L’Etat belge au pied du mur
Surpopulation et droits humains
Avocats.be, l’Ordre des barreaux germanophone et francophones, poursuit l’État belge pour violation des droits fondamentaux des détenus dans les prisons du royaume. Trois procédures lancées en 2014 reviendront sur le devant de la scène en 2018 à Bruxelles, Liège et Mons. Et le ministre de la Justice, Koen Geens, risque de payer pour ces 20 dernières années d’incurie gouvernementale.
par David Leloup
« Absence de cellules répondant aux normes minimales d’hygiène et de sécurité ; trios de détenus dans des cellules de 9 à 12 m³ ; absence de points d’eau et de sanitaires en cellules ; absence d’intimité pour satisfaire ses besoins personnels ; environnement sonore stressant ; accès limité aux douches ; absence de système de crèche et de cellules individualisées pour les mères détenues avec enfant ; nourriture insuffisante ; accroissement de l’insécurité en raison de la promiscuité forcée et de la rareté des préaux et activités hors cellule. » La liste des violations des droits fondamentaux des détenus dans les prisons belges, recensées par Avocats.be, est longue. Très. Voici la suite : « Absence de séparation entre les inculpés et les condamnés au mépris de la présomption d’innocence ; absence de séparation entre les détenus selon le motif de la détention ; absence de soins psychiatriques et de structures appropriés pour les internés ; insuffisance du personnel médical, psychiatrique et infirmier ; gestion déplorable des tentatives de suicide ; visites des détenus par leur famille en-deçà du minimum légal ; absence d’activités occupationnelles et sportives ; absence de scolarisation en dépit du faible taux d’alphabétisation de la population carcérale ; etc. »
Cette litanie des reproches adressés à l’État belge surprend et impressionne. La Belgique serait-elle un pays du tiers-monde ? En matière carcérale, la réponse est limpide : oui. Et ce sont des instances respectables, comme la Cour des comptes, le Comité de prévention contre la torture du Conseil de l’Europe ou la Cour européenne des droits de l’homme qui le disent. Le parc pénitentiaire belge est tellement désuet et éloigné des standards actuels qu’il ne faut pas s’en étonner. Mais ça fait des années que ça dure. Et ça, c’est inacceptable aux yeux de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone (Avocats.be) : « L’inaction de l’État belge a pour conséquence directe la violation de droits fondamentaux pour les détenus qui, au quotidien, subissent des conditions de vie inacceptables. »
1997-2014 : la surpopulation a doublé
Alors, fin 2014, Avocats.be est passé à l’offensive. Au nom de plusieurs détenus (trois de Lantin, un de Forest et un de Mons), trois citations en responsabilité civile ont été lancées contre l’État belge, en ciblant le SPF Justice, devant les tribunaux de première instance de Liège, Bruxelles et Mons. Objectif : obtenir l’abolition de ces conditions extrêmes qui privent purement et simplement les personnes détenues de leur droit de mener leur détention dans des conditions de vie conformes à la dignité humaine. Des conditions qui les empêchent également de préparer leur réinsertion dans la société, et de mener à bien une réflexion sur leur responsabilité et la réparation de leur infraction. « C’est ainsi toute la logique pénitentiaire qui s’effondre » à cause de ces conditions inhumaines, ramasse Avocats.be dans sa citation.
L’ordre professionnel des avocats de Wallonie a analysé les différentes notes de politique gouvernementale depuis 1996 : la problématique a bel et bien été abordée par les différents ministres qui se sont succédés, mais « les solutions proposées soit n’ont pas été exécutées, soit n’ont pas été correctement mises en œuvre ou, à tout le moins, n’ont pas entraîné les effets escomptés ». Les statistiques disponibles que répercute Avocats.be dans sa triple citation sont particulièrement édifiantes : « Entre 1997 et 2014, le taux de surpopulation a doublé, passant de 11 % à 22 % de la population pénitentiaire et ce, malgré l’augmentation de la capacité carcérale de 30 %. » À Lantin, par exemple, le taux moyen de surpopulation s’élevait à 40 % en 2011 et 2012. Mais ce taux est trompeur, car il mélange les taux de plusieurs sections de la prison. Analysé séparément pour la maison d’arrêt, ce taux grimpait à 51 % en 2013, dénonce Avocats.be en se basant sur un état des lieux de la prison réalisé en juin 2013 par la Commission des libertés du Barreau de Liège. L’année suivante, aucune évolution positive n’a pu être constatée. « Cette croissance du taux de surpopulation ne peut être mise en corrélation avec une hausse du nombre de délits commis, puisque, au contraire, leur nombre a diminué de 3 % entre 2000 et 2013 », désamorce la citation, renvoyant aux statistiques de la police fédérale.
Parenthèse constitutionnelle
Dans ce qui ressemble fort à une manœuvre dilatoire, l’État belge a estimé irrecevables les trois citations d’Avocats.be, en mettant en doute la possibilité pour l’association professionnelle de représenter des détenus. Cela figure pourtant noir sur blanc dans l’article 495 du Code judiciaire : « L’Ordre des barreaux francophones et germanophone [et son pendant flamand] prennent les initiatives et les mesures utiles […] pour la défense des intérêts […] du justiciable ». En juin 2016, paralysé par l’argument de l’État, le tribunal de première instance de Liège s’est alors tourné vers la Cour constitutionnelle, à laquelle il a posé une question préjudicielle afin qu’elle tranche ce litige. Et elle a tranché au début de l’été. En faveur d’Avocats.be. « Cet arrêt du 6 juillet 2017 est une grande victoire pour la démocratie, car il reconnaît à Avocats.be l’intérêt et la qualité à représenter les justiciables devant un tribunal, en particulier les justiciables les plus faibles lorsque leurs libertés fondamentales sont en danger, se réjouit Me Jean-Pierre Buyle, président d’Avocats.be. C’est le cas des prisonniers, mais cela pourrait concerner à l’avenir des sans-papiers, des réfugiés, des SDF… »
Du coup, les trois procédures civiles interrompues vont pouvoir reprendre. « Les affaires reviendront devant le tribunal de première instance de Bruxelles le 28 mars 2018, et devant celui de Liège le 5 juin, précise Me Sandra Berbuto, qui coordonne les trois procédures pour Avocats.be. Pour ce qui concerne celle ouverte à Mons, nous devrions connaître la date en 2018. »
Deux condamnations à Strasbourg
De l’avis des experts interrogés par Dérivations, il est fort probable que l’État belge se fasse condamner dans ces trois procédures. Car, pour des faits similaires, la Belgique s’est déjà fait taper sur les doigts à deux reprises à Strasbourg par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le récent arrêt Sylla et Nollomont du 16 mai 2017 a ainsi condamné l’État belge à verser 15 000 euros pour préjudice moral à deux détenus suite à des traitements inhumains ou dégradants. Le premier, M. Sylla, détenu à la prison de Forest, a partagé durant trois mois une cellule de 9 m² avec deux autres prisonniers, de novembre 2012 à fin janvier 2013. Son accès à la cour de promenade était en outre limité à une heure par jour. Aucune autre activité hors cellule n’était prévue, et il ne pouvait se rendre aux douches que deux fois par semaine. Le second détenu, S. Nollomont, est incarcéré à Lantin dans une cellule de 8,8 m² qu’il partage avec un autre prisonnier. Son accès à la cour de promenade est limité à deux fois une heure par jour. Aucune autre activité de type communautaire n’est prévue. Ses toilettes se situent dans la cellule et ne sont cloisonnées que par la présence d’un paravent en bois. Il est en outre exposé au tabagisme passif du fait de son codétenu et n’a accès aux douches que deux fois par semaine. Son préjudice a été estimé par la CEDH à 11 500 euros, et celui de M. Sylla à 3 500 euros.
Une autre décision de la CEDH datant de 2014, l’arrêt Vasilescu, avait déjà condamné l’État belge à payer des dommages et intérêts de 10 000 euros à un détenu roumain, en raison des conditions de détention inhumaines en vigueur à Merksplas (Anvers). Le bâtiment de cet établissement date de 1825. C’est la plus vieille prison de Belgique. Dans son arrêt du 25 novembre 2014, la Cour européenne avait aussi considéré que la surpopulation carcérale en Belgique constituait un problème structurel qu’il fallait endiguer au plus vite.
Deux fois plus de suicides
Avec 127 prisonniers pour 100 places disponibles, la Belgique était le quatrième pays comptant la surpopulation carcérale la plus importante en 2015, selon les dernières statistiques de l’Institut de Criminologie et de droit criminel de Lausanne (Suisse) publiées en mars 2017 pour le Conseil de l’Europe. Le royaume n’était devancé que par l’ancienne république yougoslave de Macédoine (138 prisonniers pour 100 places disponibles), l’Espagne (133) et la Hongrie (129). Le taux de suicide pour 10 000 personnes incarcérées était par ailleurs de 13,6 dans les prisons belges la même année. Soit près du double de la moyenne européenne (7,2). Après les causes naturelles, le suicide est la deuxième cause de mortalité dans les prisons des 47 pays-membres du Conseil de l’Europe.
Le nombre de personnes incarcérées dans les établissements pénitentiaires européens a baissé de 6,8 % entre 2014 et 2015, atteignant 1.404.398 prisonniers (115,7 pour 100.000 habitants) au 1er septembre 2015. Avec 113,7 prisonniers pour 100 000 habitants, la Belgique est dans les clous. D’après cette étude suisse, la population carcérale a diminué de 3,5 % en Belgique entre 2014 et 2015, ce qui est bien moins que nos grands voisins directs (4,8 % en Allemagne ; 9,5 % aux Pays-Bas ; 16,7 % en France).
Les procédures intentées par Avocats.be ne devraient pas aboutir avant 2019. On verra alors, quelques années plus tard, si elles ont eu un impact positif sur ces statistiques qui ne grandissent vraiment pas la Belgique sur la scène internationale.
Pour citer cet article
Leloup D., « L’Etat belge au pied du mur », in Dérivations, numéro 5, décembre 2017, pp. 82-84. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-5/l-etat-belge-au-pied-du-mur.html
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