Risque submersif à Liège : se préparer au pire
Comment adapter le plan de démergement existant
Au cours des derniers siècles, le développement de Liège a été étroitement lié à l’exploitation intensive du charbon, une roche sédimentaire présente de manière importante dans les sous-sols de la région en raison des zones humides qui dominaient le paysage il y a plus de 300 millions d’années. D’abord source de richesse minière, l’eau se transforme désormais en menace, non seulement parce que les activités extractives ont contribué à faire remonter le niveau de la nappe phréatique, mais aussi parce que leur développement joue un rôle essentiel dans l’augmentation des températures terrestres moyennes. Face au changement climatique et à la montée des eaux, le futur et le passé de la ville se trouvent désormais étrangement enchevêtrés : on voit surgir, une nouvelle fois, le risque submersif. Ce dernier impose de repenser notre manière de nous préparer à la gestion des inondations futures en fonction des infrastructures déjà présentes sur le territoire.
Liège, ville millénaire bâtie le long de la Meuse, entretient un lien remarquable et historique avec les risques submersifs. Du Carbonifère à la révolution industrielle, de l’hypocauste romain de la place Saint-Lambert à la construction du troisième port autonome européen, de la submersion catastrophique de 1925-1926 aux 42 stations de pompage, les flux et reflux de l’eau ont contribué à façonner l’espace, à y favoriser — ou, au contraire, à y limiter — son peuplement. Raconter l’histoire ancienne et récente de Liège à partir du problème de l’inondation permet d’appréhender la métropole et son territoire de manière plurielle et inattendue tout en mettant en relation des phénomènes en apparence déconnectés les uns des autres : le démergement et la gestion de l’eau, le développement de l’industrie minière et la gestion des zones SEVESO |1|. Cette perspective permet d’analyser l’histoire de ce territoire en convoquant à la fois les temps géologiques longs et son développement rapide pendant le dernier millénaire.
Le risque d’inondation est complexe, réparti de manière inégale d’un point de vue spatial et social. L’envisager nécessite certes des connaissances très techniques, mais il est également nécessaire de considérer sérieusement cette question d’un point de vue plus particulièrement urbanistique et architectural. Le parti pris de ce travail est de mettre en lumière des situations métropolitaines liées aux grands paysages le long de la Meuse ainsi que leurs aménagements : on s’efforcera de les repenser dans la perspective d’une meilleure cohabitation présente et future avec le risque d’inondation.
De la Pangée à l’Histoire de Liège
La formation du charbon commence à la période du Carbonifère. À cette époque, il y a 360 millions d’années, la quasi totalité des terres émergées forment un seul continent : la Pangée. Sous nos latitudes actuelles, le climat est tropical, la végétation luxuriante et les grands arbres se multiplient. Les terres correspondant à l’Amérique du Nord et à l’Eurasie forment de nombreux et vastes marécages. Les périodes qui vont suivre, notamment celle de la dérive des continents, provoquent l’inondation régulière de ces étendues. Sous l’eau, la matière organique privée d’oxygène ne se décompose pas. Après plusieurs milliers d’années, l’action des sédimentations supérieures conduit à la formation de composés organiques : tourbe, lignite, anthracite et houille. À cette même période, le massif des Ardennes et celui de Brabant se séparent en deux au niveau de la Faille du Midi. Suite à l’action de ruissellement et à la longue inondation du synclinal de Namur |2|, la vallée de la Meuse prend naissance.
L’exploitation de la houille du bassin liégeois remonte au premier siècle de notre ère, comme en témoignent les traces de charbon de chauffage retrouvées dans l’hypocauste de la villa romaine place Saint-Lambert. La chronique de l’abbaye de Saint-Jacques (1195) atteste également de la forte présence de charbon dans la région : « La terre noire propre à faire du feu fut trouvée dans beaucoup d’endroits ». À cette même période, les hommes commencent à assécher certains bras de la Meuse pour tenter de les maîtriser. Les premières exploitations eurent uniquement lieu en surface, avant de suivre les veines de minerais grâce à des puits et des systèmes de bures. Dès que le fond était inondé par les eaux de pluie ou les eaux souterraines, le filon était laissé en l’état et un autre puits était foré. L’idée vint ensuite de creuser des galeries horizontales. Au fil des siècles, l’exploitation du charbon s’est accélérée au même titre que l’urbanisation de la plaine alluviale. À force de s’enfoncer dans la roche, les liégeois finirent par rejoindre les anciens puits et donc le réseau de nappes phréatiques. Sans que cela soit prémédité, Liège se dotait de cette manière d’un système révolutionnaire de distribution d’eau potable. Néanmoins, d’autres effets, plus négatifs, doivent également être soulignés. Ainsi, les liégeois ont artificialisé les sols et domestiqué le lit de la Meuse à un point tel que la conséquence fut une augmentation du nombre de crues. Avec la révolution industrielle, de nouvelles avancées techniques permettent néanmoins l’exhaure de l’eau au fond des galeries de charbonnage grâce à des machines à vapeur ; suite à cela, le pompage des eaux souterraines devient systématique.
Les activités extractives ont transformé le territoire de manière définitive. Lorsque l’exploitation des mines prend fin, au début du XXe siècle, aucune galerie n’est rebouchée ; le pompage de l’eau est désormais révolu. De nombreux concessionnaires n’ont pas financé le remblayage des veines de charbon. Ils ne sont pas contraints par l’État (l’Administration des Mines) au remblayage systématique des veines déhouillées, ce qui a provoqué graduellement l’effondrement des terrains supérieurs puis des sols et finalement la remontée des nappes phréatiques. À Liège, la conséquence principale est l’affaissement de la plaine alluviale |3|. Certains terrains, en particulier à Seraing, s’enfoncent de plusieurs mètres sous le niveau d’étiage de la Meuse |4|. Les grandes difficultés auxquelles la ville va être confrontée sont le puisage des eaux d’infiltration qui inondent les caves, la déviation des eaux de ruissellement, mais aussi le relevage du réseau des eaux usées dans le but de pallier le risque d’inondation permanent – lequel sera nécessairement aggravé par les phénomènes de réchauffement climatique.
La Meuse
La Meuse est un fleuve européen qui s’étend sur 950 kilomètres et traverse la France, la Belgique et les Pays-Bas. Elle prend sa source à Pouilly-en-Bassigny et se jette dans la mer du Nord, à Rotterdam. En Belgique, la Meuse est de première importance en matière de transport fluvial. Elle a largement contribué à l’essor industriel de la région wallonne. Sur 60 kilomètres, la Meuse traverse 12 communes, dont Liège et Maastricht ; s’y concentrent environ 540 000 habitants. La Meuse, à la manière d’un rhizome, connecte tout le territoire. Une inondation de cet espace affecterait considérablement les activités de la vallée mosane, alors même que la forte industrialisation des rives de la Meuse, où l’on recense une vingtaine de zones SEVESO, renforce ce risque. Tandis que de nombreuses infrastructures sont mises en place pour le développement du trafic fluvial, peu d’équipements sont construits pour l’épuration : la plupart des égouts sont rejetés directement dans la Meuse. À cela s’ajoute une autre pollution : celle des circuits de refroidissement utilisés par l’industrie. L’eau déviée retourne dans son milieu naturel avec une température modifiée, souvent trop chaude. Elle favorise le développement des bactéries, la raréfaction de l’oxygène et la destruction de bon nombre d’espèces.
L’histoire du plan de démergement et ses aspects techniques
Fin décembre 1925, suite à des précipitations importantes dans toute l’Europe, Liège est prise en quelques heures dans une inondation sans précédent. Des mètres d’eau tombent à Seraing, paralysant la vie et l’économie de la province pendant plusieurs semaines : le débit de la Meuse y sera mesuré à 2400 m3/s. En raison de l’affaissement de la plaine alluviale, jusqu’à 5,5 m d’eau inondent de nombreuses rues. Considérant cette inondation comme suffisamment traumatisante, les autorités, aidées d’ingénieurs et plus tard d’architectes, décident de mettre en place un système de démergement permettant d’évacuer les eaux de la zone en cas de submersion. Grâce à la mise en place de structures techniques de pompage, résistantes en principe aux inondations et aux mouvements de sols, 42 stations de pompages et bon nombre de systèmes visant à limiter l’accumulation des eaux de la plaine sont déployés sur le territoire de Liège. Les stations de pompage se répartissent selon 2 typologies : les stations de pompage primaires et les stations de pompage secondaires. Elles fonctionnent également avec des exutoires |5|. Les stations primaires sont mises en service uniquement lors des crues. Lors d’un violent orage, les stations de pompage doivent évacuer jusqu’à 5 millions de litres d’eau en moins d’une demi-heure. Les stations primaires relèvent les eaux de pluie et les eaux usées soit pour les mener en station d’épuration, soit pour les rejeter dans la Meuse après dilution. En plus de cela, une collecte pour les eaux pluviales est réalisée sur les coteaux de la plaine afin de limiter les inondations par ruissellement. Les eaux récupérées sont conduites dans des exutoires (étanches aux autres réseaux) vers la Meuse.
Malgré ces infrastructures lourdes, en cas d’averses fortes ou prolongées, le ruissellement demeure important, en particulier à Jemeppe, où se situe l’exutoire le plus important. Celui-ci canalise l’ancien ruisseau de Hollogne et son débit est en moyenne de 35 m3/s. En amont, les exutoires assurent la collecte des eaux sur une superficie de 7000 ha. En cas de fortes précipitations, 25 bassins d’orages ont été conçus et réalisés. Pour pallier ce phénomène, des stations de pompages « secondaires » fonctionnent en permanence, à l’intérieur des tissus habités. À la différence des autres stations, celles-ci s’enfoncent très profondément dans le sol. Leurs pompes peuvent atteindre un débit de 150 à 250 l/s. Des grilles de collecte au niveau du sol ainsi qu’un réseau de collecteurs acheminent les eaux vers ces stations. Elles seront rejetées dans la Meuse, ou dirigées vers les stations principales. L’eau captée est ensuite pompée par les stations primaires et, hélas, mélangée aux eaux usées.
Comme la majorité des villes européennes, Liège est équipée d’un système tout-à-l’égout, un système d’assainissement collectif qui assure la collecte des eaux usées et des eaux de pluie dans le but de les restituer à des cours d’eau après les avoir épurées. Le lave-linge, le lave-vaisselle, les salles de bains, les toilettes... les eaux usées représentent en moyenne 150 à 200L d’eau potable par jour et par habitant auxquels il faut ajouter les industries, les hôpitaux, les locaux commerciaux, les écoles… Les eaux usées, pluviales ou des nappes souterraines, sont pompées, traitées si possible, puis rejetées dans la Meuse. Démergeant deux vastes bassins-versants en amont et en aval de Liège, plus de la moitié des stations fonctionnent aujourd’hui en permanence ; sans cela, des rues comme la rue de Cockerill à Seraing seraient constamment inondées. De nos jours, le niveau du réseau unitaire d’assainissement de la ville nécessite un relevage permanent dans certains quartiers, comme c’est le cas à Jemeppe. Autre conséquence de l’après charbon, l’AIDE |6| affirme que « depuis l’hiver 1977-1978, il a été constaté des phénomènes liés à une remontée progressive de la nappe aquifère. Des arrivées d’eau se produisent en effet dans les caves d’immeubles de plusieurs quartiers, même ceux situés au-delà de la limite de la plaine, au dessus du niveau de la crue maximum de la Meuse. Cette remontée de la nappe est indubitablement imputable à la cessation des pompages effectués par les charbonnages. Elle ne cessera de s’amplifier que lorsque la nappe en sera revenue à une situation d’équilibre comparable à celle existant avant l’exploitation minière ».
Une menace qui pourrait s’accentuer
Malgré le développement de ces infrastructures sans lesquelles l’urbanisation de nombreux quartiers de la ville aurait été impossible, la métropole de Liège n’échappe pas de manière définitive au risque de submersion provoqué par un débordement de la Meuse. La dernière crue séculaire remonte à 1993. Les dégâts furent évalués à environ 330 millions d’euros sur l’ensemble des provinces de Liège et de Namur. En comparaison, des crues exceptionnelles feraient beaucoup plus de dégâts en 2100 : « On obtient comme résultat une augmentation de ces dommages d’à peu près 500 %, soit de l’ordre de 2 milliards d’euros sur l’ensemble du cours de la Meuse en Région wallonne » |7|. Ce risque est à prendre au sérieux. Alors que Liège doit son développement économique à des activités minières qui ont été rendues possibles grâce au hasard des temps géologiques et de l’action de l’eau, elle se trouve désormais menacée par la catastrophe naturelle que représenterait les inondations. Selon certaines projections, une augmentation des températures de 2°C par rapport à l’ère préindustrielle pourrait impliquer une montée du niveau des mers comprise jusqu’à 2 mètres d’ici 2100 et entre 3 et 6,3 m à partir de 2100 |8|. L’impact sur les systèmes côtiers inclurait alors l’érosion accélérée du littoral, une exacerbation de l’occurrence et de l’ampleur des inondations et des tempêtes, une forte dégradation de la qualité des eaux de surface comme souterraines (processus de salinisation), le déclin de la qualité des sols ainsi que la disparition de l’habitat en littoral. Dans le cas de Liège, troisième port fluvial européen, en passe de devenir le deuxième |9|, la montée du niveau de la mer du Nord de plus de 5 mètres propulserait la ville aux avant-postes de la nouvelle côte maritime. De quoi accorder à l’inondabilité de Liège toute notre attention.
La prise au sérieux du problème de la montée des eaux implique nécessairement une métamorphose globale de tout notre écosystème. La majorité des études s’accordent à mettre en évidence l’augmentation considérable de la récurrence des phénomènes pluvieux, en alternance avec des périodes de sécheresse — qui fragilisent d’autant plus les sols. Alors que le bassin Liégeois n’a pas enregistré de crues durant plusieurs siècle et décennies (à titre d’exemple, aucun phénomène d’inondation entre 1089 et 1188, 1190 et 1336, 1658 et 1740 ou encore entre 1740 et 1850), 13 crues d’importance ont été enregistrées entre 1915 et 2000, et 10 crues entre 2000 et 2018 |10|.
Liège face aux crues du futur
À partir de cette découverte des infrastructures hydrauliques qui maillent la métropole, nous avons choisi de considérer le risque de submersion comme un enjeu capital. Nous avons décidé d’assumer pleinement la perspective de la catastrophe, mais de façon active, afin qu’elle nous force à penser des transformations à plusieurs échelles. Il ne s’agit donc pas de l’éviter ni de l’empêcher, mais de vivre avec en pensant un urbanisme étroitement lié aux territoires pouvant être fréquemment submergés. Bien que les infrastructures du démergement, dont les stations de pompage, jouent un rôle majeur dans le maintien d’un équilibre dans la régulation des eaux des phénomènes pluvieux normaux, elles n’ont pas réussi à endiguer tous les phénomènes orageux de ces dernières décennies. Du reste, elles engendrent des coûts d’entretien importants |11|.
La réponse à ces défis se doit d’être pragmatique. Notre connaissance de Liège métropole et de la vallée mosane nous amène dans un premier temps à constituer la liste des interventions potentielles de manière générique et programmatique. La complexité des aménagements possibles induit trois types d’interventions (en lien avec différentes temporalités d’inondations).
La première, dite « Add-on », permet de cadrer les zones de reconversion urbaine pour les ajuster au risque, en adaptant les milieux. C’est une solution qui correspond à une transformation raisonnée de l’existant, non pas à une création ex nihilo. L’objectif n’est pas d’éviter l’inondation, mais d’empêcher que la submersion inévitable de certains espaces industriels ou urbains empêchent leur fonctionnement régulier. Dans le même temps, il s’agit de renforcer le développement économique et l’activité portuaire par l’ancrage de nouveaux programmes en zone inondable.
« Transposition » met pour sa part en évidence des situations capables d’absorber rapidement de grands volumes d’eau en cas de risques majeurs d’inondations. Les solutions associées à ce type de réponse entendent en outre développer les richesses liées au contexte général du lieu avec, par exemple, la création de zones humides. Ces espace pourraient absorber de grands volumes d’eau, mais aussi permettre le développement d’un écosystème fluvial jusqu’alors quasi inexistant sur certaines parties de la Meuse. Un tel dispositif pourrait être imaginé autour de l’ancienne carrière de la Carmeuse qui, de part sa proximité immédiate avec la Meuse, servirait alors de bassin de rétention d’eau de très grande envergure dans le cas d’une inondation particulièrement importante.
Enfin, « adaptation du milieu » entend permettre une transformation raisonnée de l’existant. Il s’agit d’une reconfiguration de zones SEVESO, d’une perméabilisation des sols ou de la mise en place de noues urbaines, mais aussi d’une adaptation des tissus urbains, des espaces vierges et des sites en déprise inondable par le traitement des sols et la création de zones humides. L’objectif : créer des zones capables d’absorber rapidement de grands volumes d’eau en cas d’inondations.
Ces dispositifs nous permettent d’identifier 900 hectares de terrains et une stratégie à l’échelle de la métropole. Le risque d’inondation, accru par le changement climatique, pose finalement deux types de problèmes urbanistiques et architecturaux : ceux liés à l’habitat et ceux liés à la continuité des activités économiques. C’est pourquoi les propositions énoncées ci-dessus ont été développées à l’occasion d’une mise en situation : une simulation « verticale » de l’infrastructure portuaire en territoire inondable à Seraing, et le maintien de l’habitat et de l’espace public en zone inondable à Jemeppe.
Alternatives résilientes en territoire démergé
Les communes de Seraing et Flémalle sont fortement marquées par la déprise des sites industriels et la fermeture de Cockerill. De par leur situation au cœur du sous-bassin démergé, ce sont aussi les communes qui ont été les plus touchées par l’inondation séculaire de 1925-1926 et leur paysage urbain est marqué par la présence de très nombreuses stations de pompage. Sur les premiers reliefs sont néanmoins apparues certaines zones d’activité artisanale, commerciale et universitaire. Mais l’essentiel des activités économiques semblent aujourd’hui tourner le dos à la Meuse, décidément menaçante, malgré les tissus habités qui se maintiennent au sein même des vestiges industriels.
Simulation ’verticale’ de l’infrastructure portuaire en territoire inondable
À Seraing, nous nous sommes intéressés à l’un des sites du PAL |12| (aussi nommé plateforme « ro-ro » |13|). Ce site est le lieu adéquat pour la réalisation d’une alternative portuaire en zone inondable. [Axonométrie - Le potentiel endormi du port de Seraing]. Il s’inscrit dans un paysage industriel qui, comme tel, peut fort bien être réinvesti par des politiques urbaines en quête de reconversion et désireuses de proposer une offre accrue en termes de transports. Alors que l’activité pionnière de la relance économique du bassin liégeois, son port, va se développer majoritairement en site vierge |14|, le site que nous sélectionnons à Seraing présente une large dalle perméable qui pourrait être ré-exploitée afin de limiter l’expansion de la bétonisation. Sa localisation en amont de Liège lui permet aussi d’ouvrir davantage le bassin économique portuaire sur l’arrière-pays : on valoriserait ainsi la relation entre site portuaire et activités locales (en rapport d’ailleurs avec l’augmentation de la capacité d’accueil des écluses).
Le niveau 0 occupe le prolongement de la dalle portuaire et sert de quai pour les semi-remorques. Les quais ont été conçus afin de permettre le transfert de marchandises des semis-remorques vers les entrepôts et silos présents dans les étages, qui eux sont protégés et hors d’eau en cas de crue. Ce niveau est le seul du bâtiment exposé au risque d’inondation, le trafic routier serait dans ce cas mis à l’arrêt. Il sert aussi de soubassement à la structure porteuse de cette infrastructure, surélevant le bâtiment de 10 mètres au-dessus du niveau d’étiage de la Meuse. Le premier étage, hors d’eau, est connecté à la passerelle de l’Espérance et à la digue de la Régence, ce qui permet au parcours piéton sur le site de n’être pas affecté par les nuisances portuaires. La digue étant le seul accès au site en cas d’inondation, l’allée est élargie et pavée pour faciliter la circulation des vélos, des piétons ainsi que celle des manutentionnaires du site. Grâce à cette architecture-infrastructure, qui combine grues, montes-charges, parcours visiteurs et parcours travailleurs, nous créons un bâtiment autonome intégrant une capitainerie, une zone de transbordement, des entrepôts logistiques, des ateliers, des locaux artisanaux, un dépôt et des locaux techniques.
Ce style d’architecture s’inscrit résolument dans la perspective d’un retour de l’industrie dans la ville de Seraing, au cœur du territoire du grand démergement de la Meuse et de ses aléas menaçants : on a trop longtemps conjuré cette menace au moyen d’un urbanisme actant la décroissance industrielle de la vallée mosane et choisissant dès lors de s’éloigner des rivages, des rivages-territoires de la grande déprise. Aussi l’idée qu’un bâtiment devienne le docker du port de Seraing semblait intéressante à exploiter. Ce projet propose une infrastructure productive, telle une usine verticale, où les PME, travailleurs et artisans indépendants se relient à la Meuse et à l’activité portuaire. Afin d’augmenter l’accessibilité du port à tous les moyens de transport, nous intervenons aussi sur la passerelle de l’Espérance et la digue de la Régence. L’allée est élargie et pavée pour permettre la circulation des vélos via le RAVel. L’ouverture du port aux mobilités douces permet aussi aux usagers d’éviter la zone inondable en cas de crues. Il s’agit de requalifier la dalle perméable par une répartition des équipements de la plateforme portuaire selon leur degré d’exposition aux risques d’inondation, et de permettre l’inondabilité d’une partie des quais et des aires de manœuvres. Le traitement du sol permet l’infiltration d’eau. Non seulement le site est rendu accessible en cas de crue, mais l’équipement technique permet un fonctionnement temporaire autarcique de l’infrastructure.
Cette infrastructure, construite sur pilotis, peut ainsi en cas de crue et de risque majeur continuer de fonctionner. Les activités de gestion et de stockage des marchandises restent ici possibles, contrairement à ce qui aurait lieu dans des infrastructure du même type, mais déployées horizontalement. Des éoliennes à axe vertical à voilure tournante, intégrées aux structures du dernier niveau, constitué de serres urbaines, assurent par la transformation de l’énergie cinétique des vents le fonctionnement des systèmes. La récupération de l’eau de pluie en façade et en toiture, répartie dans deux réservoirs verticaux, permet pour sa part une gestion autonome de l’eau pour l’arrosage des serres agricoles et alimente le réseau d’eau du bâtiment. La liaison aux pipelines aériens de la passerelle de l’Espérance offre aussi à l’infrastructure un accès direct et économique aux réseaux existants.
Habiter la zone inondable
À Jemeppe, au vu du profil topographique de la plaine, le ruissellement est la principale cause d’inondation. Face à ce risque, on observe que le réseau d’assainissement unitaire arrive vite à saturation. Lors de pluies importantes, le volume d’eau mélangée devient trop important pour les 6 stations de pompage de la ville. Notre intervention autour de la darse a pour objectif de suppléer l’infrastructure existante des stations de pompage, afin de limiter l’inondation par ruissellement et la surcharge des volumes d’eau à épurer ou à diluer. Il s’agit de fabriquer un réseau « séparatif aérien » qui soulagerait le réseau unitaire en traitant séparément les eaux de toiture et les eaux de ruissellement (chargées notamment en hydrocarbure). Le projet souhaite valoriser ces eaux, jusqu’à présent mélangées aux eaux usées. Notre dessein est de rendre habitable la zone inondable. L’enjeu est de limiter l’artificialisation des sols qui provoque en grande partie les inondations. Notre démarche s’inscrit donc dans le cadre d’une architecture du territoire résiliente : son intérêt est d’envisager des situations soumises en même temps à des difficultés socio-économiques et écologiques (inondations).
Notre plan urbain implique plusieurs interventions autour de la darse. Le long du quai Jules Destrée |15|, la chaussée, située 4 m au-dessus du niveau d’étiage du fleuve, joue le rôle de digue pour les quartiers habités de Jemeppe situés en contrebas jusqu’à 1m sous le niveau d’étiage. Lors d’une crue de +4 m, ces quartiers seraient entièrement sous les eaux. La première intervention implique un réaménagement des sols sur les 15m de largeur de quais isolés entre la route nationale et la Meuse. Cet aménagement permet de sanctuariser les bords de Meuse et d’assurer durablement la perméabilité de ses sols. La création de cette zone humide — il s’agit concrètement de créer des « jardins sur la Meuse » qui offrent de nouveaux usages et un espace public sur la rive jusqu’alors inexploitée — permettrait de prendre en charge 15 m3/min en cas d’inondations régulières. La chaussée du quai Destrée, la rue de la Station et les quais de la Darse, que la commune projette de requalifier en port de plaisance, sont également envisagés à nouveaux frais. Par la mise en place d’une trame de différents revêtements et de différents degrés d’inclinaison, nous restructurons la séquence urbaine des boulevards de Jemeppe en accordant un rôle central à la mobilité douce, aux rivières urbaines et aux espaces ouverts.
Habiter en zone inondable signifie souvent construire en hauteur, au-dessus de la côte des eaux les plus hautes. Dès lors, la question de l’accessibilité devient centrale. Mutualiser la servitude des logements semblait une première évidence. Il apparaît aussi intéressant que, selon son envergure, la passerelle puisse être le support d’une nouvelle urbanité. Linéaire comme le parcellaire environnant, elle oriente l’urbanisation à venir et peut devenir un espace public à part entière. Elle reconnecte les quartiers habités avec les rivages du fleuve qui ne demandent qu’à être investi. En cas de sinistre, la passerelle, qui s’élance jusqu’à la digue, devient le moyen le plus évident d’accéder à la nationale et aux secours. Enfin, elle ne se contente pas seulement de rendre le sol perméable : elle permet aussi de développer un système de phytoépuration à filtre vertical en bande.
Sur les premières hauteurs, nous proposons également de réutiliser la pente du parking de la zone commerciale pour y installer des noues. Sous les roues, un mélange terre-pierre pour une infiltration de l’eau de pluie immédiate. Sous la partie moteur, on conserve l’enrobé. Lors de pluies, l’eau polluée s’écoule dans la noue |16| dans laquelle poussent des plantes dépolluantes. La cuve mise en place représente un volume de 60 m², soit la capacité de récupération d’un mois de pluie constante sur la toiture du Lidl de Jemeppe. La citerne occupe l’équivalent de deux places de parking, mais elle fabrique aussi un abri pour les deux roues ou les caddies. Nous pourrions même imaginer un partenariat avec la ville ou des agriculteurs pour la vider régulièrement et arroser les espaces verts ou les cultures.
|1| Sites industriels présentant des risques d’accidents majeurs.
|2| Le synclinal est un pli géologique en forme de creux, comme une gouttière ou un berceau. Liège se trouve dans le « synclinal de Namur », correspondant au sillon mosan, et repose sur un substratum de schistes houillers. Sur ces terrains tendres, peu résistants à l’érosion, la vallée de la Meuse a pu se développer largement.
|3| Système fluvial en plaine formé par l’accumulation des dépôts d’alluvions provenant de l’érosion.
|4| Niveau annuel moyen le plus bas d’un cours d’eau servant de point de référence en hydrologie pour la mesure des niveaux de crues. Le niveau d’étiage à Liège varie entre +58,1 m (étiage bas) et +60 m d’altitude (niveau d’étiage moyen).
|5| Les exutoires sont des conduites étanches, dédoublées par sécurité et qui amènent jusqu’à la Meuse les eaux provenants des hauteurs et des versants sans transiter par les stations de pompage. Leur écoulement est naturel et se fait par gravitation.
|6| AIDE : Association Intercommunale pour le Démergement et l’Epuration des communes de la province de Liège
|7| Benjamin Dewals - « En 2100, la Meuse en crue causerait cinq fois plus de dégâts », RTBF, 30 octobre 2013.
|8| Scénario pessimiste annoncé par le programme Climate Central : sealevel.climatecentral.org
|9| Le rapport 2019 du PAL (Port Autonome de Liège) enregistre un nouveau record pour le trafic fluvial de conteneurs avec une progression de 13 %.
|10| Crues d’importance localisées en 2000, 2002, 2006, 2007, 2008, 2010, 2012, 2016, 2017 et 2018.
|11| Les impacts physiques : l’eau. Le démergement en Wallonie. Annales des mines juillet 1998.
|12| Port Autonome de Liège
|13| La plateforme Roll-On Roll-Off est une infrastructure permettant le chargement et le déchargement du matériel lourd d’un convoi routier, dans une barge.
|14| Le Port Autonome de Liège développe actuellement une zone d’activité et des docks sur une surface de 100 hectares en construction sur de grandes surfaces vierges ou en friches ; les écosystèmes de faune et de flore présents sur ce site représentent un important espace de rétention d’eau naturelle. Mais le grand volume d’eau non absorbé par ce type de site naturel lors des crues récurrentes aura un impact d’autant plus grand sur les zones urbanisés avoisinantes. Le port projette de construire un autre terminal géant de plus de 200 hectares sur l’ancien site de Chertal-Cockerill.
|15| Large voie express reliant Liège à Huy en bord de Meuse.
|16| La noue permet grâce la végétalisation d’une sorte de fossé aux bords plus ou moins pentus, de recueillir l’eau de ruissellement et favorise son infiltration dans les sols. Les noues contribuent également à renforcer le réseau écologique local et la mise en valeur du paysage.
Pour citer cet article
Barcelo L., Dumont A., « Risque submersif à Liège : se préparer au pire », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 146-177. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-7/risque-submersif-a-liege-se-preparer-au-pire.html
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