Dérivations

Pour le débat urbain

La coévolution des villes et des pathogènes

Une brève histoire parallèle du fait urbain et des pathogènes en prise avec la situation actuelle : quels défis urbanistiques la pandémie mondiale soulève-t-elle ?

Rome, ville malade

Dans un best-seller |1|, l’historien Kyle Harper décrit la ville par excellence, l’Urbs, la Rome d’il y a deux millénaires, non pas seulement comme un triomphe d’urbanité, mais aussi comme un nid à pathogènes. Il faut imaginer une cité d’une ampleur défiant toute comparaison. Y vivent environ 1 million d’habitants, quand des bourgades se targuaient d’être influentes avec des populations 100 fois inférieures. Une ville-monde, à la tête d’un Empire qui compta à son apogée environ 75 millions de sujets. Une ville-ventre, nourrie par des conquêtes qui la mettaient en mesure de drainer les ressources agricoles des provinces alors fertiles et immensément éloignées qu’étaient les actuelles Égypte, Libye et Tunisie. Une cité de rêve, de l’eau à foison, plus de 800 thermes, un urbanisme qui ne connaîtrait pas d’équivalent en Europe avant la fin du XVIIIe siècle. Sous les pieds, un système d’égouts gargantuesque. À l’horizon, sept collines où trônaient les somptueux sièges des institutions gouvernementales et religieuses, ainsi que les palais des plus riches citoyens. Et tout autour, une plaine surpeuplée, parsemée de zones humides, en proie au paludisme et aux pénibles diarrhées infligées par les parasites intestinaux.

Être riche, à Rome, c’était faire partie d’une coterie qui détenait l’essentiel du foncier et du pouvoir politique. C’était aussi être à l’abri des miasmes, c’est-à-dire vivre vieux — nombreux sont les édiles qui atteignaient les 60 ou 70 ans. Être pauvre enfermait dans une existence courte, l’espérance de vie tournant autour de 27 ans. Les maladies infantiles prélevaient plus d’une vie sur deux. Dans ce cadre-là, épidémie rimait avec terreur. Tout le talent de Kyle Harper est de montrer en quoi Rome et son Empire étaient dépendants à la fois des épidémies et des fluctuations du climat. Rome bénéficia d’un optimum climatique, une période de temps chaud, l’Optimum climatique romain qui, du IIIe siècle avant notre ère au IIIe siècle après, favorisa l’exploitation agricole intensive, celle des grands domaines esclavagistes dédiés au commerce, celle des innombrables métayers et paysans voués à la subsistance. L’âge d’or de Rome se lézarda à partir de 165, date à laquelle une épidémie, sans doute de variole, dévasta la capitale avant de ravager l’empire. Le dixième de la population périt. Les armées, par leurs déplacements constants dans l’Empire, sont les premières affectées. Elles sont aussi apparemment le vecteur clé de la diffusion du pathogène, qu’elles auraient transmis initialement depuis l’Orient, suite à une campagne militaire contre les Parthes. L’aristocratie voyageuse est décimée au point que les assemblées urbaines, cette multitude de potentats locaux en charge de l’administration quotidienne, doit réviser ses quotas et admettre des gens autrefois méprisés parmi elle. Les paysans fuient les campagnes pour affluer vers les villes, où les riches avaient coutume, pour alléger les tensions sociales et se constituer la clientèle nécessaire au contrôle des fonctions électives, de distribuer de la nourriture. Des frontières de la Germanie aux champs du Nil, d’innombrables établissements agricoles se transforment en friches.

Ces événements s’accompagnent d’un cortège d’effets psychologiques, qui se traduisent par des modifications dans les croyances. On crée des divinités supposées souveraines contre les maladies pour se mettre sous leur protection. On sollicite aussi Apollon. La cité sacrée de Hiérapolis (Asie Mineure) voit affluer des délégations municipales implorant le dieu de les assister. Tous ces phénomènes, de la diffusion de l’épidémie à la réaction des sociétés, se comprennent dans le cadre d’un monde urbanisé et structuré par le commerce entre cités autour de la Méditerranée. Ce contexte favorise les déplacements, et donc la propagation des pathogènes, instaurant un cercle vicieux : après l’épisode de variole dit « peste antonine » de 165 à 190, Rome subit la peste de Cyprien (un filovirus de type Ebola pour Kyle Harper, la rougeole pour d’autres historiens) dans les années 250. De la Chine à l’Europe, chaque nouvelle pestilence frappe plus fort, alors que le climat se dégrade et complique l’approvisionnement en nourriture des villes. L’insécurité augmente avec la pauvreté et la faim qui lui est associée et les forces armées se montrent de plus en plus indépendantes des pouvoirs politiques, au point d’entraîner au IIIe siècle la sécession de parts importantes de l’Empire. Celui-ci s’adapte et met en place des politiques de résilience : dès la fin du IIe siècle, Marc-Aurèle intègre les esclaves dans ses légions, tout en invitant les barbares (issus des peuples hors de l’Empire) à venir repeupler les villes frontières. Après chaque crise épidémiologique, des hommes forts surgissent pour recentraliser les structures administratives. Mais la puissance de l’Empire s’érode, jusqu’à l’obliger au retrait autour de Constantinople au cours du IVe siècle, et à la conversion vers une religion plus portée vers l’ascèse, appropriée aux ressources raréfiées de son temps, le christianisme |2|. Rome est prise par les Wisigoths en 410, sa gloire n’est bientôt plus qu’un souvenir. Le pire se déchaîne avec la peste de Justinien |3|, à partir de 541. Cette peste (Yersina pestis) entraîne une réduction d’au moins un tiers de la population de l’Ancien Monde durant le Ve siècle, et ses spasmes se prolongent jusqu’à la fin du VIIIe siècle. Elle sera un facteur décisif de l’affaiblissement des Empires perse et byzantin, les poussera à se déchirer dans des guerres sans fin, favorisant les conquêtes musulmanes au VIIe siècle.

Le climat évolue de concert avec les pandémies |4|. D’abord parce que les vagues de froid, entrecoupées de sécheresses, entraînent des famines qui affaiblissent les organismes. Ensuite parce que les variations des températures favorisent la diffusion de certains pathogènes : la peste semble avoir été dopée, dans ses vagues des Ve et XIVe siècles, par les refroidissements climatiques alors à l’œuvre — l’essayiste David Keys l’explique par la multiplication des interactions entre les puces vecteurs de la maladie et les rongeurs ; la dengue est aujourd’hui boostée par la chaleur croissante. Le refroidissement s’amorce à la fin du IIe siècle, s’aggrave durant les IIIe-IVe siècles, et atteint son summum à partir de 535 et 539, années qui voient deux mégaexplosions volcaniques refroidir le climat planétaire, de -3 °C dans les années 540 |5|, et pour les trois siècles suivants, de -1 °C. Ce Petit Âge glaciaire de l’Antiquité tardive entraîne un dépeuplement des villes, une récession démographique et une fragmentation du pouvoir politique dans l’Eurasie, instaurant un contexte de stress et de changements accélérés des écosystèmes et des sociétés qui leur sont associés. Les villes se vident durablement en Europe, alors que les musulmans fondent Bagdad, ville nouvelle magistralement planifiée au VIIIe siècle, avec un million d’habitants ! Le centre de gravité de l’histoire mondiale a basculé. Pour un millénaire, l’histoire urbaine s’écrit en Orient et en Chine, alors qu’elle s’efface en Europe. Quand la Rome antique faisait jeu égal avec l’urbanisme chinois ou indien, la soi-disant révolution urbaine d’Europe occidentale des XIIe-XIIIe siècles n’est qu’une pâle copie de ce qui se passe alors dans les mégapoles d’Asie |6|.

Des épidémies filles de l’urbanisation

Les ingrédients qui permettent de construire cette histoire de Rome sont illustratifs de procédés qui ont affecté l’ensemble des sociétés, de l’établissement des premières cités à la révolution industrielle du XIXe siècle. On sait que les cités naissent de la révolution agricole. Qu’elles ont partie liée avec les épidémies. Concentrer des humains sédentaires quelque part, c’est inviter les germes à prospérer en leur ouvrant un buffet gratuit et permanent, fait de déchets de nourriture et de déjections. Il y eut bien des solutions. La plus efficace était d’assainir l’agglomération en cohabitant avec des éboueurs biologiques. Les rares touristes qui visitent des villages papous s’indignent aujourd’hui de voir les chiens lécher le derrière souillé des jeunes enfants. C’est pourtant une hygiène très efficace. Un canidé mange les excréments de ses petits (et une fois domestiqué, étend ce réflexe aux bébés humains) pour que ceux-ci puissent passer des semaines dans la tanière, sans tomber malades ni dénoncer par l’odeur leur présence aux prédateurs. Les chiens à l’état semi-féral qui est le leur dans les sociétés traditionnelles en sont la garantie propreté : ils digèrent tout ce qui est organique, de l’amidon à la viande pourrie en passant par les excréments dont ils contribuent à alléger la charge épidémiologique. Notre urbanisme moderne, qui a tout fait depuis le XIXe siècle pour éradiquer les chiens errants des villes où ils ont été omniprésents depuis le commencement, y a perdu un précieux auxiliaire |7|.

De ce qui précède, on retiendra surtout que les pandémies, à quelques rares exceptions près, sont filles de l’urbanisation. Il faut en effet franchir un seuil, une densité de population critique pour qu’un micro-organisme ou un virus opère le grand saut vers l’humain. On a tout fait en Eurasie pour leur faciliter la tâche, notamment en vivant en cohabitation étroite avec des porcs, des vaches, des poulets et des moutons — sans compter quelques commensaux tels les rats. Ce bouillon de culture a favorisé les transferts de pathogènes, en offrant à des trilliards de microbes la possibilité d’expérimenter des mutations qui, les rares fois où elles réussissaient, permettaient de sauter d’une espèce à l’autre. La rougeole est représentative de cette coévolution, c’est-à-dire de l’influence des sociétés humaines et des pathogènes sur leurs transformations respectives. Cette infection virale résulte d’une mutation du virus de la peste bovine, rendue possible par la cohabitation entre humains et bovins. Elle apparaît vers -350 quand les vaches ont commencé à être domestiquées voici 10 millénaires, car pour que la rougeole puisse se reproduire durablement, il lui faudrait, selon les modèles épidémiologiques |8|, une population humaine hôte d’au moins 250 000 humains sédentarisés au même endroit. C’est l’essor de villes importantes en Eurasie qui lui a permis d’exister et de telles agglomérations n’ont émergé qu’à partir du Ie millénaire avant notre ère, autour de la Méditerranée, en Inde et en Chine.

Le paradoxe des sociétés urbaines, favorisées par les pathogènes

Pour certains auteurs |9|, la maladie constitue aussi un des facteurs qui a fait le succès des villes dans notre évolution de grands singes grégaires : dans le premier temps de la sédentarisation, alors que les populations croissent en transitant très lentement vers la domestication des espèces végétales et animales, les villages sont des exceptions. Qu’ils puissent dégager une élite de rois et de prêtres, de guerriers professionnels et d’artisans, donc créer des innovations techniques, une organisation plus efficace que celle des chasseurs-cueilleurs ne donne apparemment guère d’avantages à ces communautés, si ce n’est peut-être de fasciner suffisamment leurs voisins pour qu’un flux continu d’immigrants maintienne ces villages à flot ; leur solde démographique semble désespérément négatif, probablement à cause des pathogènes. Les sédentaires sont plus petits, ils ont un squelette moins dense, et souffrent plus souvent de famines que leurs voisins chasseurs-cueilleurs. Ce qui fait dire à de nombreux auteurs, de Jared Diamond à Yuval Noah Harari, que l’urbanisation était un piège. Mais à un moment, il y a cinq-six millénaires, tout bascule. Ce qui était une collection hétéroclite d’expériences de sédentarisation fragile se transforme en tsunami. Les cultures néolithiques se diffusent rapidement, supplantant les chasseurs-cueilleurs. L’Europe occidentale est transformée par deux vagues venues du Proche-Orient, le long des côtes méditerranéennes pour l’une, de la vallée du Danube pour l’autre. En un ou deux millénaires, elle adopte l’élevage, l’agriculture, les villages ; les gènes des anciens occupants se mélangent avec ceux des nouveaux arrivants au point parfois de s’escamoter.

Tout porte à croire que les maladies seraient un des, sinon le moteur de cette diffusion soudaine de l’agriculture, qui a partie liée avec l’urbanisation. Le mécanisme a permis la conquête des Amériques par des poignées de soudards au XVIe siècle. Cortès annihile la Confédération aztèque, machine de guerre à la tête de 17 millions de sujets, avec moins de 1000 hommes et quelques canons. Pizarro désintègre l’Empire inca, autre machine de guerre, avec moins de 300 conquistadores. Leurs alliés : certes des communautés indigènes qui ont vu dans les Espagnols une occasion de se soulever contre des oppresseurs. Mais surtout des germes. Les Amérindiens n’avaient quasiment pas domestiqué d’animaux, et les sociétés qui élevaient des dindons ou des lamas ne vivaient pas en osmose avec eux. Variole, rubéole, grippe, oreillons, scarlatine… Ces maladies ont en commun de s’être développées depuis plusieurs millénaires dans l’Ancien Monde, d’avoir été des tueuses de masse. Puis la sélection naturelle avait laissé survivre les populations génétiquement résistantes, ainsi que les microbes les moins virulents : ceux qui peuvent tranquillement se reproduire dans leur hôte sans le tuer. Les épidémies étaient devenues des maladies d’enfance, frappant les petits humains en une sorte de processus prophylactique. Cet équilibre garantissait à l’enfant exposé de ne pas périr de cette maladie à l’âge adulte, tout en certifiant aux germes qu’ils bénéficieraient toujours d’un terrain favorable à leur reproduction.

Les Espagnols étaient immunisés aux germes, pas les Amérindiens. Quand Colomb débarque en 1492 dans les Antilles, les Amériques comptent au moins 60 millions d’Amérindiens. Un siècle plus tard, ils ne sont plus que 5 millions. La grande majorité a péri de maladie. La variole à elle seule emporte 60 % des sujets de la Confédération aztèque durant les deux années de conflit avec Cortès. Aucune structure sociale ne peut résister à un tel choc, les survivants se retrouvent en état d’hébétude absolue. La ville de Tenochtitlan, qui fait l’admiration des Espagnols avec ses égouts perfectionnés, sa population de 300 000 âmes (Séville, alors la plus importante agglomération d’Espagne, est moitié moins peuplée et nettement moins alphabétisée) et ses jardins lacustres à perte de vue… L’urbanisme amérindien était radicalement différent de celui des Européens : il s’articulait autour d’un centre cérémoniel et administratif, marqué par d’immenses monuments, et visait à produire de façon dense, dans des jardins maraîchers cultivés sans traction animale ni métal, suffisamment de nourriture végétale pour nourrir une population dense. Les villes vertes dont le XXIe siècle aura besoin pour permettre la survie en masse de l’humanité pourraient y trouver une source d’inspiration.

La conquête des Amériques par les Européens a été rendue possible par les pathogènes, un avantage conféré par hasard aux colonisateurs en raison de leur mode de vie. Probablement en a-t-il été de même de l’adoption du modèle agricole : on peut raisonnablement faire l’hypothèse, congruente avec les données archéologiques, que les paysans d’Anatolie ont conquis l’Europe en avançant en front pionnier et en changeant dramatiquement les milieux. Le pacte avec les microbes leur garantissait l’invincibilité. Un sur deux mourait avant ses cinq ans, le survivant, immunisé, progressait vers l’ouest, croisait des populations naïves, qui contractaient les maladies dont il était porteur sans en être affecté. L’essentiel de ses contacts mouraient, leurs terres étaient libres, les forêts brûlées et abattues, le bétail paissait, les surfaces humides bientôt s’estompaient, les écosystèmes changeaient et se transformaient en répliques des milieux d’où venaient les colons. Cette histoire est celle de la diffusion d’un modèle sociétal, articulé au fur et à mesure de son perfectionnement et de sa complexification sur les villages puis sur les villes. Elle vaut à coup sûr — c’est bien documenté |10| — pour les Amériques du XVIe-XIXe siècle (la conquête de l’Ouest), et probablement pour la diffusion plus lente des sociétés néolithiques en Europe il y a 5 à 6 millénaires. Dans les deux cas, l’urbanisation était une condition sine qua non à la diffusion de la nouvelle civilisation. Elle soutenait le front pionnier, elle permettait la circulation de flux d’informations, pour trouver telle ressource, identifier l’endroit idéal où déverser l’excédent de population généré par ce système. Elle permettait de créer un rouleau compresseur démographique, tout en pérennisant par la suite cet excédent de population, en lui permettant de drainer des ressources toujours plus lointaines.

En face, on sait que les spoliés résistèrent. Le cas le mieux documenté est celui des Comanches. À l’origine, des Amérindiens qui se replient dans les Grandes Plaines, hors d’atteinte des Blancs. Qui développent une hypersensibilité à la maladie et adoptent des comportements empêchant sa propagation. Si tu tombes malade, on t’abandonne. Si tu survis, attends quelques mois, et trouve-toi une communauté où t’intégrer. C’est ainsi que la plupart des Amérindiens résistèrent aux épidémies, alors que les sociétés urbaines s’effaçaient en quelques années. Aux États-Unis, il fallut au XIXe siècle un effort concerté (armée soutenue par des capitaux et une industrie, villes pionnières construites en vagues de migrants acheminés depuis l’Europe afin de civiliser ce que l’on présentait comme « l’Ouest sauvage ») pour anéantir la Comancheria, cet empire des steppes atypique frappé simultanément de catastrophes environnementales : extinction des bisons et sécheresse |11|. Au Brésil, cette histoire d’écocide et de génocide se répète aujourd’hui sous Bolsonaro, dans l’indifférence générale.

Nous voici arrivés au terme de ce parcours dans l’histoire mondiale. Effleurons le rôle crucial des mutations urbaines des XIXe-XXe siècles, dans des villes confrontées au mal de l’époque, le choléra. Le vibrion est à sa façon pur produit du colonialisme britannique. Il a muté en Inde à la faveur d’un bouleversement climatique autour de 1816, emprunté les bateaux de sa Majesté britannique et accompagné l’essor urbain de l’Europe, lui-même conséquence de l’explosion démographique du continent. Les épidémies sont le reflet de leur époque. La peste médiévale a voyagé sur les routes de la soie, le choléra a emprunté les bateaux à vapeur de l’Empire colonial britannique, le Covid-19 s’est diffusée via les lignes aériennes. Le monde que nous construisons appelle les pandémies. Plus les écosystèmes sont stressés, plus les pathogènes essaient de trouver des terrains propices à la survie. Plus nous nous interconnectons, plus rapide est la contamination.

L’avenir urbain en question

L’humanité est partie de peu : 5 millions de chasseurs-cueilleurs il y a 10 000 ans. Avec l’agriculture et l’urbanisation, on a tutoyé le milliard un peu après 1800. Aujourd’hui on approche des 8, 9, 10 milliards. Mais on sait que nous vivons dans un monde fini. Plus d’Europe vierge d’agriculture, plus d’Ouest sauvage, les ressources métalliques, énergétiques, minérales et surtout écosystémiques sont désormais comptées. Nous connaissons la suite physique de notre trajectoire. Un réchauffement de 1,2 °C aujourd’hui, de 1,5 °C dans les années 2030, avec le franchissement du cap fatidique des 2 °C dans la décennie 2040. C’est ce qui est acté dans nos émissions passées et présentes de gaz à effet de serre, et il est peu probable qu’on lui échappe — sauf progrès fulgurant dans la captation carbone. Il faudra évidemment des politiques de lutte drastiques contre ces émissions, car sinon on dérivera vers l’enfer |12|, chaque dixième de degré nous rapprochant davantage de la barbarie indissociable d’un monde où nous ne pourrons plus nourrir qu’une part de plus en plus réduite des milliards d’humains avec lesquels nous partagerons la planète.

Les villes développées seront, dans un premier temps, le meilleur lieu où être. Car elles cumulent les atouts liés à leur héritage historique : ayant attiré les structures économiques dynamiques que sont les firmes, les salariés performants et les savoir-faire qui leur sont associés, concentrant les ressources éducatives des universités et instituts de formation, jouissant de réseaux de communication performants, elles seront aussi technologiquement à même de combattre la chaleur, de concentrer les ressources agraires et énergétiques, de mobiliser les solidarités. Le tout sous réserve qu’elles sachent multiplier les niveaux de gouvernance, et ne cèdent pas à la tentation de laisser s’accroître les inégalités entre leurs résidents. Mais elles devront se verdir, se « réensauvager » |13|, introduire des processus naturels en elles pour durer. Elles seront soumises à des tensions : s’artificialiser sera créer toujours plus d’ilots de chaleur, jusqu’à la rupture. Il faudra apprendre la remédiation, alors que les événements climatiques les plus extrêmes d’aujourd’hui deviendront la norme, et affecteront (tout comme les épidémies) toujours davantage les pauvres que les riches. Et parions qu’il y aura des pandémies nouvelles. Celles qui résulteront, comme le Covid-19, d’une destruction accélérée des milieux naturels.

C’est un défi démesuré qui attend les urbanistes : mettre en place les conditions de lutte contre les forces contraires aux concentrations humaines, qu’elles soient climatiques, énergétiques, agricoles ou épidémiologiques. Et l’enjeu, sur une planète finie, n’est rien de moins que de faire survivre la civilisation. Puissions-nous ne pas connaître le destin de Rome.

|1| Harper, K., Comment l’Empire romain s’est effondré. Le climat, les maladies et la chute de Rome, trad. Pignarre P., Paris : La Découverte, 2019.

|2| Brown, P., À travers un trou d’aiguille. La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme en Occident, 350-550, trad. Bonne, B., Paris : Les Belles Lettres, 2016.

|3| Voir Testot, L., « Comment la peste affecta l’histoire : première pandémie (6e-8e siècle) », Blog Histoire globale, http://blogs.histoireglobale.com/comment-la-peste-affecta-lhistoire-premiere-pandemie-6e-8e-siecle_613.

|4| Voir Keys, D., Catastrophe : An Investigation into the Origins of the Modern World, New York : Ballantine Books, 1999.

|5| Dans cet article, les températures mondiales moyennes sont partout exprimées en référence aux mesures de la fin du XXIe siècle.

|6| Abu-Lughod, J., Before European Hegemony : The World System A.D. 1250-1350, New York : Oxford University Press, 1991.

|7| Testot, L., Homo canis. Une histoire des chiens et de l’humanité, Paris : Payot, 2018.

|8| Dux, A. et al., « The history of measles : from a 1912 genome to an antique origin », bioRxiv preprint, www.biorxiv.org/content/10.1101/2019.12.29.889667v1.

|9| Pour un résumé et un plaidoyer en faveur de cette hypothèse forte, voir Scott, J. C., Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, trad. Saint-Upéry, M., Paris : La Découverte, 2019.

|10| Cette hypothèse dite de l’impérialisme écologique a été développée par Crosby, A., Ecological Imperialism : The Biological Expansion of Europe, 900-1900, New York : Cambridge University Press, 2004 ; voir aussi Mann, C. C., 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, trad. Boraso, M., Paris : Albin Michel, 2013. Pour un résumé, Testot, L., Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris : Payot, 2017, chapitres 8 et 9.

|11| Hamaleinen, P., L’Empire comanche, 2008, trad. Cotton, F., Toulouse : Anacharsis, 2012.

|12| Un enfer décrit dans Lynas, M., Six degrés. Que va-t-il se passer ?, trad. Kaldy, P., Malakoff : Dunod, 2008. Compilant les rapports scientifiques sur le réchauffement climatique, écrit il y a plus de douze ans, cet ouvrage n’a pas pris une ride. Les études récentes ne font que confirmer ce que l’on savait dans les années 2000.

|13| Voir la notion de rewilding, défendue par exemple en France par Gilbert Cochet, et au niveau mondial par Oliver E. Wilson dans Half-Earth : Our Planet’s Fight for Life, New York : Liveright Publishing, 2016 — pour un résumé, voir https://theconversation.com/reensauvager-la-moitie-de-la-terre-la-dimension-ethique-dun-projet-spectaculaire-4682, consulté le 16.10.2020

Pour citer cet article

Testot L., « La coévolution des villes et des pathogènes », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 40-45. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/la-coevolution-des-villes-et-des-pathogenes.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

Participer à la discussion

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.