Dérivations

Pour le débat urbain

De la gratuité à la tarification des bus intra-muros de Mons

La gratuité ponctuelle des transports en commun fait régulièrement l’actualité. Lors des pics de pollution, elle est mise en avant comme moyen de protéger l’environnement et de rétablir la qualité de l’air. Lors d’évènements spéciaux (réveillon de la Saint-Sylvestre, marché de noël) elle a pour objectif de garantir la sécurité des usagers et / ou d’éviter la saturation du réseau routier. Pour autant, rare sont les villes proposant des transports en communs gratuits toute l’année. En Belgique, les transports en communs gratuits disparaissent même peu à peu. Hasselt, ville pionnière ayant rendu son réseau gratuit en 1996, a réinstauré une tarification en 2013 pour des raisons économiques.
Mons était la dernière ville wallonne à proposer un service de bus gratuits desservant l’intra-muros. En février 2015, le collège communal a rendu public son nouveau plan de gestion pour 2015-2020 ayant pour objectif de réduire le déficit de la ville. Plusieurs mesures sont annoncées dont la fin de la gratuité des circuits intra-muros (réduction de la subvention de 50% |1| . Ce service de bus gratuits avait vu le jour en 1999 et s’était étoffé au cours du temps. Les circuits A, B et C desservaient le centre historique tandis que le circuit D, ajouté en 2010, se rendait dans le zoning commercial de Mons Grands Prés.
Suites aux négociations entre la Ville et la société d’exploitation Transport En Commun (Tec) Hainaut, une nouvelle offre de bus intra-muros a été mise en place à partir du 01/07/2016. Quels ont été les impacts de la réduction budgétaire sur le service proposé aux usagers ? Nous avons commencé par étudier l’évolution des circuits, des noms, de la tarification ainsi que l’impact sur les ambiances. Nous présentons ici nos premiers résultats, que nous complèterons en 2017 par des enquêtes de terrain.

Rationalisation des circuits et des fréquences

Dans le centre historique, le nombre de circuit a été réduit de 3 à 2. Malgré la perte d’une ligne, les nouveaux tracés permettent de desservir quasiment le même nombre d’arrêts (42 / 44). Les nouvelles lignes sont un peu plus longues (+ 1,5 km parcourus en moyenne). 7 arrêts ne sont plus desservis, 3 dans l’hyper-centre de Mons (ligne supprimée) et 4 sur un tracé déplacé plus en périphérie pour desservir la commune d’Hyon, ce qui a eu pour conséquence l’ouverture de 5 nouveaux arrêts, un peu plus éloigné du centre-ville. Dans le reste de la ville, le circuit desservant le zoning commercial des Grands Prés est maintenu à l’identique et un nouveau circuit a été ouvert desservant la zone dite du Grand Large. Ce circuit avait été expérimenté en 2015 lors du titre de capitale européenne de la culture pour desservir un parking relais.
Concernant la fréquence de passage, elle reste inchangée (1 bus toutes les 15 minutes) mais des horaires fixes sont à présents disponibles en ligne et aux arrêts. Les plages horaires sont légèrement décalées dans le temps, notamment pour ouvrir les lignes du centre-ville plus tôt en semaine (5h30 contre 7h avant). En contrepartie, les lignes s’arrêtent plus tôt et ont des plages horaires réduites le samedi. Bien que le nombre total d’arrêt soit quasiment maintenu, le nombre d’arrêts desservis par plusieurs lignes a baissé. Par exemple, l’hôpital Saint-Joseph, de l’autre côté du centre-ville par rapport à la gare, est desservi par une ligne au lieu de 3 anciennement. Alors que les usagers attendaient environ 5 minutes pour avoir un bus, maintenant l’horaire est fixe mais il ne passe plus qu’un bus toutes les 15 minutes.
Ces changements anticipent la baisse de fréquentation associée à la fin de la gratuité. Par exemple, la ville d’Aubagne (France) a rendu en 2009 ses transports en communs gratuits. Ils ont observé une augmentation de + 58 % de voyageurs au cours des 40 premiers jours |2| . Cette augmentation s’est maintenu avec + 142 % de voyageur au bout de 4 ans (date d’écriture de l’étude). Une forte augmentation de la fréquentation durable dans le temps a également eu lieu à Hasselt. D’après les chiffres publiés par la ville : + 100 % la première année (1996), et + 1319 % au bout de 10 ans (2006) |3|. Par contre, aucun chiffre n’a été publié par la ville suite à la fin de la gratuité (2013). Giovannangeli et Sagot-Duvauroux (2012, p. 20) |4| ont comparé les chiffres de fréquentation de plusieurs réseaux devenus gratuits et concluent : « Les statistiques sont formelles : aucune mesure, et de loin, ne permet une augmentation de la fréquentation équivalente aux effets de la gratuité ». Il est donc fort probable d’observer l’effet inverse à l’arrêt de la gratuité.
L’étude des nouveaux circuits démontre une rationalisation des tracés et des arrêts. La disparition d’une ligne en centre-ville (anticipation de la baisse de la fréquentation) est associée, pour minimiser les réactions, à l’ouverture d’une nouvelle ligne (60 – Grand Large), desservant une partie de la ville non desservie par les transports en communs auparavant.

Approche marketing pour les noms des circuits

L’ancien réseau était composé de 4 circuits : A, B, C et D. Le nom des lignes était fonctionnel, des lettres commençant par le début de l’alphabet. Les lignes plus longues distances reliant Mons aux communes voisines sont numérotées et portent le nom de leur destination finale, par exemple « 1 – Saint-Ghislain ». Le choix des lettres pour les circuits gratuits de l’intra-muros au lieu des chiffres permettait de s’inscrire dans la continuité des autres lignes du réseau, tout en symbolisant la différence tarifaire.
Le nouveau réseau est composé de deux lignes « côté cœur historique »  |5| nommées « City’O » et « City’R » et deux lignes « côté ville nouvelle » nommées « 60 – Grands Prés » et « 50 – Grand Large ». Un premier travail de marketing urbain est visible par la mise en valeur de la dimension historique du centre-ville, et de la dimension moderne d’une ville en développement pour l’aspect « ville nouvelle ». Les lignes « ville nouvelle » ont rejoint les autres lignes Tec Hainaut dans leur tarification et donc dans leur dénomination.
Par contre, les lignes « côté cœur historique » garde une tarification spéciale qui devait être visible dans leur dénomination. Ce qui interpelle en premier dans les nouveaux noms « City’O » « City’R » et l’utilisation de l’anglais. Cela donne aux lignes une dimension plus internationale, cosmopolite, plus dans l’air du temps et certainement plus compréhensible par les non francophones. Le Choix des lettres O et R s’inscrit dans la continuité de la présence d’une lettre de l’alphabet pour les lignes du centre-ville. Cette continuité crée un lien et minimise l’effet de rupture pour les usagers réguliers. Mais le choix des lettres n’est plus fonctionnel. Pourquoi avoir choisi O et R ? Notre interprétation est qu’il s’agit d’une référence à deux éléments naturels, l’eau et l’air. Ces références sont liées à des valeurs positives pour la majorité des individus : les quatre éléments naturels, les énergies renouvelables, la préservation de l’environnement, la nature,…
Un dernier élément est intéressant à analyser, il s’agit du nom du réseau, passé de « Mons intra-muros, réseau urbain gratuit » à « Mons en bus, réseau urbain élargi ». Sémantiquement, le terme « élargi » appliqué à un réseau est laudatif alors que dans les faits l’élargissement reste très relatif. En effet, la fréquence ou les plages horaires n’ont pas été augmenté et le nombre de ligne a même diminué en centre-ville. L’élargissement géographique est indéniable car une ligne s’éloigne un peu plus du centre-ville pour desservir Hyon et une nouvelle ligne se rend au Grand Large. Mais les deux lignes « ville nouvelle » ont rejoint le réseau Tec Hainaut dans leur dénomination et tarification, donc n’appartiennent plus vraiment au réseau des bus du centre-ville…
Cette étude des dénominations démontre qu’une démarche marketing importante a accompagné la transition et la présentation du nouveau réseau aux usagers. Au-delà de la communication directe, le travail sur les noms des circuits cherche à toucher émotionnellement les usagers pour créer du lien subjectif (ou au moins éviter le rejet) entre eux et le nouveau réseau.

Des tarifs très variés

La principale nouveauté, et raison officielle des changements, est l’arrêt de la gratuité du service. Les nouveaux tarifs sont différenciés selon les tracés. Les lignes 50 et 60 passent au tarif Tec « normal », à savoir 2,10 euros le ticket dans le bus, de nombreuses réductions étant possibles (achat de carnet de ticket, distance parcourue, billets combinés, réduction sociale pour les personnes âgées, les jeunes, les familles nombreuses, les militaires, BIM,…) .
Les deux lignes de l’intra-muros ont un tarif particulier. Les tickets Tec classiques fonctionnent, et le chauffeur vend des tickets à 2,10 euros dans le bus. Mais un titre de transport spécifique intra-muros existe, à 6 euros les 20 parcours. Malheureusement, ce ticket n’est disponible que dans la boutique Tec à la gare de Mons. Le tarif, sept fois plus élevé dans le bus qu’en carnet de 20, favorise énormément l’anticipation et décourage toute utilisation spontanée et / ou occasionnelle.
La gratuité permettait l’égalité entre tous les usagers. La nouvelle tarification se veut équitable, car elle propose des tarifs adaptés. Mais l’équité pose la question du choix des catégories aidées, et des démarches nécessaires pour obtenir un tarif réduit. En effet, il faut prouver son bon droit, ce que certains ne font pas par ignorance, incompréhension ou tout simplement découragement face aux démarches. Et comme le souligne Giovannangeli et Sagot-Duvauroux (2012, p. 99) |6| les bus gratuits apportent « De la fatigue en moins. De l’humiliation en moins. Le bus, public sur le papier, mais réservé aux plus riches que soi, c’est humiliant ».

Ambiance : disparition d’un espace public

Au-delà d’un moyen de transport, les bus sont des lieux dans lesquels les usagers se rencontrent et se côtoient quelque soient leur origines / âges / genre / catégorie sociale,… La gratuité favorise cette mixité. De plus, la gratuité permet l’absence totale d’argent et de relation marchande. Il n’y a plus de fraude ou de répression qui entretiennent des tensions, autant entre usagers qu’avec les chauffeurs / contrôleurs. A l’inverse dans les bus payants, les usagers peuvent percevoir les autres comme des « profiteurs », des « assistés », des « vaches à lait »,… A Aubagne, 1 an après la mise en place de la gratuité, 80 % des voyageurs trouvent les bus plus conviviaux  |7|. Les auteurs de l’étude soulignent une nouvelle façon de prendre les transports en communs « ne pas bouger pour la survie, mais pour le plaisir » |8|. Concrètement à Mons, des étudiants pouvaient profiter des bus pour une dernière révision au chaud avant un examen. Ou alors des pensionnés isolés pouvaient aller faire leur course trois fois par jour, pour diminuer le poids à porter et croiser du monde. Ces déplacements, sans être vitaux, ne sont pas inutiles à la vie sociale.
Les bus gratuits se rapprochent alors de la notion d’espaces publics, lorsqu’ils sont définis suivants leurs fonctions et usages plutôt que leur propriété. Les espaces publics sont souvent décrits comme les lieux d’accomplissement de l’urbanité aux travers des côtoiements, des évitements et des rencontres qui permettent l’apprentissage de l’altérité. Pour Gwiazdzinski (2014, p. 219) |9| « La vitalité des espaces publics tient autant à l’inventivité des aménageurs qu’à la ruse des usagers qui détournent en permanence pour inventer d’autres fonctions et d’autres usages, échapper à la répétition et au vide pour redonner du sens. Les espaces publics sont des espaces vivants où s’inventent de nouvelles manières de vivre ensemble, des plateformes d’innovation, des “espaces des possibles” propices à la rencontre et à la sérendipité ».
La nouvelle organisation des circuits de bus tend à unifier les publics et les comportements. Une partie des usagers les plus précaires n’utiliseront plus ces bus. De plus, elle valorise la programmation et la planification des déplacements, réduisant la part de hasard et de sérendipité. D’un trait d’union entre les citoyens, les bus intra-muros risquent de devenir un lieu de désunion entre ceux qui ont les moyens financiers et / ou d’anticipation et les autres. Mais comme le souligne Giovannangeli et Sagot-Duvauroux |10|, cette dimension reste difficilement mesurable ce qui n’en fait pas un bon argument tant pour les sociétés de gestion des transports que pour les politiciens « Règle de base : donner à toute éventuelle mesure un objectif sérieux, quantifiable. Si la gratuité a pour objectif non une imprécise exaltation de l’espace public mais l’augmentation de la fréquentation, alors oui, il devient possible d’en rendre compte en technicien ». En cette période d’austérité économique, il nous semble tout de même intéressant de rappeler que « Not everything that can be counted counts, and not everything that count can be counted » (Cameron, 1963, p. 13) |11| .

Conclusion : Un habillage marketing pour une offre rationnalisée

La modification tarifaire des bus du centre-ville montois a été l’occasion d’une inversion de paradigme. L’ancien réseau, sous des noms de lignes fonctionnels (circuit A, B, C) s’était développé de manière organique. Les lignes se chevauchaient et s’entremêlaient, de nombreuses parties étaient doublées voire triplées. La gratuité favorisait les courts déplacements, pouvant être décidés sur l’instant par la vue du bus.
Le nouveau réseau est rationnalisé, rentabilisé. Les parties de ligne communes ont largement diminué, ainsi que la présence dans l’intra-muros. Les itinéraires se sont allongés et les horaires des bus sont fixés et affichés. La montée spontanée pour quelques kilomètres n’est plus favorisée avec un tarif du ticket dans le bus prohibitif : 2,10 euros.
Par contre, ce réseau plus formel s’accompagne de noms de lignes plus énigmatiques, fruit du travail de créatifs « City’O », « City’R ». Ces noms font appels à la partie subjective des individus, leurs émotions, leurs réflexions, pour créer un lien sensible avec eux. Ce sont des démarches classiques de marketing expérientiel |12| . Alors que les coûts de production et d’exploitation sont revus à la baisse en rationnalisant les processus, les produits finis et les points de ventes sont de plus en plus mis en scène pour séduire « des consommateurs de plus en plus blasés » (Ritzer, 1999) |13| . Cela suffira-t-il pour assurer la viabilité des circuits intra-muros ? Notre recherche ne nous permet pas de répondre à cette question pour l’instant, c’est pourquoi nous envisageons une série d’enquête de terrain en 2017.

|1| Chiffre annoncé dans le communiqué de presse officiel : https://www.infotec.be/Portals/0/Tec %20Hainaut/PDF/monsenbus_2016_06_07_cp_reseau_urbain.pdf consulté le [10/12/16].

|2| Giovannangeli, M., Sagot-Duvauroux, J.-L, Voyageurs sans ticket. Liberté, égalité, gratuité : une expérience sociale à Aubagne, Vauvert : Au diable Vauvert, 2012, pp. 34.

|3| Site internet de la ville de Hasselt, http://www.hasselt.be/content/content/record.php?ID=4418, consulté le [20/09/16].

|4| Giovannangeli, M., Sagot-Duvauroux, J.-L, 2012, Op. Cit.

|5| Notamment sur la page de présentation officielle des nouveaux circuits sur le site de la ville de Mons http://www.mons.be/vivre-a-mons/cadre-de-vie/mobilite/deplacements/en-bus, consulté le [20/12/2016].

|6| Giovannangeli, M., Sagot-Duvauroux, J.-L, Voyageurs sans ticket. Liberté, égalité, gratuité : une expérience sociale à Aubagne, Vauvert : Au diable Vauvert, 2012, p. 99.

|7| Op. Cit, p. 110.

|8| Op. Cit, p. 41.

|9| Gwiazdzinski, L., Éloge de la ruse dans les espaces publics, in Degros, A., De Cleene, M., « Bruxelles à la (re)conquête de ses espaces », Ministère de la Région Bruxelles Capitale, 2014, [pp. 216-219], https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01071453 [consulté le 05/01/17].

|10| Giovannangeli, M., Sagot-Duvauroux, J.-L, Voyageurs sans ticket. Liberté, égalité, gratuité : une expérience sociale à Aubagne, Vauvert : Au diable Vauvert, 2012, p. 18.

|11| Cameron, W. B., Informal Sociology, a casual introduction to sociological thinking, New York : Random House, 1963, p. 13.

|12| Voir notamment les travaux de Schmitt, B., Experiential marketing : how to get customers to sense, feel, think, act, relate, New York : The Free Press, 1999.

|13| Ritzer, G., Enchanting a Disenchanting World : revolutionizing the Means of Consumption, California : Pine Forge Press, 1999.

Pour citer cet article

Lago N., « De la gratuité à la tarification des bus intra-muros de Mons », in Dérivations, numéro 4, juin 2017, pp. 82-87. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-4/de-la-gratuite-a-la-tarification-des-bus-intra-muros-de-mons.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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