Dérivations

Pour le débat urbain

Justice pénale, justice spatiale

Réflexion sur la géographie sociale des nouvelles sanctions

Malgré les évolutions apparues durant la seconde moitié du XXe siècle dans la manière de punir et d’administrer les sanctions, l’imaginaire de la peine continue de se superposer à celui de la prison, laquelle s’accompagne d’images plus ou moins nettes. Si certaines prisons anciennes se situent toujours en centre-ville — à l’inverse des nouveaux complexes pénitentiaires relégués à la périphérie, leurs infrastructures n’en sont pas moins soustraites à la visibilité du public, cachées derrière de hauts murs d’enceintes flanqués de concertinas. C’est que, comme le souligne O. Milhaud (2009), « la prison est une peine géographique : elle punit les populations détenues en les tenant à distance de leurs proches et en les confinant dans des lieux clos segmentés ». Cette réalité, certes persistante et aux effets toujours puissants, ne représente pourtant plus le seul référentiel envisageable aujourd’hui en matière de sanction pénale. En effet, depuis les années ’50, se sont progressivement développées, en Belgique comme ailleurs, diverses modalités d’aménagement de peine, allant de la libération conditionnelle à la semi-liberté en passant par la libération provisoire, c’est-à-dire des mesures qui permettent d’exécuter une partie de sa peine de prison hors des murs, moyennant la soumission à diverses formes de contrôle et/ou à certains engagements. À l’aube des années 2000, c’est l’arsenal des peines qui s’est à son tour diversifié et, à côté de l’enfermement, de l’amende, de la confiscation et de la privation des droits civils et politiques, se sont installées la peine de travail, la surveillance électronique et la peine de probation.

Le point commun de toutes ces mesures est qu’elles ont précisément pour effet d’éviter que s’installe la distance entre le condamné et ses proches, de permettre à ceux et celles qui exécutent une peine, de le faire sans se détacher totalement de la vie sociale. Le ressort de la sanction ne réside alors plus dans la relégation, mais opère plutôt par dispersion, les condamnés continuant d’occuper l’espace social et d’y circuler comme tout le monde, sans plus être concentrés dans des espaces fermés. Cette particularité est d’autant plus importante que, comme le montre une recherche de 2006 synthétisant diverses enquêtes relatives à l’efficacité des alternatives à la détention, on constate que le taux de recondamnation (sur un délai de 5 ans) des personnes ayant commis un délit est nettement plus faible pour les personnes condamnées à une sanction non carcérale que pour celles qui ont connu la prison .

Cette transition vers une nouvelle conception de la peine fondée sur le décloisonnement s’est faite en douceur, les dispositions se succédant tranquillement l’une à l’autre, sans d’ailleurs véritablement affecter le succès de la réponse carcérale à laquelle ces mesures devaient pourtant représenter une alternative. Le résultat est qu’aujourd’hui, ce sont des milliers de personnes qui, chaque année en Belgique, exécutent une peine en milieu ouvert sans que notre quotidien ne s’en trouve affecté ou que l’on s’en rende compte véritablement.
Le principe n’est pourtant pas anodin et les effets d’un tel déploiement, s’ils ne sont pas visibles, n’en affectent pas moins les fondements du projet punitif autant que ceux du rapport à l’espace et à son occupation. Mais, alors que la géographie carcérale connait un certain succès, analysant par exemple, les effets d’urbanisation qu’a entrainé le déplacement des complexes carcéraux dans les zones rurales ou encore, étudiant la reproduction des structures économiques et ethniques des quartiers au sein même des établissements pénitentiaires, on peine à trouver une analyse proprement géographique des effets de la dispersion de la peine dans les espaces publics et privés. Or, lorsque l’on y regarde de près, la délimitation et l’investissement de l’espace, de même que le contrôle des déplacements, représentent souvent une composante importante de ces mesures. En effet, dans certains cas de figure, le juge du fond ou de l’application des peines s’inquiète tout particulièrement de la façon dont la personne va gérer son rapport à l’espace. Les condamnés peuvent ainsi être soumis à des restrictions quant à leurs lieux de résidence (au regard du domicile de leurs victimes), il peut aussi leur être interdit de se rendre dans certains lieux, tels des débits de boisson ou des zones de deal. Parfois, on leur interdit de s’approcher de certains sites, par exemple s’ils sont fréquentés par des enfants lorsque le délit les concerne. Dans d’autres cas encore, la distance est à prendre à l’égard de personnes, qu’il s’agisse de victimes, d’anciens complices ou co-détenus. Bref, les murs de la prison s’effacent au profit de nouvelles barrières virtuelles qui, à leur tour, reconfigurent la géographie de la peine et quadrillent discrètement les espaces.

La mesure la plus emblématique à cet égard est sans conteste la surveillance électronique. Son fondement réside d’ailleurs dans la restriction de la liberté d’aller et de venir et dans la délimitation des lieux où celle-ci peut encore s’exercer. La technologie associée à ce projet (en Belgique, un bracelet fixé à la cheville et relié par des ondes à un box placé au domicile) est toute entière dédiée à l’enregistrement des déplacements du condamné et à l’évaluation de leur opportunité via un système de monitoring informatique. Ce système fonctionne de façon variable au départ d’une sorte de « feuille de route » élaborée avec le condamné au regard de ses occupations et des conditions qui assortissent sa mesure, les déplacements étant tantôt contraints (se rendre à son travail, à une formation, au tribunal…), tantôt strictement interdits (la nuit et dans tous les cas où l’on ne peut faire état d’un motif légitime de sortie). Notons que la Belgique a également fait le choix de se doter d’un système de tracking par GPS, toujours par bracelet, réservé à certaines personnes placées en détention préventive et assignées à résidence. On soulignera au passage comment, à l’aide d’un tel dispositif technique qui se scelle à la jambe et touche la peau, le corps du condamné se transforme en lieu d’exercice de la puissance publique, achevant ainsi la consécration d’un pouvoir « biopolitique » tel que décrit par Michel Foucault.

Le développement rapide de cette mesure pose évidemment un très grand nombre de questions, mais l’on retiendra ici combien les restrictions qu’elle impose sont propres à réinventer les espaces et les rapports sociaux qui s’y déroulent. En effet, en surveillance électronique, le système enregistre le lieu où se trouve la personne et vérifie si le moment d’y être est opportun et autorisé. Il ne s’agit donc plus pour le condamné de « faire son temps » dans un espace clos comme l’exige la prison, mais de gérer ce temps à la minute près, en ayant soin de toujours se trouver au bon endroit au bon moment, selon le schéma convenu. Cette contrainte le conduit à envisager le temps, les déplacements, les espaces et les interactions sous un nouvel angle, chaque situation banale pouvant soudain donner lieu à un problème alors que tout manquement au programme peut être sanctionné. L’immobilisation dans une file d’attente trop longue à une caisse de supermarché ou dans un embouteillage, un bus dévié qui traverse un territoire interdit ou qui rallonge un temps de trajet, un chien qui se sauve soudain d’une maison que l’on ne peut pas quitter etc. sont autant de situations qui obligent le condamné à effectuer sans cesse des arbitrages quant à la façon de s’en sortir, enrôlant souvent au passage des personnes qui n’ont rien à voir avec sa peine. En d’autres termes, chaque personne sous main de justice dans l’espace public est contrainte d’y élaborer des stratégies d’occupation et de passage qui affecteront nécessairement les interactions qu’elle est amenée à avoir avec des tiers.

Mais, au-delà du condamné et de son environnement proche, on peut aussi se poser la question de savoir si ce n’est pas toute la géographie sociale qui se trouve affectée par ce nouveau modèle de sanctions. Rappelons tout d’abord que l’espace géographique n’est aucunement neutre et que les différences que l’on y observe (en termes de populations, de comportements, d’accès…) ne sont pas qu’un simple contexte. Le spatial n’est pas un arrière-fond du social, il en est constitutif. Dès lors, quand le politique se pique de réguler les mouvements, de ségréguer ou d’empêcher des contacts, cela revient à créer des différentiels qui affectent certainement l’occupation des espaces, mais surtout les fondements-même de la vie en collectivité et leur manifestation. Lorsque la justice pénale, à travers un contrôle de l’usage de ces mêmes espaces, prévoit, sous contrainte, de réguler des in et des out, de configurer des trajets et des circulations, de créer de nouveaux modes d’être dans les lieux publics et privés et de les surveiller, elle redéfinit les équilibres des structures spatiales qui lui préexistaient. En retour, elle devient elle-même sujette à l’influence de cette géographie, au demeurant toujours en mouvement. Car les formes de ces mesures en milieu dit « ouvert » sont en constante évolution et ont parfois de quoi laisser perplexe, comme pour ce système espagnol où les victimes de violences conjugales sont porteuses de boitiers les informant en temps réel de l’éventuelle approche de leur agresseur et leur proposant des chemins alternatifs pour leurs trajets.

Par ailleurs, comme le souligne M. Dikeç, « la spatialisation joue un rôle dans la production et la reproduction de la répression et de la domination », au point que la notion de justice sociale est aujourd’hui associée à celle de justice spatiale. Comment dès lors, ne pas voir dans la diffusion de la peine dans les espaces publics et privés et dans cette nouvelle administration de la justice, une manière singulière d’agir sur cette justice spatiale, sachant que celle-ci, outre la répartition géographique des ressources, concerne les identités, les opportunités, les accès etc. Lorsque la peine consiste à empêcher quelqu’un de vivre quelque part ou l’oblige au contraire à ne pas bouger de chez lui, ne contribue-t-elle pas à concentrer certaines populations dans certains lieux, ou à en protéger d’autres en empêchant leur accès ?

En ce sens, une conception de la justice qui laisse au condamné une relative liberté dans la communauté tout en supposant qu’il en fasse un usage conforme, produit des effets puissants, dépassant les limites du « simple » projet de répression. Ce n’est plus seulement le condamné qu’elle enrôle dans le jeu pénal et qu’elle contrôle, mais elle engage aussi un environnement, une population, toute personne qui interagit avec ce condamné et qui, de ce fait, volontairement ou non, contribue à l’administration de la sanction ou en subit les conséquences. Qu’il s’agisse des proches qui, vivant avec un condamné sous surveillance électronique, sont à même de faire échouer la mesure (par exemple, en ne respectant pas les nouvelles règles familiales qui en soutiennent la bonne exécution), ou encore, d’employeurs qui soudain exigent des prestations qui ne peuvent être fournies par une personne sous contrôle, qu’il s’agisse de tiers qui contribuent à retarder un condamné porteur d’un bracelet, ou encore d’amis qui encouragent à la consommation d’alcool (toujours strictement interdit dans ce type de mesures), toutes ces personnes sont susceptibles, par leur action, de moduler l’exécution de la peine, de causer au condamné des ennuis avec la justice, voire de l’envoyer en prison. Et cela, sans compter toutes celles et ceux qui, croyant parfois bien faire, dans le cadre d’interactions anodines avec les contrôleurs de justice, transmettent des informations sur le condamné, sans toujours savoir que certaines d’entre elles peuvent avoir des conséquences majeures sur son destin. Les espaces de la peine deviennent alors sans limite, infinis et les modalités d’exercice de la répression comme du rapport aux condamnés se démultiplient, tel un jeu de miroir où chaque aspect de la vie quotidienne peut se trouver déformé jusqu’à l’absurde. Ces espaces nous entourent et nous les traversons tous. Simplement, nous ne le savons pas.

Pour citer cet article

Devresse M., « Justice pénale, justice spatiale », in Dérivations, numéro 5, décembre 2017, pp. 98-101. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-5/justice-penale-justice-spatiale.html

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