Fusionner les TEC : la fausse bonne idée
Pour une maîtrise métropolitaine des régies de transport public
par Baptiste Boulier
Le 24 mai dernier, le gouvernement wallon a approuvé un projet de décret visant à réduire drastiquement le nombre d’administrateurs du groupe Tec. Le « groupe Tec » regroupe en effet six entités distinctes : la « Société régionale wallonne du transport » (SRWT), et cinq régies locales (les « Tec »). Le nombre d’administrateurs passera de 85 à 17 (soit une réduction de 80 % des effectifs !), les 17 administrateurs étant amenés à assumer le pilotage de toutes les entités du groupe. À l’heure où les scandales de gestion impliquant des administrateurs politiques semblent s’accumuler en Belgique, cette mesure est présentée comme un gage de « bonne gouvernance » et comme une « rationalisation » légitime du service public |1| . Ce projet a jusqu’à présent soulevé assez peu de contestation.
La perspective d’une fusion complète de l’ensemble des entités du groupe, longtemps envisagée par le ministre Di Antonio, est en revanche remise à plus tard. Cette vieille revendication, émanant notamment du parti libéral, est cependant loin d’être abandonnée, comme l’a clairement affirmé le ministre à diverses reprises . Si la centralisation des compétences peut apparaître, de prime abord, séduisante pour les quelques économies qu’elle permet de réaliser, cette logique de centralisation pose bien plus de problème qu’elle n’en résout et nous apparait comme l’exemple parfait de la « fausse bonne idée ».
Généalogie d’un choix politique
En 2016, le gouvernement wallon commandait un audit du groupe Tec à l’entreprise de consultance EY. Dès la commande, la fusion des différentes sociétés était ouvertement envisagée par le ministre Di Antonio (CDH), qui a plusieurs fois affirmé son soutien à cette idée. Pour autant, le projet de fusionner l’ensemble des régies demeure loin de faire consensus au sein du monde politique. Le prédécesseur de M. Di Antonio, l’écolo Philippe Henry, jugeait ainsi quelques mois avant la fin de son mandat que « ceux qui prônent la fusion ne connaissent pas le fonctionnement du Tec ». Le rapport des consultants, rendu au printemps 2017, proposait quant à lui deux scénarios : la fusion, donc, et celui – plus consensuel – du « fil de l’eau », qui consiste à préparer ladite fusion sans pour autant brusquer les choses à court terme, ménageant ainsi la pluralité des opinions politiques régionales sur le dossier.
Le ministre a longtemps entretenu un certain flou quant à ses intentions exactes. Le 16 juillet 2015, il semblait plaider pour le statu quo en répondant à une question posée par la députée libérale Valérie De Bue : « Les choses se passent bien aujourd’hui à la SRWT. C’est une société très bien gérée et ses résultats en attestent » . L’idée de la fusion, ne semblait pas encore, à l’époque, avoir suffisamment percolé au sein des institutions régionales. Ecolo se montre hostile à l’idée mais est assez seul à s’exprimer ouvertement en ce sens. Le Mouvement réformateur (MR), pour sa part, y est nettement favorable, ayant même déposé une motion au parlement régional, le 22 juin 2015, pour réclamer cette fusion . Le Parti socialiste, enfin, hésite sur la ligne à tenir : sa position historique, plutôt hostile à une telle fusion, semble en passe de vaciller. Le député Christophe Collignon affirmait ainsi, lors de la même séance de juillet 2015 : « Mon groupe n’a aucun tabou par rapport aux évolutions de gestion » .
Si le sujet semble avoir pris une telle importance politique, c’est que la réalité structurelle des Tec, héritée d’une fusion opérée en 1991 lors de la régionalisation des politiques de transports entre différentes entités jusqu’alors distinctes, laisse apparaître un modèle de fonctionnement hétéroclite qui pourrait sembler incohérent. À coté de l’instance régionale, la SRWT, cinq sociétés gèrent un espace territorial varié et peu homogène. Ainsi, les deux grandes villes wallonnes que sont Charleroi et Liège voient leur mobilité publique gérée l’une à l’échelle principalement urbaine (Tec Charleroi, mais incluant la botte du Hainaut), l’autre à l’échelle provinciale (le Tec Liège-Verviers) qui regroupe à la fois la zone métropolitaine de la région liégeoise (où se concentre la plus grande partie de la demande à l’échelle régionale), la zone urbaine de Verviers et de nombreux espaces ruraux ou semi-ruraux de la Hesbaye, du plateau de Herve, du Condroz et de l’Ardenne. Les trois autres sociétés gèrent des territoires particulièrement vastes : le Tec Namur-Luxembourg intègre la capitale régionale à un immense espace rural allant jusqu’à la Gaume, et les Tec Brabant-wallon et Hainaut assurent la desserte de moyennes et petites villes (Mons, La Louvière, Tournai pour l’un ; Wavre, Ottignies, Nivelles pour l’autre etc.) et du territoire rural et semi-rural dense qui les entoure.
Vouloir rendre plus cohérentes les régies de transport n’est donc certainement pas inutile. Mais, plus qu’une fusion, c’est plutôt une refonte qui devrait être envisagée.
Un enjeu d’échelle
La Wallonie est composée d’un territoire fortement hétérogène : la vallée de la Meuse forme un chapelet de villes moyennes, ponctuées en son centre et à l’Est par deux villes d’envergure métropolitaine (Liège et Charleroi), l’espace compris entre cette vallée est le nord est semi-rural et assez densément peuplé quand le Sud et l’Est de la Région est largement rural et relativement peu dense. Ce territoire, par ailleurs structuré autour d’un réseau ferroviaire assez bien maillé, fait donc face à des besoins très diversifiés. L’enjeu d’une régie de transport, au delà des questions comptables et gestionnaires, est de répondre à ces besoins.
Une régie unique devrait donc parvenir à prendre tout à la fois en compte les besoins des grandes villes et ceux des espaces ruraux et semi-ruraux, à gérer des outils de grande capacité (le métro de Charleroi, le futur tram de Liège) et le desserte de zones où la demande est très faible. Les attentes respectives de ces territoires sont fortement contrastées. Les grandes villes sont dans l’obligation de réduire la place de l’automobile et d’opérer un report modal significatif, pour décongestionner leur circulation, pour retrouver de l’espace public, pour réduire la pollution de l’air… Elles ont un besoin vital d’investir massivement dans le transport public mais sont capables d’équilibrer financièrement l’exploitation de leurs lignes les plus fréquentées. Les préoccupations rurales sont fort différentes : le rôle du transport public s’y cantonne à assurer une desserte efficace pour un public « captif » (scolaire, personnes âgées,…) et à gérer le trafic intercités en complémentarité avec le réseau ferré.
Une régie unique serait donc amenée à développer une approche, une stratégie, une logique financière doubles (voire triples si l’on prend en compte les besoins propres des petites villes) au sein d’une structure unique, dans un contexte où chaque dépense faite quelque part fait actuellement l’objet de tractations infinies – un usage qui privilégie clairement le statu quo quand nous avons besoin de réseau capables d’évoluer et de s’adapter rapidement aux besoins.
L’identification et le traitement desdits besoins, déjà extrêmement difficile à ce stade, ne peut pas s’améliorer avec la réduction drastique du nombre d’administrateurs qui est annoncée : le rôle de ces administrateurs – qui sont tous des représentants politiques – consiste notamment à faire remonter les attentes et les besoins. Comment imaginer que 17 personnes soient capables d’avoir une vue de l’ensemble du réseau wallon ?
Rapprocher la régie du territoire qu’elle entend organiser nous semble donc beaucoup plus pertinent que de créer une hyper-structure qui va inexorablement éloigner un peu plus encore la gestion du réseau de sa réalité locale.
Un enjeu de cohérence des compétences
Dans la construction d’un projet métropolitain, l’organisation et la gestion d’un réseau de transport public a des répercutions qui vont bien au-delà des seuls enjeux de mobilité. Le transport public est véritablement devenu un levier qui est relié à de multiples enjeux territoriaux. L’aménagement du territoire, la reconversion économique, l’urbanisme, le logement, la politique de stationnement ou simplement la qualité de vie en milieu urbain sont des enjeux qu’on ne peut plus penser sans un lien très fort au transport public. Or, aujourd’hui en Wallonie, la compétence du transport public est exercée de manière isolée – et la tendance est à l’aggravation de cette situation. Au contraire, dans les métropoles qui réussissent à mener une politique territorial cohérente, le contrôle du transport public s’avère bien souvent un instrument décisif.
Les exemples de villes ayant fait le choix d’utiliser la mobilité pour structurer leur territoire sont nombreux en Europe. On peut par exemple citer le cas de Berne, en Suisse, où un rapport de 1982 intitulé « Environnement, ville et transports » met en exergue pour la première fois ce lien intrinsèque entre urbanisme et mobilité et en fait un moteur de la politique de mobilité. Dans la plupart des villes françaises où s’est développé le tram moderne, l’arrivée de celui-ci a été un véritable moteur de rénovation urbaine, exploité par les communautés urbaines et les municipalités comme une véritable opportunité de repenser complètement les dynamiques urbaines.
C’est à l’échelon du grand territoire urbain, de la ville morphologique, qu’il est le plus pertinent d’intégrer l’ensemble de ces politiques. Penser les choix stratégiques et l’organisation du transport public au niveau supra-communal – et non régional –, permettrait de poser les premiers jalons d’une supracommunalité efficace. Cela donnerait aussi et surtout aux communes un outil complémentaire à leurs compétences et à leur rôle de développement urbain. Dans le cas wallon, ce renforcement semble d’autant plus pertinent que les deux métropoles régionales sont toutes deux dans une phase particulièrement délicate de leur développement.
Un enjeu démocratique
Eloigner les enjeux de mobilité de leur territoire, de même que réduire le nombre d’administrateurs, c’est, mécaniquement, renforcer le pouvoir du gouvernement et de la régie régionale. Cette « rationalisation » fait la part belle faite à la « technicité » et à la « gouvernance », au détriment d’un possible contrôle citoyen et d’un débat collectif – nécessairement local, au vu de la diversité des usages et de la proximité du service – sur les enjeux du transport public.
L’éloignement géographique de la régie, outre qu’il dépossède les citoyens d’un outil d’intérêt essentiellement local, limite aussi le poids politique de celui-ci : une voix à d’autant plus d’importance dans une élection que le corps électoral est réduit. Les administrateurs du Tec sont issus de la représentation politique, celle-ci, au nom de l’optimisation est donc réduite également ; drastiquement. La réduction du nombre des administrateurs semble être devenue une fin en soi et le fait qu’elle appauvrisse dramatiquement la diversité des sensibilités et des opinions représentées dans les futures instances des Tec ne semble pas même faire débat au sein d’un corps politique fortement instabilisé par les « affaires » et devenu, bien souvent, incapable d’expliquer jusqu’à l’utilité de son propre travail.
Si, comme nous l’avons dit, la mobilité est un outil en matière d’aménagement du territoire et de planification urbaine, il faut donc absolument politiser cet outil, c’est-à-dire rendre son contrôle aux habitants. Il ne paraît pas absurde d’envisager un territoire où les habitants d’une ville ont les moyens de consacrer plus ou moins de ressources à ces questions en fonction des situations. Cet éloignement programmé et acté, sur des questions qui pourtant intéressent largement les citoyens, usagers ou non des transports publics, est donc dommageable. Rapprocher les régies, c’est, au contraire, donner la possibilité d’en faire, par exemple, un vrai enjeu électoral et, donc, de permettre, une fois encore, la tenue d’un débat de fond sur le sujet.
Une contre-proposition
Ainsi, centraliser les Tec éloignerait le réseau de son échelle de pertinence, priverait les métropoles de compétences indispensables à leur développement tout en coupant un peu plus les citoyens d’outils de plus en plus « technicisés » et « dépolitisés ». A contrario des propositions sur la table et du cours que prennent les choses, nous proposons de réfléchir à un scénario plus adapté aux réalités de la mobilité publique.
L’idée que nous défendons consiste à refonder l’organisation des Tec sur base des bassins de vie, c’est-à-dire des espaces tels qu’ils sont vécus au quotidien par les habitants de la Région, tout en mutualisant à l’échelle régionale des outils et des services qui permettent de réaliser des économies d’échelle.
Les deux espaces métropolitains wallons – Liège et Charleroi – pourront ainsi – enfin ! – développer les outils dont ils ont besoin et disposer d’un levier territorial indispensable. Il serait également envisageable que ces deux grandes régies urbaines prennent un rôle actif, en collaboration avec la SNCB, dans la gestion des réseaux suburbains (« RER » ou « S ») dont le développement est en cours et dont la complémentarité avec l’offre de transport urbain est une évidente nécessité. Mais ce raisonnement vaut aussi pour le reste du territoire : partout, le transport public doit réintégrer la sphère de la discussion politique locale, redevenir l’un des éléments dont dispose un bassin de vie pour s’organiser, redevenir un enjeu concret – c’est-à-dire préhensible – des débats politiques locaux.
Pour autant, la centralisation de divers services n’est pas ici remise en cause : mutualiser l’achat de matériel roulant pour obtenir de meilleurs prix ; organiser un call-center commun ; offrir aux usagers un système unique de billetique et faciliter le passage d’un réseau à un autre sont, parmi d’autres, des enjeux essentiels, qui doivent être mieux rencontrés et pour lesquels le niveau régional est souvent le mieux adapté.
La question du financement est des plus sensibles. Elle pourrait être réglée par la création d’un versement transport, sur le modèle français, finançant localement les régies publiques avec un principe de modulation du taux de la taxe selon la qualité du service fourni. Cette base – couplée à des subventions régionales favorisant les régies qui transportent le plus grand nombre de passagers – permettrait des réels choix de gestion dans l’organisation des réseaux, pouvant aller jusqu’à la modulation des tarifs dans un cadre fixé au niveau régional : une autorité locale de transport devrait ainsi pouvoir décider de mettre en place la gratuité de son réseau ou, à l’inverse, d’adapter ses tarifs pour refléter les investissements réalisés.
À tout le moins, un vrai débat sur ces enjeux est indispensable. La manière dont les choses se décident actuellement, au nom de la « gouvernance » et dans une logique purement technocratique n’est pas acceptable. Accepter de voir ce débat tranché de cette manière revient à fragiliser un peu plus encore le fait urbain dans un contexte wallon qui lui est déjà peu favorable.
|1| En ligne : http://diantonio.wallonie.be/, le 24 mai 2017 : « Avec cette réforme, le Ministre wallon de la Mobilité a souhaité rationaliser la gouvernance du groupe tout en assurant la prise en compte des différentes réalités locales ».
Pour citer cet article
Boulier B., « Fusionner les TEC : la fausse bonne idée », in Dérivations, numéro 4, juin 2017, pp. 144-147. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-4/fusionner-les-tec-la-fausse-bonne-idee.html
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