Introduction
Les artères de la cité sont par excellence le lieu de rencontre des habitants, et ce, tout particulièrement, à la faveur d’évènements festifs qui peuvent osciller entre culture, ripaille, tradition et luttes. Femmes et hommes, voisins et citoyens, chacun y va de son réseau relationnel, s’y forge une identité, partage ses savoirs, donnant par la fête un sens à la cité.
Du plus ancien au plus récent, le carnaval est la forme suprême de la fête, du déguisement, de la sortie du quotidien. Il peut incarner une forme de contestation. Il est aussi l’occasion de fédérer voire de générer des talents et du lien social, comme à Binche où l’on constate que la fête cristallise des compétences spécifiques chez les habitants et contribue à leur éviter de la sorte un exode en quête d’emploi vers les grandes villes. La reconnaissance au titre de patrimoine immatériel de l’humanité a fait du carnaval un outil de promotion de cette cité de taille modeste, et a encouragé les pouvoirs publics à investir dans des rénovations urbaines.
Certaines traditions remontent à la nuit des temps, d’autres sont de création récente, mais toutes n’en ont pas moins un impact profond sur l’espace urbain qui les accueille et les nourrit. Récentes ou traditionnelles, les fêtes de rue empruntent les unes aux autres. Les carnavals nés depuis peu, comme le Carnaval Sauvage des Marolles, reprennent des symboles païens tel le grand feu, symbole de purification et de renouveau, pour créer un moment d’expression artistique et politique résolument contemporain. Le carnaval de Binche, rituel rigoureusement codifié, évolue — et conserve ainsi son sens. Comme l’explique Françoise Lempereur en citant la convention de l’Unesco sur le patrimoine immatériel, l’évolution du patrimoine est essentielle afin d’éviter qu’il ne meure en se figeant.
Derrière la fête elle-même, il y a « autre chose ». Elle génère une culture, une identité. Les participants la préparent durant de longs mois, parfois même tout au long de l’année. Nantis ou pauvres, tous investissent leurs propres deniers comme dans le cas des marcheurs de l’Entre-Sambre-et-Meuse ou même des Gilles, qui financent chacun avec fierté « leur » carnaval dont ils sont chacun le roi. Il n’est pas rare que les organisateurs de fêtes, à l’image de ceux de la fête en Pierreuse, veillent à conserver farouchement leur indépendance et évitent tout subside mais aussi toute interférence de sponsors privés.
Traditionnelles ou non, initiatives spontanées ou décision des pouvoirs publics ou du secteur associatif, les fêtes de rue, à condition de rencontrer l’adhésion des habitants, contribuent à l’identité d’une ville ou, comme pour le carnaval du quartier Nord à Liège, d’une communauté.
Les usages festifs de l’espace public jouent un rôle déterminant dans l’identité urbaine, et par-delà dans le pouvoir d’attraction d’une ville. En cela ils font partie intégrante de la politique communale, même si le rôle des pouvoirs publics reste souvent limité aux aspects organisationnels et sécuritaires. Le contenu de la fête, lui, reste majoritairement dans les mains de ses acteurs.
À Liège même, pas de tradition carnavalesque mais un patrimoine souvent associé au quartier d’Outremeuse. Il est lié au personnage de Tchantchès, qui est toujours le premier à contester l’autorité et auquel s’identifient nombre de Liégeois. Divisé entre deux chapelles, Saint-Pholien et Saint-Nicolas, ses traditions peinent à se moderniser comme l’illustre la faible participation des jeunes et des communautés issues de migrations récentes dans les organisations folkloriques d’un quartier multiculturel. La fête peut en effet être un facteur d’intégration ou d’exclusion à l’heure où une proportion significative de citadins est issue de migrations. La ville de Liège recèle pourtant de nombreuses traditions qui pourraient être mises davantage en valeur pour renforcer l’image et l’identité d’une ville qui subit toujours les effets de la « crise économique ».
La fête sert-elle à noyer les consciences dans le pain et les jeux comme à l’époque romaine ? Lors de la rédaction de ce dossier, les festivités du XV août en Outremeuse ont souvent été citées comme un modèle à ne pas suivre, emportées par une spirale de consommation dans laquelle les habitants ne se reconnaissent plus. D’où, probablement, l’engouement que connaissent les 13 et 16 août, Saint Måcrâwe et Matî l’Ohê, journées plus confidentielles où le public est acteur.
À la fin du XXe siècle, des mouvements citoyens ont créé des évènements festifs dans le but de faire entendre leurs revendications de façon ludique. Souvent proches des mouvances écologistes ou libertaires, ces mouvements ont été impliqués dans la naissance de l’alter-mondialisme — c’est par exemple le cas de Reclaim The Streets au Royaume-Uni, mais aussi de l’Euromayday ou de la Caravane des quartiers à Liège comme ailleurs en Europe. La fête en Pierreuse doit sa renaissance en 1975 à la volonté d’un groupe d’habitants de sauver leur quartier promis à la démolition par les pouvoirs publics. La fête de rue, moment de subversion, comme l’était la fête des fous au moyen âge ? Sans aucun doute, combat politique et fête peuvent rimer. Pour reprendre la célèbre citation d’Emma Goldman « If I can’t dance, it’s not my revolution » |1|.
À l’heure où la culture devient une industrie globale, destinée à remplir de « contenu » aseptisé des réseaux mondialisés, les fêtes de rue permettent d’exprimer des cultures locales vivantes qui appartiennent au domaine public donc à tous. Elles créent du lien, de la cohésion sociale et de facilitent ainsi le vivre-ensemble au-delà des clivages.
Un dossier coordonné par Laurence Vandewalle
|1| « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution » est une phrase attribuée à la militante anarchiste américaine Emma Goldman (1869-1940).
Pour citer cet article
« Introduction », in Dérivations, numéro 3, septembre 2016, pp. 24-25. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-3/introduction.html
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