immobilisé parce qu’un prisonnier venait de s’échapper ». Les évasions n’étaient pas courantes, mais ont forcément marqué les esprits dès lors qu’elles se déroulaient au cœur de la ville. Renée Bronckart a ouvert son salon de coiffure rue Mathieu Laensberg en 1972, mais les évasions n’ont pas dérangé son quotidien : « Il y en a eu trois ou quatre. Mais on ne s’inquiétait pas. Forcément, ils ne cherchaient pas à rester dans les parages. » Un souvenir particulier affleure pourtant à la mémoire de Renée, un épisode fait de bruits et de lumières. En juin 1979, trois ans avant la fin de la prison (abattue en 1982), les matons se mettent en grève. S’ensuit une longue période de trouble, où les forces de police ont du mal à contenir les prisonniers, qu’on a pu voir, sur des photos, juchés sur le faîte du bâtiment principal, saluant les badauds. Pour Laurent Jacob, qui a lancé le centre d’art contemporain Espace 251 Nord, la vision des prisonniers gesticulant a aussi été marquante. « Il y avait quelque chose d’étonnant à voir des corps en mouvement, libres de s’articuler, sur un paysage qui d’habitude ne le permet pas, dans une forme de contestation par rapport à l’enfermement », dépeint l’artiste installé dans le quartier dès 1975.
Le jeudi 7 juin, le quotidien La Meuse titre : « Profitant de la grève des geôliers, les prisonniers se mutinent : peut-être six évasions ». La « mutinerie » se prolonge durant les semaines suivantes, au point que des rumeurs, relayées par la presse, font état de prisonniers disposant des clés de leurs cellules, circulant à leur guise dans l’enceinte. Deux journalistes étant parvenus à pénétrer dans la prison témoignent, dans La Meuse du 26 juin, de conditions « inimaginables » d’hygiène et de vie au sein du pénitencier. Cet événement et ses conséquences sur la vie des détenus n’est pas sans rappeler la grève de 2016 à Lantin, où de nombreux échos témoignaient de la désastreuse situation derrière les murs. Renée se le rappelle encore, 30 ans plus tard : « Je me souviens de la présence de la protection civile presqu’à chaque porte de la rue, mais aussi des phares toute la nuit éclairant la façade de la maison. On a reçu des jets d’objets en tous genres depuis l’intérieur de la prison, même des bouts de fromage ! » Cette année 79, véritable chant du cygne pour la prison, a vu seize détenus faire le mur.

Concours d’escalade et de lancers

Les évasions, particulièrement fréquentes à la fin de la vie de l’établissement, étaient forcément plus visibles en ville qu’à la campagne, mais n’ont pas été le seul signe, loin s’en faut, d’une porosité entre l’intérieur, en principe clos, et le monde extérieur. Dans le film documentaire L’œil et la cage, du réalisateur Jean-Claude Riga, qui met en scène la visite de la prison désaffectée par un ancien détenu avant sa destruction en 1982, on aperçoit la vie grouiller au pied des murs extérieurs. Ici, des écoliers en rang, marchant sagement deux par deux, là, une fête foraine passagère. Les bruits de la ville enjambent les hauts remparts : « En dehors des sorties des détenus, c’était relativement calme », atteste Gines. Parfois, le ballon d’un enfant tombait de l’autre côté du mur et était renvoyé en sens inverse par un gardien. Il arrivait que d’autres objets volent par-dessus les murailles : « Pendant toute une période, nous tombions sur de petites boulettes de papier, sur lesquels nous pouvions lire les mots qu’une femme de détenu échangeait avec son mari, ou son compagnon, à l’intérieur. C’était presque devenu un jeu d’en retrouver », s’amuse Renée. La communication entre les détenus, de passage « en préau », c’est-à-dire profitant d’une sortie dans la cour, était l’occasion rêvée pour un échange verbal, à grands cris ou par lettre griffonnée puis catapultée au moyen d’une pierre. « À condition qu’un gardien ne s’en empare pas, ce qui était souvent le cas », se rappelle Alphonse (nom d’emprunt), ancien détenu de Saint-Léonard. La proximité avec les maisons avoisinantes permettait aux proches des détenus de contourner habilement la rigidité des visites officielles. En cherchant refuge aux derniers étages ou en se hissant sur les toits des maisons situées dans des rues adjacentes, comme en atteste Renée : « De l’autre côté de l’esplanade, il y avait un café, le Tourlourou, où des femmes de prisonniers demandaient à montrer sur le toit, pour pouvoir mieux voir la prison, ou crier quelque chose, ce qu’on entendait parfois la nuit. On pouvait aussi avoir une vue sur la prison depuis les coteaux de la Citadelle ».

À l’abri des regards

Paradoxalement, la présence d’un édifice aussi massif que la prison autorisait l’existence de lieux dissimulés, à l’abri des regards. A l’arrière, côté nord, s’était créé un semblant d’enclave, formée d’une part par un des murs de la prison et d’autre part, par un mur du « Potay », espace dénivelé situé entre le pied des coteaux de la Citadelle et l’esplanade Saint-Léonard, aujourd’hui verdurisée. Un endroit où on se sentait confiné « entre quatre murs » comme le décrit Gines : « Pour nous jeunes, cet endroit avait une vocation protectrice, parce qu’il nous donnait l’impression de nous protéger de la place devant la prison, de la population, de la ville. Cela nous fournissait un accès restreint, rien qu’à nous, à l’espace du Potay. Du coup, on pouvait voir venir à gauche à droite, on entendait les bruits des motos depuis la rue Jonruelle. » A l’ombre de la prison se dressait de la sorte un espace clos bien différent, dans son organisation et sa fonction sociale, de l’espace carcéral voisin. La jeunesse de la fin des années ’70 y « zonait », s’appropriant ces lieux et le mur mitoyen de la prison. « On se servait des murs, on y avait écrit des mots, peint des goals. Et on pouvait taper tant qu’on voulait dessus, personne ne nous répondait jamais, forcément. », dit Gines. Cet enfant du quartier, en perdant son terrain de jeu favori, savait cependant que la prison ne serait pas regrettée. « Pour beaucoup, la destruction de la prison fut une satisfaction. L’espace s’ouvrait, soudain. Le quartier Saint-Léonard n’était plus “coupé” du reste de la ville ». Soudain, les habitations retrouvaient de la lumière et de l’air : « On a retrouvé de la lumière, mais avant, contrairement à ce que certains pensaient, on en avait un minimum malgré les murs de la prison, grâce à la distance des trottoirs. Et puis j’ai la nette impression qu’il y avait quand même un côté positif à la présence de la prison : nos façades et nos châssis, maintenant exposés à tous les vents, s’abîment plus vite », commente Renée. La nouvelle de la démolition de la prison est parvenue aux habitants à la fois par voie de presse et par la rumeur. Renée doutait, au début, de la véracité de ces informations : « On en parlait depuis tellement longtemps… C’était difficile à croire ». Et pourtant, les bulldozers allaient bientôt se mettre à l’œuvre.

Jusqu’à la dernière brique

La vétusté de la prison a conduit à son abandon progressif et à sa démolition, tandis que les prisonniers, eux, ont été peu à peu transférés vers Lantin. Deux visites ouvertes au public ont été organisées en 1980 afin de permettre aux habitants de pénétrer dans ce lieu désormais déserté. Le groupe de citoyens liégeois, « Habiter Liège » a mis en place la première. « On organisait déjà des visites sur différentes thématiques, explique Léopold Renard, l’un des fondateurs d’“Habiter Liège”, Par exemple, “Liège vue des sommets”, “Liège sur La Meuse”, “Les jardins à Liège”. Dans le cadre des visites, on a su que la prison de Saint-Léonard allait être détruite et remplacée par une grande prison en construction à Lantin. Nous avons sollicité l’autorisation des responsables de la prison et organisé la visite, un peu en catastrophe, il faut le dire, car nous avions reçu un coup de fil disant que la démolition était imminente. » L’événement connaît un franc succès, auquel ne s’attendait pas Léopold Renard : « Plus de 500 personnes se sont retrouvées à l’entrée du portique principal ! » La visite, comme le montre le film L’œil et la cage, intrigue par son caractère exceptionnel. Tout le monde veut pénétrer dans ce lieu par définition fermé et y voir le caché. Lors de la seconde visite organisée par Jean-Claude Riga pour les besoins de son tournage, la caméra révèle dans une armoire poussiéreuse des dossiers d’identification, avec photos, des ex-détenus. « Nous n’avons pas mis ça en scène, raconte Jean-Claude Riga, les photos étaient là, abandonnées. » Le film documentaire, parsemé de reconstitutions fictionnelles, laisse voir l’intérieur de cellules désaffectées, dont on apperçoit furtivement les traces d’une existence révolue. « Il y a des signes de la vie et de la mort dans la prison : les posters encore accrochés, les graffitis et gravures sur les murs, toujours en rapport avec l’amour ou la mort. », confie le réalisateur. Plus précieuses que les photos ou les posters, les briques ocre des murs seront, elles, vendues à une entreprise privée et évacuées vers l’Allemagne. « Afin de construire de nouvelles habitations au style faussement ancien, peut-être. On n’a jamais vraiment sû », hasarde Léopold. Certaines portes, quant à elles, ont connu un destin plus trouble, comme le raconte Gines : « Il paraît que quelqu’un en a profité pour piquer des portes et les revendre au noir. On peut toujours en voir une rue des Mineurs ! »

Saint-Léonard, prisonnier de son image ?

« Peu à peu, après la destruction de la prison, on a senti que tout partait. Les petits magasins ont commencé à péricliter. Mais est-ce que c’est dû à la prison ou aux hypermarchés ? », s’interroge Gines, dégustant son café. La période couvrant les vingt dernières années de la prison de Saint-Léonard correspond à l’avènement des grandes surfaces de vente au détail (les premières enseignes GB voient le jour en Belgique dès le début des années ’60). Si ces causes sont souvent retenues dans la disparition des petits commerces, elles sont insuffisantes à l’expliquer, tout comme la seule disparition de la prison. Les changements d’habitude de consommation ou l’évolution du pouvoir d’achat peuvent aussi apporter une partie de la réponse |1| . Laurent Jacob se remémore un tissu urbain plus dense et animé : « Quand on parcourt la rue Vivignis, on peut encore voir beaucoup de vitrines de commerce. Certaines activités liées au travail du métal ont également disparu ».
Depuis 1996, le quartier Saint-Léonard bénéficie toutefois de politiques de rénovation urbaine (ZIP, pour Zone d’Initiatives Privilégiées), financées par la Région Wallonne, dont les critères d’aide sont à la fois urbanistiques (logements en mauvais état ou insalubres) et socio-économiques (faible taux d’emploi, personnes isolées, faible qualification de la population). La Ville de Liège redouble d’efforts pour revaloriser le quartier : en 2012, elle a lancé une campagne de communication, à grands renforts de logos colorés, nommée, ni plus ni moins : « Saint-Léonard soigne son image ». Et effectivement, les politiques de rénovation humaine s’accompagnent d’opérations de relooking communicationnelles qui travaillent sur les imaginaires. À Saint-Léonard, on voit revenir les jeunes couples ces dernières années : c’est multiculturel, artistique, vert, pas trop cher. Pour autant, le quartier n’a pas définitivement perdu son aura d’insécurité, nourrie par les faits divers et les légendes urbaines. Gines est, lui, persuadé que l’ancienne prison n’y est pas pour rien : « Je suis certain qu’elle a longtemps joué, avec d’autres éléments comme une jeunesse remuante, sur la réputation de Saint-Léonard et la mauvaise presse qu’on lui faisait. “Ah oui, tu vis à Saint-Léonard ? A côté de la prison ?”, me disait-on… La prison, en fait, c’était l’identité du quartier, les deux se confondaient ». Si le souvenir de la prison semble loin, son ombre, elle, n’a peut-être pas encore totalement disparu.

|1| J-P. Grimmeau, B. Wayens, « Les causes de la disparition des petits commerces (1945-2015), Courrier hebdomadaire du CRISP, 2015.

Pour citer cet article

Piddiu L., « « Les Cent-mille briques », spectre de Saint-Léonard », in Dérivations, numéro 5, décembre 2017, pp. 52-55. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-5/les-cent-mille-briques-spectre-de-saint-leonard.html

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