Dérivations

Pour le débat urbain

Penser et faire l’architecture au siècle des limites

Quelques considérations sur l’approche dite « pragmatiques » en philosophie et en sciences sociales conduisent à montrer son intérêt du point de vue architectural, exemples à l’appui.

Une architecture urbaine et environnementale

L’architecture est une discipline qui a toujours refusé, à juste titre, de se laisser enfermer dans une échelle spatiale : la grande, celle du quartier, du territoire, ou la petite, celle de l’objet immobilier, voire mobilier. Malgré cela, l’architecture se pratique à des échelles d’intervention, tant physique que temporelle, qui requièrent des expertises chaque fois spécifiques, ce qui rend peu pertinent tout discours généralisant. Cette précision cadre le point de vue qui va être déployé ici : celui d’un architecte dont la pratique, et donc l’expertise, portent essentiellement sur la production et la transformation du bâti en milieu urbain.

On le sait, intervenir aujourd’hui sur la ville, pour un architecte, c’est inscrire son travail dans une réalité physique et culturelle résultant d’une construction historique longue et complexe, elle-même traduite dans des cadres extrêmement rigides et contraignants (système viaire et découpage parcellaire, réseaux d’impétrants, réglementations urbanistiques, normes techniques, logiques économiques…). Ces territoires sont traversés par des rapports de force et par des enjeux, locaux et globaux, qui induisent de nombreuses mutations, planifiées ou non, souvent lentes à l’échelle d’une vie humaine, et qui peuvent sembler inadéquates face aux rétroactions systémiques de plus en plus fréquentes qui se dessinent juste devant nous : changement climatique, perte de biodiversité, raréfaction des ressources, flux migratoires, pollutions des sols…

Ces réalités, qui constituent autant de cadres d’interventions complexes et stimulants, il est bien sûr toujours possible de les escamoter, y compris d’ailleurs en prétendant les affronter. On assiste ainsi régulièrement à la médiatisation de projets réputés « innovants » — vite perçus comme l’avenir de l’architecture : forêt verticale, éco-quartier, tour bio-sourcée, bâtiment passif, Q-ZEN |1|, BEPOS |2|… — qui cachent en fait assez mal, sous le voile de végétation et de technologie dont ils se couvrent volontiers, une absence totale de remise en question des modèles de production et de pensée qui ont pourtant définitivement montré leurs limites. Comme ailleurs, le mariage de raison du green — l’arbre instrumentalisé, vecteur de bonne conscience éco-citoyenne — et de la tech aboutit à un mirage : le mirage théorique d’un mode de vie neutre en carbone incapable d’intégrer l’humain (l’habitant, le technicien, l’ouvrier) autrement que comme un paramètre perturbateur, responsable de l’écart entre les performances attendues et la réalité vécue.

Contre cet état de fait, c’est une conversion intégrale du regard qu’il est selon nous nécessaire d’opérer : nous ne pensons plus qu’il faille désormais partir de l’idée, de la fiction théorique, abstraite, mais bien des besoins réels, concrets et incarnés, tels qu’ils se présentent à nous, là où nous sommes. Il s’agit de penser le devenir possible des choses, mais à partir de ce qui est déjà là, des territoires déjà urbanisés, des édifices déjà construits : leur matière réelle, non leur forme rêvée. Évoquer une architecture des limites, une pratique de l’architecture viable au siècle des limites, ce sera alors surtout pour nous mettre en lumière une autre voix, moins audible parce que moins brillante (du brillant des verroteries…), mais plus sensible à la complexité du monde tel qu’il est. Cette attitude, qui résiste à l’étouffement produit par des cadres trop contraignants autant qu’aux sirènes de l’imagerie trompeuse, un certain nombre d’architectes la développent aujourd’hui plus ou moins consciemment lorsqu’ils adoptent une certaine forme du pragmatisme — au sens du courant philosophique anglo-saxon qui porte ce nom |3|. Cette manière de penser et de faire en architecture nous semble aussi et surtout se situer à la hauteur des enjeux — des limites —, notamment environnementaux, qui font notre présent.

L’environnement et l’histoire récente de l’architecture : du romantisme à la performance

Avant d’introduire à cette attitude, il paraît nécessaire d’évoquer quelques étapes clefs du rapport qu’entretiennent en Occident, au XXe siècle, l’architecture et la question environnementale. On s’appuiera sur ce point sur l’ouvrage de James Steele |4|, qui nous offre un tour d’horizon complet d’une question que nous allons seulement effleurer ici.

Au début du XXe siècle, les liens qui se tissent entre l’architecture et son environnement immédiat émergent au sein d’un cadre de pensée essentiellement romantique, soucieux de construire un dialogue étroit avec une nature idéalisée, source de beauté et de bienfaits. Citons comme exemples la maison sur la cascade de F. L. Wright (1939) ou la moins connue maison sur Kings Road de Rudolph Schindler (1922). Paradoxalement, ce rapport essentiel au site, on le trouve également présent dans les considérations hygiénistes du mouvement moderne — dont les logiques d’implantation privilégient les orientations est-ouest et une ventilation abondante —, dans les Unités d’habitations thématisées par Le Corbusier, en premier lieu la Cité radieuse, finalisée à Marseille, en 1952. Pourtant — et c’est le paradoxe — le même argument hygiéniste a servi de base à la très polémique table rase souhaitée par Le Corbusier dans sa proposition pour Paris connue sous le nom de Plan Voisin |5| (il s’agissait de raser les quartier de la rive droite pour y implanter, sur une nouvelle structure viaire, des immeubles de grande hauteur, faisant fi de l’histoire de la ville et de ses habitants)… Jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les consommations énergétiques et matérielles sont relativement absentes du débat : les potentiels du béton, de l’acier et du verre sont explorés ; les déplacements sont assurés par une gestion des flux assurant une bonne place à la voiture individuelle ; les possibilités de régulation active du confort intérieur qu’offrent les nouveaux systèmes de climatisation et de chauffage achèvent de ramener les conditions climatiques locales au statut de détail : c’est l’avènement du style international, de l’architecture de gratte-ciel. Cependant, parallèlement à ce mouvement de fond, une partie des architectes d’alors, mus par la volonté d’ancrer leur pratique dans les spécificités d’un lieu, vont agir hors des sentiers tracés par le progrès technique et l’industrie. Cette posture de résistance plus que d’avant-garde, que Kenneth Frampton a appelé le « régionalisme critique » |6|, et dont Alvar Aalto, le célèbre architecte finlandais, reste le représentant le plus significatif, lutte sur deux fronts : contre un postmodernisme, vu comme une impasse, et contre une tentation néo-vernaculaire (un retour à l’authenticité des formes et des matériaux) au relent identitaire. L’importance accordée par ces architectes au paysage, à sa matérialité, aux traditions et aux savoir-faire constructifs situés influa fortement sur leur production.

Le choc pétrolier de 1973 représente dans cette histoire un tournant : il va en effet mettre à l’agenda la question de la dépendance énergétique et celle des conséquences structurelles sur le système Terre d’une consommation sans limites — une question déjà mise en avant en 1972 par le rapport Meadows |7|. Or, en architecture, ce choc va lui-même induire deux sortes d’effets — de natures opposées. C’est, d’une part, la médiatisation de formes d’expérimentations technico-architecturales aux accointances contre-culturelles |8| — elles ont proliféré dans les années 1960 et 1970 et inspiré nombre d’architectes en Europe durant les années 1980 — visant l’autonomie en eau et en énergie : émergence du bio-climatisme, de l’usage de ressources locales et de matériaux recyclés ou réemployés. C’est, d’autre part, une forme de mise sous contrainte de l’architecture au travers de dispositifs réglementaires et normatifs visant l’émergence d’une production construite toujours plus performante |9|.

Enfin, plus récemment, en parallèle à l’émergence du concept de « développement durable » introduit en 1987 dans le rapport Brundtland, la mise en évidence des dégâts environnementaux et sanitaires engendrés par le secteur de la construction, et la raréfaction des ressources matérielles, ont imposé une prise en compte plus structurelle des enjeux environnementaux dans les processus de conception, ce qui a donné naissance à une multitude d’outils d’évaluation, de labels et de certifications de la qualité environnementale des projets (Leed, Bream, Minergie, HQE, Valideo…). On pourrait s’en réjouir si les résultats étaient à la hauteur des ambitions, si cette trajectoire nous avait conduits à une réduction effective des émissions de polluants, de déchets, etc. On ne questionnera cependant pas ici les carences d’une telle approche, ni les concepts qui permettraient éventuellement de la dépasser |10| : ce serait selon nous risquer de prolonger cette logique « verticale », qui pense le problème d’en haut, et qui demeure en quête d’une forme d’idéalité que l’on voudrait saisir. Aussi nous paraît-il plus intéressant d’explorer, sur le terrain, la manière dont une certaine architecture, produite aujourd’hui au cœur des villes, place au centre de sa pratique une attitude de prise en compte active des limites qui s’imposent à elle, dans le cadre général d’une pensée écosystémique engagée qui tente de redonner sens à l’acte de transformation induit par tout projet.

Le pragmatisme, de la philosophie à la pensée environnementale

On ne déploiera pas ici les fondements et les origines de la philosophie pragmatiste, pas plus que l’on ne décrira son renouveau en sciences sociales, en philosophie et en anthropologie. Mais pour comprendre l’écho que le pragmatisme rencontre aujourd’hui dans une certaine pratique de l’architecture, le support qu’il constitue, il est nécessaire de revenir sur quelques données générales.

Au-delà même de son fondateur Charles Sanders Peirce (1839-1914), le pragmatisme de William James (1842-1910) ou de John Dewey (1859-1952) se définit d’abord par un rapport d’opposition à la philosophie continentale, réputée exagérément abstraite et spéculative. Il ne s’agit plus de créer des systèmes théoriques capables de totaliser en pensée l’intégralité du réel à partir de quelques principes premiers ; mais, tout au contraire, d’inventer une « méthode » par laquelle la pensée se met à l’école de la réalité, qu’elle cherche moins à enfermer dans une théorie qu’à pratiquer d’une manière efficace, conséquente, libérant d’utiles résultats. Comme l’écrit clairement James, « le pragmatiste tourne le dos […] à une foule d’habitudes invétérées chères aux philosophes de profession. Il se détourne de l’abstraction ; de tout ce qui rend la pensée inadéquate, — solutions toutes verbales, mauvaises raisons à priori, systèmes clos et fermés ; — de tout ce qui est un soi-disant absolu ou une prétendue origine, pour se tourner vers la pensée concrète et adéquate, vers les faits, vers l’action efficace ». Une telle attitude philosophique a des conséquences sur la manière dont on envisage l’individu — Dewey définit par exemple l’intelligence comme la capacité des individus à investiguer les conséquences et à adapter leur conduite en fonction —, mais également la dimension collective et les objets sociaux.

Pour saisir la radicalité d’une telle approche, et en faire une première fois sentir les conséquences en architecture, on citera plus particulièrement cette pensée de James : « Pour obtenir une parfaite clarté dans les idées relatives à un objet, nous devons uniquement considérer les effets d’ordre pratique que nous le concevons susceptible de comporter, les impressions que nous devons en attendre, les réactions auxquelles nous devons nous tenir prêts. À la conception de ces effets, immédiats ou lointains, se réduit donc toute notre conception de l’objet lui-même » |11|.

Cette démarche visant à évaluer la validité de nos propositions à l’aune des effets qu’elles produisent, on la retrouve aujourd’hui à l’intérieur de la pensée environnementale ou écologique. Emilie Hache |12| avance en ce sens la notion d’« importances » par laquelle elle entend désigner ces choses (humaines ou non-humaines, vivantes ou non-vivantes) qui nous deviennent importantes, non pas parce que, par principe, on a posé au préalable qu’elles le sont, mais bien plutôt parce que, immergés dans une situation concrète qu’il s’agit de transformer, nous entrons en relation et faisons alliance avec elles, de telle sorte que les conséquences de notre pensée sur leur devenir, désormais traduite en actes, nous deviennent, précisément, « importantes ».

Le pragmatisme, support d’une architecture engagée

Nous sommes maintenant en mesure d’aborder le cœur de notre propos, l’intégration de ce paradigme à l’intérieur de la pensée et de la pratique architecturales. À nos yeux, le paradigme pragmatiste offre à l’architecture une possibilité de dépasser l’horizon que les contraintes réglementaires tracent et de mieux interroger les conséquences, multiples, qu’engage sa pratique — y compris même d’un point de vue presque moral. Tentons de rendre plus sensible cette attitude. Il ne s’agit désormais plus pour l’architecte de se concevoir — dans une perspective quasi-démiurgique — comme l’auteur d’une certaine mise en forme de l’espace ; mais, bien plutôt, de participer en pleine responsabilité au réagencement d’un lieu devenu « important » à ses yeux (au sens d’É. Hache). Il ne peut dès lors plus être question de conceptualiser un plan idéal ou une idée planificatrice : on s’ancre dans la réalité telle qu’elle est (tel espace, tels habitants, tel budget, tel matériau, telle limite) et, « pragmatiquement », on va faire avec ce que l’on a. On va donc « tourner » les contraintes plutôt que rêver de les supprimer, on va s’appuyer sur les contingences plutôt que d’en regretter l’émergence. Et l’on admettra enfin que la réussite d’un projet n’est pas révélée par la conformité entre un objet et le plan qui présidait à sa création, mais par l’efficacité réelle de l’objet à l’usage, ce qu’il produit comme effets, qui lui donne raison d’être ce qu’il est.

De cette attitude émergent des pratiques diverses, qui s’appuient les unes sur les autres et s’influencent mutuellement, mais qui ont en commun le goût de la libre expérimentation, de l’exploration de champs nouveaux. On peut ainsi mettre en évidence, autour de l’enjeu des matériaux, plusieurs pratiques qui s’écartent largement des prérogatives traditionnellement attribuées à l’architecte. Nous pensons à des démarches comme celle de Rotor Deconstruction (réemploi des matériaux) ou de BC materials (transformation de terres d’excavation de chantiers en briques de terre crue, en enduit et en pisé) [Fig. 1] . Les architectes qui s’inscrivent dans de telles démarches ne se contentent donc pas de prescrire des matériaux de construction, ils en produisent eux-mêmes : ce faisant, ils explorent les conséquences matérielles qu’entraîne l’architecture, une exploration fertile, mais aussi politique. En effet, au moment où l’économie circulaire [L’économie circulaire est un système économique et industriel visant à maintenir les produits, leurs composants et les matériaux en circulation le plus longtemps possible à l’intérieur du système, tout en veillant à garantir la qualité de leur utilisation. L’économie circulaire s’oppose à l’économie linéaire qui se débarrasse des produits et matériaux en fin de vie.], s’articulant au numérique, devient le nouveau paradigme du secteur de la construction — confirmant ainsi une forme de récupération, voire de digestion, par le système de production en place [Maniaque Benton, C., Go West !, op. cit., p. 38-40, éclaire cette capacité du capitalisme à digérer toute formes de contestation en rappelant cet épisode de 1970 où Jean Baudrillard, effectuant un voyage aux USA dans le cadre d’une conférence organisée par Reyner Banham, dénonce la récupération de toute dénonciation des effets du capitalisme par les États et le rôle que jouent les centres de recherche universitaires dans cette récupération.] —, ces architectes développent une remise en question beaucoup plus fondamentale du rapport à la matière. Sans théoriser en amont, en testant des hypothèses par l’expérimentation, ils explorent les réseaux et les agencements autour du matériau, son économie, ses circuits et acteurs, ses modes d’extraction, de transformation, de mise en oeuvre, ses effets. Ils en arrivent à redéfinir des process de fabrication et des techniques, tout en re-qualifiant des matériaux dé-qualifiés, autant que des métiers. D’autres architectes s’allient à des artisans et assurent eux-mêmes la mise en œuvre, au plus proche du chantier, de manière à ajuster le plus précisément possible leur conception à la réalité matérielle et humaine. Citons des agences comme Design with Sens (B), les Saprophytes (Fr) ou Assemble (UK), ou d’autres encore, qui conservent une posture plus classique, et développent cependant des approches de la fabrication, du chantier et des contraintes qui conditionnent totalement le résultat. « Un projet n’est pas une envie d’auteur mais une suite logique de choix », affirme ainsi le collectif BAST — Bureau d’architecture sans titre (Fr) [Fig. 2] . Ce qui se découvre lors d’un premier travail de purge sur une situation existante sera l’occasion d’une nouvelle bifurcation ; le devenir du projet, son évolution, sa forme finale, loin d’être fixés une fois pour toutes en amont, sera l’objet d’une constante négociation, menée en situation. Ce qui est en effet commun à ces pratiques, c’est qu’il ne s’agit plus de concevoir un projet par le dessin et puis de le faire « exécuter » par X ; mais de rendre le processus de conception perméable et empathique à l’information que renvoie la réalité de l’acte matériel et technique, qui demeure immergé dans des contingences humaine, réglementaire, économique ou temporelle. Sans démission aucune, le résultat construit est alors assumé comme le fruit d’une posture pragmatique. On citera enfin quelques récents projets de bureaux comme AgwA (Be) [Fig. 3] ou OUEST architecture (Be) [Fig. 4] qui nous semblent également mettre en œuvre la même attitude : ici, les techniques spéciales |13| et les matériaux ne se cachent plus, mais ils participent consciemment à l’esthétique tout en facilitant l’entretien, la réparation ; en se montrant, ils permettent à l’occupant de métaboliser les effets de son occupation sur les consommations, l’usure, etc.

Cette manière d’informer le projet autant que de le négocier à partir de sa réalité plutôt que de l’idée que l’on s’en fait s’observe également autour de l’enjeu des usages. Il s’agit alors d’intégrer l’humain dans les choix de conception, mais aussi de penser le projet comme vivant. C’est en tout cas l’approche que développe la proposition de l’architecte Christophe Hutin choisie pour représenter la France à la Biennale de Venise de 2020 |14|. Intitulée Les communautés à l’œuvre, elle vise à considérer la vie quotidienne, l’action même d’habiter, comme vitale et inspirante. On commence donc ici par observer la manière dont le lieu est habité : cette source d’information primordiale, prise au sérieux, devient déterminante pour la définition du projet et les moyens de le réaliser. Cette attitude, qui assume la non-réductibilité de la vie à des comportements prévisibles, et qui compte sur des formes d’intelligence habitante, on la retrouve, par exemple, chez des architectes comme Patrick Bouchain et Sophie Ricard (Fr) [Fig. 5]. Ces architectures se laissent écrire, elles guident, proposent, invitent. Ce faisant, elles se laissent plus facilement réparer, ajuster, hacker… et elles en deviennent moins jetables. Mais le dialogue avec les habitants sur lequel elles se fondent permet également l’exploration d’autres questions, relatives à l’impact des limites de la biosphère sur les modes de vies urbains |15|. Ainsi, la reformulation avec les habitants eux-mêmes des besoins quotidiens hors des standards traditionnels (salon, salle à manger, cuisine, chambres) permet, pour l’habitat urbain, de redonner un rôle aux caves, aux greniers, aux cours, toitures, terrasses et jardins. De même, à l’écoute de ce que font les urbains pour se nourrir, travailler, échanger… de nouveaux programmes émergent : en marge des tiers lieux institutionnalisés (fablab et autres espaces de coworking), ils tentent de répondre à des besoins réels et spécifiques, de répondre aux besoins du terrain |16|, en visant une relocalisation dans la ville elle-même de formes de production — ce qui suppose en fait de coloniser et de réinterpréter des édifices existants. Cette manière de construire le changement au départ des formes de vitalités présentes se retrouve aussi dans des collectifs urbains qui tentent de faire valoir une forme de « droit d’usage » ancré dans les lieux et leur histoire, en opposition à des formes d’urbanisation, verticales et parfois autoritaires, venues d’en haut (on pense par exemple au bras de fer qui se joue à Besançon autour du quartier des Vaîtes entre des habitants potagistes et la municipalité |17|).

Conclusion sur deux chantiers à ouvrir

De telles pratiques montrent une capacité réelle à « faire avec » les limites diverses (foncières, économique, énergétique, matérielle, organisationnelle…) qu’elles rencontrent et, finalement, à faire émerger des possibles rigoureusement situés. Mais se pose aussi inévitablement la question de leur viabilité économique, non pour le maître d’ouvrage, mais pour l’architecte, notamment dans la mesure où celui-ci, c’est une exigence du cadre pragmatique, accorde une très grande place à l’enquête, l’immersion, le débat, la négociation. Et puis parce que l’attitude pragmatiste entre en conflit évident avec la manière dont la commande se formule en architecture aujourd’hui, spécifiquement en marché public. En effet, un marché de service — catégorie à laquelle appartiennent les marché d’architecture et qui les distingues des marchés de fourniture ou de travaux — s’attribue le plus souvent au travers de concours. Ceux-ci, bien que attribués sur base de nombreux critères, impliquent de façon essentielle la production d’une proposition d’intervention — un projet — représenté par des images, des images virtuelles censées représenter le lieu une fois construit et habité. Ces images, régulièrement imposées par le cahier des charges, doivent être produites alors que le travail d’immersion et le dialogue ont à peine commencé — s’ils n’ont pas été tout simplement interdits par la procédure. Dès lors, si refuser de produire ces images peut avoir un sens, celui de privilégier une tout autre méthode de travail, une autre manière de rendre un service, cette attitude conduit aussi souvent à réduire ses chances d’accès à la commande.

Cependant, les architectes doivent aussi balayer devant leur porte et admettre que de telles pratiques demandent une véritable conversion du regard : faire naître de nouvelles manières de concevoir et de partager des devenirs désirables implique en effet de dés-apprendre et de dé-construire un certain nombre de choses, en premier lieu leurs propres fascinations |18|. Penser ce que serait une architecture pertinente au siècle des limites invite à repenser radicalement les modes de production actuels par la réarticulation étroite de la conception architecturale à ce qui traditionnellement la précède — la manière dont la commande est construite, formulée — et à ce qui la suit, le moment du chantier — la manière dont la transformation matérielle est opérée. S’il ne faut donc plus attendre de l’architecte qu’il conçoive « la » solution, on peut espérer de lui écoute, attention et un engagement basé sur le dialogue — un dialogue qui implique également le maître d’ouvrage, l’entreprise de construction et l’habitant.

Pour que ces pratiques plurielles conservent leur pertinence, elle doivent enfin résister à devenir un style. Bien que des principes d’intervention communs aux approches pragmatistes puissent aboutir à une cohérence d’écriture, ce qui les guident en fait, c’est la rigueur de l’engagement dans chaque situation spécifique. Or il existe, comme pour tout mouvement, le risque que cette rigueur méthodologique se perde au profit d’une image autoréférentielle séduisante, produite par les architectes eux-mêmes, ou bien par le marché, au travers de nouveaux produits commercialisés.

Aussi, affirmons-le comme une attention commune, comme une résistance à une tendance qui joue constamment avec nos faiblesses : l’architecture du siècle des limites ne peut être un produit qu’on s’offre ou qu’on offre, elle doit rester le fruit d’un processus, attentif et engageant, pour chacun et pour tous.

|1| Acronyme pour Quasi Zéro Énergie : nouveau standard performantiel pour les bâtiments neufs qui entrera en vigueur en 2021 en Belgique.

|2| Acronyme pour Bâtiment à Énergie Positive : bâtiment qui produit plus d’énergie (électricité, chaleur) qu’il n’en consomme pour son fonctionnement.

|3| Voir surtout Lefebvre, P., Tracer des reprises du Pragmatisme en architecture (1990-2010). Penser l’engagement des architectes avec le réel, thèse de doctorat, Université libre de Bruxelles, 2016.

|4| Steele, J., Ecological architecture : A critical history, London : Thames & Hudson, 2005.

|5| Ce plan, imaginé dès 1922, fut soutenu financièrement par l’industriel Français Gabriel Voisin, un constructeur d’avions et d’automobiles, raison pour laquelle il est connu sous le nom de Plan Voisin.

|6| Voir Frampton, K., « Towards a Critical Regionalism : Six points for an architecture of resistance », in Postmodernism : a reader (Dochert T., ed.), London/New York : Routledge, 1993, p. 268-280.

|7| Rapport publié sous le titre The Limits to Growth par le Club de Rome, aujourd’hui disponible en français sous le titre : Meadows, D., Meadows, D., Randers, J., Les limites à la croissance, Paris : Rue de l’échiquier, 2017.

|8| Maniaque Benton, C., Go West ! des architectes au pays de la contre-culture, Marseille : Parenthèses, 2014.

|9| La première réglementation thermique en Belgique date de 1985.

|10| Citons à titre d’exemple les notions d’architecture « résiliente » ou « régénérative ».

|11| Les citations de ce paragraphe sont extraites de James, W., Le pragmatisme, trad. E. Brun, Paris : Flammarion, 1911.

|12| Hache, É., Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris : La Découverte, 2019.

|13| Ce terme désigne l’ensemble des techniques dites actives qui assurent un niveau de confort et de sécurité au sein d’un bâtiment (chauffage, ventilation, équipements sanitaires, électricité, réseaux, détection, etc.).

|14| La Biennale 2020, repoussée dans un premier temps à l’automne pour cause de pandémie, sera finalement organisée en 2021.

|15| Nous faisons référence à l’invitation lancée par Bruno Latour à imaginer et à expérimenter collectivement afin de saisir ce que peut vouloir dire, pour une population, vivre avec son territoire. Voir notamment la capture vidéo du dialogue entre le philosophe Matthieu Duperrex et le sociologue Bruno Latour lors de la 9e édition de la Manufacture d’idée à Hurigny en août 2020, disponible sur https://lamanufacturedidees.org/.

|16| Citons à ce titre les projets immobiliers développés à Liège par la coopérative DynamoCoop.

|17| Pour toute information : http://www.lesvaites.com/

|18| La radicalité du tournant qu’implique, pour le monde professionnel, l’attitude décrite ici, nécessite bien évidemment d’interroger, avec la même profondeur, les modalités actuelles de la formation « classique » des architectes.

Pour citer cet article

Possoz J., « Penser et faire l’architecture au siècle des limites », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 168-177. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/penser-et-faire-l-architecture-au-siecle-des-limites.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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