Dérivations

Pour le débat urbain

La brique et le pavé, entretien avec Aline Fares

CR
Aline Fares, tu es militante pour le droit au logement, c’est d’ailleurs dans le cadre du collectif Action Logement Bruxelles et de l’élaboration de la pétition pour la baisse des loyers que l’on s’est rencontrées. Tu es aussi autrice d’une bande dessinée et d’une conférence gesticulée portant sur les rouages de la finance et des banques, entre autres choses… Peux-tu nous expliquer comment, à travers ton parcours, tu en es arrivée à t’intéresser depuis le monde de la finance aux questions relatives au logement ?

AF
Oui. Je suis française et j’ai fait mes études au HEC, une grande école de commerce, ce qui, en me laissant porter par les événements, m’a finalement amenée à travailler dans une banque. J’y ai travaillé pendant presque 10 ans, d’abord au Luxembourg et ensuite à Bruxelles, où je suis arrivée en 2007. Mon arrivée à Bruxelles s’est déroulée dans un contexte assez privilégié puisque j’étais bien payée et, qu’en plus, mon logement était intégralement pris en charge la première année par mon employeur, puis de manière dégressive jusqu’à ce qu’au bout de trois ans j’en assume entièrement le loyer. J’étais détachée en fait, c’était une sorte de mini contrat d’expatriation entre le Luxembourg et la Belgique… Bref, je suis arrivée à Bruxelles en septembre 2007 dans ces conditions de logement très avantageuses.

Puis il y a eu la crise financière de 2008. Comme je travaillais chez Dexia, qui a été l’une des toutes premières banques européennes à menacer de s’effondrer, j’ai vu la crise de très près, de l’intérieur. Mais sans en subir aucunement les conséquences car j’ai gardé mon emploi trois ans encore après la crise. C’est à la fin de l’année 2011 que j’ai quitté Dexia.

J’ai d’abord passé 4-5 ans à militer dans une organisation anticapitaliste qui travaillait sur la dette, le CADTM [le Comité pour l’Annulation des Dettes Illégitimes]. Il y avait un lien et un enjeu important parce que la crise financière a été suivie des sauvetages bancaires et ceux-ci ont entraîné une très haute augmentation de la dette publique, en Belgique et dans d’autres pays. Le CADTM me paraissait poser une bonne question à ce sujet, à savoir la légitimité du remboursement de la dette et des politiques d’austérité. Côté emploi, quelques mois après ma sortie de la banque, j’ai rejoint une ONG, du nom de Finance Watch. Pendant ces quelques années, je gagnais encore assez bien ma vie et j’ai approfondi ma connaissance du système financier, de son fonctionnement, des réglementations, etc. C’est là que j’ai rencontré une organisation qui s’appelle Housing Europe, un équivalent de Finance Watch mais sur les questions de logement, c’est-à-dire un genre de lobby citoyen très ancré dans les institutions européennes et qui représente les organisations de défense du droit au logement un peu partout en Europe. C’est alors que j’ai pu m’expliquer ce que j’avais vu en 2008… Car en 2008, un des éléments extrêmement choquants, ça avait été d’observer que la crise financière avait été immédiatement suivie de millions d’expulsions domiciliaires, et cela aux États-Unis mais aussi en Espagne, dans des pays d’Europe de l’Est, etc. Un lien m’est apparu entre le logement – que j’envisageais jusqu’alors comme une question très locale, très spécifique – et la crise internationale de la finance. J’en suis par conséquent venue à me demander : c’est quoi le rapport entre cette question très locale et des règlements financiers mondiaux ?

C’est en travaillant chez Finance Watch et avec cette association, Housing Europe (à l’époque, on avait notamment organisé une conférence sur le thème « Finance et logement »), que j’ai compris comment ça s’imbriquait. À la fin de Finance Watch, j’ai réalisé un travail sur les liens qui existaient entre les grandes questions de société et la finance : pour chaque ODD (Objectif de Développement Durable), il s’agissait de faire un lien avec la finance, avec la crise financière, le fonctionnement des banques… L’un de ces ODD inclut le droit au logement, ce qui m’a permis de mettre de l’ordre dans toute cette question. Par ailleurs, parallèlement à ce travail, une série d’événements ont fait que ma situation financière a changé : je n’ai plus eu les revenus que j’avais jusqu’alors et je m’étais en outre séparée de mon conjoint… Du coup, j’ai dû trouver seule un logement pour moi et ma fille, en étant au chômage. J’ai alors fait l’expérience de ce que c’est que de rechercher un logement lorsqu’on est une femme seule. J’avais de l’argent de côté, avec de petits revenus. J’ai d’abord négocié une petite baisse de loyer, mais, à un moment, j’ai dit à mes proprios : « en fait, je ne peux plus ». Au final, j’ai dû quitter mon quartier.

C’est seulement à ce moment-là (en 2016 donc) que j’ai compris qu’il y avait un problème d’accès au logement à Bruxelles. Cette question, je ne me l’étais pas du tout posée avant parce que ce n’était pas une expérience que j’avais faite, moi. Au fond, je me la posais de manière très extérieure, en tant qu’observatrice des grandes mécaniques financières et de ce qu’elles provoquent au niveau international sur des millions de gens.

Je me suis donc vraiment mise à travailler sur le sujet. Puis deux travailleur·euses d’IEB [Inter-Environnement Bruxelles] – dont Sarah De Laet, qui deviendra un vraie amie et une camarade de lutte – sont venu·es me trouver en me disant : « écoute, chez IEB, on constate, sur de grands projets immobiliers contestés par les habitants et habitantes que des gros promoteurs immobiliers se pointent, ou des acteurs qui ont beaucoup plus de capitaux qu’avant… C’est vraiment bizarre, on a l’impression qu’il se passe un truc et on a besoin de comprendre ce qui se joue à cet endroit ». Fin 2018, j’ai donc rédigé une étude sur la financiarisation du logement en général, et à Bruxelles en particulier. À partir de là et de fil en aiguille, j’ai lu beaucoup sur cette question dans toutes ses dimensions (dont le livre Chez soi, de Mona Chollet, qui m’a vraiment touchée) ; j’ai écrit une série d’articles et j’ai rencontré plein de gens qui réfléchissaient déjà à ces questions. Mais j’ai toujours gardé à l’esprit le lien entre la financiarisation et le logement. Dans la continuité de la thèse d’Alice Romainville intitulée La production capitaliste de logements à Bruxelles. Promotion immobilière et division sociale de l’espace, j’ai par exemple réalisé une étude sur deux très grands promoteurs immobiliers belges, BPI et Immobel, afin de cerner la manière dont ces acteurs ont été transformés par leur financiarisation et leur choix délibéré d’aller chercher sur les marchés de capitaux des quantités très importantes d’argent. Puis le confinement est arrivé et avec ce petit groupe de personnes que j’avais petit à petit rencontré, nous avons monté Action Logement Bruxelles. C’est d’ailleurs là qu’on s’est rencontrées toi et moi.

Voilà, à partir de là, la boucle est à peu près bouclée.

CR
Aujourd’hui, tu co-animes depuis un an, avec Sarah De Laet, une émission radio appelée « La brique et le pavé ». J’ai une double question à ce sujet. Pourquoi avoir choisi ce nom ? Est-ce en référence à la fameuse maxime « Le Belge a une brique dans le ventre » ? À travers ce titre, est-ce que vous cherchez à déconstruire cette idée, ce mythe ? Et dans un deuxième temps : pourquoi avoir choisi de réaliser une émission radio ?

AF
C’est en effet une émission sur le logement et le droit à la ville. C’est venu à la suite de réflexions autour de la maxime « la brique dans le ventre ». « La brique », oui, c’est un peu lié à cette expression. Mais c’est aussi la brique des maisons. C’est donc également une référence à la construction du logement, une allusion à ce dont sont faits nos logements. Et le pavé, c’est le pavé des rues de Bruxelles, mais c’est aussi le pavé de combat, le pavé qu’on lance et qui fait le lien avec les révoltes urbaines et la contestation. Car cette émission, nous l’avons d’abord conçue comme un outil au service des luttes pour le droit au logement. Parce qu’il y a un besoin de lutter pour défendre ce droit au logement en Belgique.

CR
Et pourquoi le choix du média radio ?

AF
Avec Sarah, on constatait qu’il y avait une production intellectuelle passionnante sur la question du logement et du droit à la ville. On voyait que, depuis plusieurs années, ce qui venait de l’Université Libre de Bruxelles, notamment du Département de géographie (dont Sarah est issue), nous outillait dans nos luttes. Ces travaux constituaient des points d’appui hyper importants et intéressants. Ce fut le cas par exemple avec le travail de Pernelle Godard et de ses collègues sur les expulsions domiciliaires |1|. Cette recherche a été très utile pour la lutte contre les expulsions et dans le travail mené par le Front Anti-Expulsions.

Mais ça restait une production intellectuelle et elle prenait souvent l’allure de bouquins. On voulait donc trouver un format pour diffuser ces recherches, pour les rendre accessibles et qu’elles servent effectivement aux luttes. Par ailleurs, toutes les deux, aussi bien Sarah que moi-même, on a chacune réalisé une conférence gesticulée. On est donc à l’aise avec l’oralité et on est habitées toutes les deux par les enjeux de l’éducation populaire… Puis, pour diverses raisons, on a aussi été amenées, l’une et l’autre, à traîner dans les studios de Radio Panik… Au bout du compte, l’idée est donc tombée : et si on faisait une émission radio !

Voilà comment on s’est lancées. Le format de nos émissions consiste à discuter un ouvrage avec son auteur ou son autrice pour comprendre d’abord l’apport de cette démarche et de cette personne ; il s’agit aussi de cerner comment ce qu’on apprend peut servir dans les luttes pour le droit au logement et à la ville. C’est un format d’une heure. C’est donc toujours un petit challenge. Mais c’est chouette et on a très envie qu’elle soit plus écoutée, même si on n’a aucune idée de la portée qu’elle a pour l’instant…

CR
Revenons à l’expression « la brique dans le ventre ». En quoi, selon toi, dire que « le Belge a une brique dans le ventre », participe-t-il d’un mythe ? Pourquoi est-il si central ? Et qu’est-ce qu’il provoque, au fond, ce mythe ?

AF
La première chose à dire, c’est ce que j’ai appris en lisant la thèse d’Alice Romainville |2|, à savoir que les politiques ont décidé de faire de l’acquisition du logement une politique publique il y a une centaine d’années. Il faut en effet bien voir que ce fut une politique délibérée de rendre les belges propriétaires, une politique d’ailleurs menée conjointement avec le développement de la CGER – qui était la banque publique de l’époque. Car on ne développe pas de politique d’accès au logement par la propriété sans développer le secteur bancaire. D’abord, parce que la plupart des personnes ne sont pas capables de s’acheter un logement cash ; mais surtout parce que, à l’époque, cette politique publique ciblait principalement les travailleurs ouvriers et les employés. Il n’était donc pas possible d’opérer cette politique sans favoriser parallèlement le développement du crédit bancaire.

L’acquisition du logement par la propriété, c’est donc quelque chose qui a été fabriqué, construit de toutes pièces. Et la raison pour laquelle on a fabriqué cette politique apparaît dans les textes. Les extraits qu’Alice Romainville met en avant dans sa thèse disent en effet clairement que cette politique permet de contenir les gens : un ouvrier qui a un crédit à rembourser pour accéder à sa maison est moins prompt à faire la grève. C’est vraiment formulé comme ça ! Ce fut donc un choix délibéré. En gros, on peut dire que les gouvernements ont décidé de faire ça plutôt que du logement social. Car c’est une politique qui a été subventionnée et qui l’est toujours aujourd’hui. Toutes les personnes qui ont acheté un logement à crédit le savent : en Belgique, il y a une déduction fiscale très importante. Or, une déduction fiscale, c’est du budget public. Du budget public qui est affecté à ça, à la propriété individuelle, et qui ne sera donc pas affecté à autre chose. Financer l’acquisition par des subventions, c’est choisir que ces subventions iront là et pas ailleurs, ce sont des subventions en moins pour autre chose – des budgets en moins pour le logement social notamment. Au final, « la brique », on l’a donc mise de force dans le ventre des Belges.

CR
Ce serait d’ailleurs un chiffre très intéressant à obtenir, le montant de ces subventions. On pourrait avoir une idée, une évaluation de cette politique de soutien à l’acquisition. Et on pourrait se poser les questions suivantes : qu’est-ce qu’elle nous « rapporte » cette politique ? Permet-elle vraiment d’améliorer le droit au logement ? À qui permet-elle de se loger, à qui cet argent public bénéficie-t-il ? Car même s’il y a subvention, il n’empêche qu’à la fin, il y a des personnes qui vont rester locataires toute leur vie et qui n’en profiteront pas…

AF
Oui. Il y a des perdants et il y a des grands gagnants de cette politique de soutien à l’acquisition. Ceux qui sont locataires ne reçoivent en effet rien du tout en termes d’aide de la part de la puissance publique : ce sont les propriétaires qui récupèrent tout. C’est pourquoi on peut dire qu’on a sciemment mis cette brique dans le ventre des belges. La brique dans le ventre, c’est un mythe car il s’appuie sur un choix politique, une décision prise à un moment donné au détriment d’autres options possibles. Mais c’est un mythe qui a la peau dure. Et qui gène effectivement la lutte pour le droit au logement. Essentiellement parce qu’il suscite un désir fou qui anime beaucoup de personnes. Aujourd’hui, être locataire, c’est une situation très précaire car il n’y a pas de cadre suffisant, voire pas de cadre du tout pour le prix des loyers. Et il n’y a pas d’alternative valable parce que le logement social n’est en fait pas financé. Or, sans encadrement des loyers, les locataires sont coincé·es dans leur logement, soumis aux décisions arbitraires des propriétaires, par exemple d’augmenter des loyers entre deux baux, ce qui peut les priver d’un accès à un logement adéquat, à un prix correct, etc., quand ils ne sont tout simplement pas menacés d’expulsion. Par conséquent, forcément, l’accès à la propriété privée est vu comme le graal, parce qu’on se dit que c’est le seul moyen d’être tranquille, de maîtriser ses mensualités, etc.

Cela étant dit, il faut bien voir que tout le monde ne peut pas devenir accédant à la propriété – et de moins en moins d’ailleurs. Parce que l’accès à la propriété privée, ça demande d’accéder à un crédit, c’est-à-dire de se présenter devant une banque avec un dossier qui est acceptable pour une banque. Or les banques imposent des contraintes au crédit, règles de prudence qui sont nécessaires à toute organisation qui fait crédit, et dont une partie leur est imposée par les banques centrales, mais il y a aussi des règles internes – et ce ne sont pas les mêmes pour toutes les banques selon les choix commerciaux qu’elles font. Ces règles de prudence incluent le fait de demander un apport initial important aux accédants à la propriété. Et comme cet apport est de minimum 10 %, qu’il faut en plus payer le notaire, etc., si on prend le cas de Bruxelles, aujourd’hui, à moins de 200 000 euros, franchement, on ne trouve pas. S’il y a 10 % minimum à fournir soi-même, ça fait déjà 20 000 euros, plus les frais de notaire, plus les frais d’enregistrement, plus les éventuels travaux de rénovation à penser dès le début du projet… On a vite 30 000, 40 000 euros à apporter soi-même. Et cet argent-là, les personnes qui sont parmi les 20 %, les 40 % les plus pauvres, elles ne l’ont tout simplement pas. Des franges très importantes de la population sont par conséquent exclues de l’accès à la propriété. Si on regarde les quintiles |3| en termes de revenus et de patrimoine, on sait avec certitude que les deux premiers quintiles ne disposent pas de ces sommes de départ. Malgré cela, certains s’y risquent quand même, en contractant des prêts auprès de la famille, auprès des ami·es, auprès d’un réseau d’aide interne à leur communauté, etc. Mais ils se mettent potentiellement en difficulté parce que le crédit bancaire obtenu, qui est d’un certain montant et qui implique certaines mensualités, est calculé sans prendre en compte ce qu’on a reçu des amis ou de la famille. Pourtant, dans la plupart des cas, il va quand même falloir rembourser ces montants… si bien que le taux d’effort peut devenir monstrueux.

CR
On en revient alors à une question sous-entendue très rapidement tout à l’heure au sujet de cette politique de la propriété privée : elle oblige parfois certaines personnes à accepter des conditions de travail inacceptables, parce qu’elles n’ont pas le choix. Elle peut placer les gens dans une forme de servitude très longue.

AF
Oui. Pour le premier quintile parmi les personnes qui ont un crédit hypothécaire, il y a un taux d’effort de plus de 57 %. Alors que ce même taux d’effort, pour le dernier quintile, il est seulement de quelques pourcents… L’accès à la propriété privée, ça ne s’adresse donc pas à tout le monde, loin de là, et pas de la même façon. En plus, les prêts, c’est sur 25, sur 30 ans maintenant ! Ce qui signifie, au fond, que pendant la vie d’une génération, on est locataire de la banque. Et on espère pouvoir rester dans notre logement nos vieux jours venus parce qu’on en sera devenu petit à petit propriétaire…
Je voudrais d’ailleurs m’arrêter un peu sur ce dernier point car c’est un élément important et je voudrais insister. C’est que toute la sécurité sociale, la sécurité sociale dans un sens très large, pas seulement l’institution de la Sécurité Sociale, mais ce qu’on devrait appeler la sécurité sociale, au fond la sécurité sociale en tant qu’idée à laquelle on pourrait collectivement aspirer, c’est-à-dire la certitude de pouvoir se soigner si on en a besoin, d’avoir de quoi survivre pour ses vieux jours, payer les études pour ses enfants, etc., et bien, cette idée-là, cette sécurité-là, est de plus en plus érodée. Du coup, on a peur. On n’a pas confiance dans l’avenir. Résultat : plutôt que de mettre toute notre énergie à (re)construire cette solidarité collective et cette sécurité collective pour l’avenir, chacun, chacune, se retranche dans des solutions individuelles qui sont de toute façon les solutions prônées et encouragées par l’État, notamment via l’accès à la propriété privée individuelle, pour s’assurer de ne pas se retrouver dehors quand on n’aura plus d’argent. Au bout du compte, on propose des réponses individuelles à des problèmes collectifs.

Forcément, dans un tel contexte, la question de l’héritage devient déterminante. Il n’y a pas très longtemps, avec Sarah, on a fait une première tentative d’animation d’atelier collectif sur le rôle de l’héritage dans l’accès au logement. Avant de faire ce travail, je n’avais pas vraiment réalisé le fait que cette politique d’incitation à la propriété privée s’appuyait sur les mécanismes de la solidarité familiale ; elle incite à ramener la solidarité à l’échelle de la famille. Aujourd’hui, la solidarité familiale prime sur la solidarité collective. Désormais, on compte sur la famille et sur l’héritage familial. Moi, par exemple, c’est mon cas : je sais que je peux me permettre de ne pas être dans l’angoisse de l’accès à la propriété, même si j’ai bientôt cinquante piges. Je peux me permettre de ne pas avoir cette angoisse-là parce que mes parents sont propriétaires. Si la solidarité, c’est la solidarité familiale, les personnes qui peuvent compter sur cette solidarité familiale peuvent se désengager a priori de la sécurité collective. Mais pour les personnes qui n’ont pas ça, c’est angoissant.

Ceci dit, dès qu’on évoque la question de la propriété privée, on achoppe sur un élément terrible, presque abyssal dans les questions culturelles et philosophiques qu’il pose : alors qu’il y a 60 % de locataires à Bruxelles – des locataires qui ont donc tous intérêt à ce que les loyers baissent –, on constate qu’il est difficile d’essayer d’obtenir une baisse des loyers. Pourquoi ? Avec Sarah, avec toi et d’autres, on a monté Action Logement Bruxelles en 2020 et, après avoir appelé à l’annulation des loyers pendant le confinement, on a élaboré une campagne pour la baisse des loyers. Quand on a lancé la pétition, on était sûrs que ça allait devenir viral parce qu’on pensait que tout le monde voulait la baisse des loyers ; c’était une évidence. Mais pas du tout ! Et le point qui est perturbant, c’est ceci : il semble que l’accession possible à la propriété pour soi, dans le futur, crée une connivence d’intérêt avec les propriétaires-bailleurs. On dirait que le raisonnement est le suivant : « Oulala, si on baisse les loyers, les bailleurs vont gagner moins ; or, peut-être que moi aussi, un jour, je deviendrai bailleur, parce que, moi aussi, un jour, j’aimerais bien devenir propriétaire ! ». C’est quand même fou comme truc ! On dirait que les choses se passent un peu comme ça : soit tu es locataire et on s’en fout, tant pis pour toi ; soit tu es propriétaire, tu fais partie de la grande famille des propriétaires animée par la logique des bailleurs et puisqu’on a, au fond, tous envie de devenir propriétaires, on accepte cette logique. Je ne suis pas certaine à cent pour cent de ce que j’avance, mais c’est ce qu’on a vu sur le terrain, ce qu’on a senti, compris empiriquement. Autre chose qu’on entend aussi souvent : si on baisse les loyers, ce sera moins intéressant de louer et les bailleurs vont désinvestir la ville… En somme, c’est un peu comme si on n’arrivait plus à percevoir une alternative publique ou commune – une coopérative ou autre chose – à la question du logement, comme si le privé et ses objectifs de rendement étaient la seule solution, la seule possibilité de résoudre la question du logement. Aujourd’hui, c’est pourtant le privé qui prend le dessus et il est clair que l’on est très mal logés et/ou que ça coûte très cher… C’est très sclérosant, cette façon de penser.

C’est un peu stupide en plus. Car que se passe-t-il, en fait, si on baisse les loyers ? On sait en effet – c’est ce qu’a notamment démontré Hugo Périlleux dans sa thèse |4| – que la plupart des propriétaires-bailleurs sont en moyenne des gens qui gagnent plus que les locataires (avant transfert du loyer) et qui sont plutôt issus des classes favorisées ; ce sont d’ailleurs plutôt des hommes, même si ce n’est pas une si large majorité. Le loyer, c’est donc un transfert d’argent issu d’individus qui sont en moyenne plus pauvres vers d’autres personnes qui sont en moyenne plus riches. A priori, dans leur très grande majorité, les personnes qui perçoivent un loyer sont des personnes qui peuvent très bien subvenir à leurs besoins sans ce loyer. La baisse des loyers n’a donc pas d’incidence majeure sur les conditions matérielles d’existence de ces personnes. Donc : oui, ils peuvent râler, il n’en reste cependant pas moins que, si on regarde les choses à l’échelle de Bruxelles, il y a 60 % de la population qui a intérêt à ce que les loyers baissent, c’est-à-dire une large majorité.

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la propriété est très atomisée à Bruxelles. Il y a beaucoup de multipropriétaires qui possèdent un, deux, trois logements en plus de celui dans lequel ils vivent. Et lorsqu’on a un, deux ou trois loyers qui rentrent tous les mois, a priori, on ne va pas vendre sa propriété si les loyers en viennent à baisser un peu : ça n’a pas de sens. Du reste, si certaines personnes en viennent finalement à vendre, c’est aussi l’occasion de récupérer des biens privés pour en faire des biens publics ou communs.

Lorsqu’on fonctionne dans le registre du public ou de la propriété collective, hors marché, les loyers ne s’enfuient plus vers des tiers : ils reviennent à une caisse commune et il est possible d’utiliser ces fonds pour rénover les logements, pour en acheter d’autres, etc. Si on élargit l’assise du logement public, on peut proposer des logements de bien meilleure qualité. La dynamique collective est beaucoup plus vertueuse.

CR
Qu’il soit plus vertueux d’élargir l’assise du logement public me fait penser à un autre de tes engagements qui va nous permettre d’envisager la question du logement par un autre fil. Tu as aussi été très impliquée au Front Anti-Expulsions. Surtout à ses débuts, pendant le confinement. Le confinement, ça a été le déclencheur ?

AF
Oui, d’abord parce qu’il y avait des expulsions alors qu’on nous demandait de rester chez nous ; également parce qu’on s’est rendu compte que beaucoup de gens allaient perdre leur revenu, qu’ils ne pourraient donc plus payer leur loyer et qu’ils risquaient d’être expulsés. Ce fut le point de départ. Par après, il y a tout un réseau de solidarités et de dénonciations des expulsions domiciliaires qui s’est organisé.

CR
Un des enjeux du Front Anti-Expulsions, c’est de montrer la dimension collective des expulsions. C’est une dimension du problème qu’il est souvent difficile de penser et de montrer. C’est d’ailleurs la même idée tronquée qui revient souvent pour expliquer les choses : celui qui ne parvient pas à payer son loyer est responsable car il n’est pas parvenu à obtenir suffisamment de rentrées financières ou parce qu’il ne sait pas tenir correctement son budget, etc. Et cette idée est répandue aussi bien du côté des gens qui n’ont pas trop de problèmes que du côté des personnes qui sont expulsées elles-mêmes…

AF
Une phrase de Pernelle Godard résume bien la situation : le problème, dit-elle, ce ne sont pas les loyers impayés, ce sont les loyers impayables. Pourquoi parle-t-elle des loyers impayés ? Parce que, dans la plupart des cas, les gens se font expulser pour des impayés de loyer. Or, un impayé de loyer, c’est le plus souvent moins de 3 000 euros. On expulse donc des gens qui se trouvent dans l’obligation de payer des loyers élevés pour des montants qu’ils sont certes dans l’impossibilité de payer, mais qui, de facto, ne sont pas très importants. À mes yeux, cette phrase résume bien la situation : le problème provient avant tout des loyers impayables et non pas des loyers impayés lesquels, au bout du compte, ne représentent pas grand-chose. Autrement dit, le problème, c’est qu’on n’arrive pas à se saisir collectivement de la question du logement, c’est-à-dire qu’on laisse in fine les propriétaires privés déterminer les loyers comme ils en ont envie, si bien que la situation de l’habitat se détériore pour une frange de plus en plus importante de la population. Car il faut bien voir que les expulsions, c’est la face visible de l’iceberg du logement. D’une façon générale, il y a énormément de précarité dans le logement : il y a beaucoup de gens qui vivent dans des logements malsains, il y a aussi beaucoup de marchands de sommeil, beaucoup de gens qui sont coincés dans des logements complètement inadaptés parce qu’il n’y a pas moyen de trouver autre chose, etc. D’ailleurs, selon l’Observatoire de la Santé et du Social, près de 40 % des enfants vivent dans des logements insalubres à Bruxelles.

Pourquoi est-ce que j’évoque ce problème d’insalubrité lorsque je parle des expulsions ? Parce qu’il y a un lien entre le loyer trop cher, la peur de l’expulsion et l’insalubrité : en effet, quand on a un « bon plan », autrement dit quand on vit dans une habitation pour laquelle le loyer n’est pas encore trop cher, on « préfère » y rester, même si c’est dégueulasse, même s’il y a des fuites, même si le propriétaire ne fait pas les investissements nécessaires pour rénover le logement en vue de le rendre a minima salubre, c’est-à-dire – c’est tout de même important de le rappeler – pas dangereux pour la santé. Mais demander au propriétaire de procéder aux travaux qui s’imposent, c’est peut-être risquer une augmentation du loyer à laquelle on ne pourrait pas faire face et donc une possible expulsion future. C’est pour ça que près de la moitié de la population à Bruxelles vit aujourd’hui dans des conditions insalubres. Près de la moitié de la population bruxelloise est concernée : c’est donc une question collective et c’est une question collective depuis longtemps.

CR
Oui, c’est une question collective, cette non-régulation des loyers. Il existe aujourd’hui à Bruxelles un dispositif à propos duquel j’aimerais avoir ton regard. Quand on a porté la pétition pour une baisse des loyers, il était question de mettre en place un dispositif avec une grille indicative des loyers accompagnée d’une commission paritaire locative qui, aujourd’hui, est en place. Cette commission paritaire locative (CPL) est composée de représentants des propriétaires-bailleurs et des locataires. Toute personne peut lui demander un avis sur la justesse d’un loyer. Après avoir entendu les différentes parties, elle rend un avis non contraignant. Si elle conclut à une révision de loyer, elle peut proposer une conciliation entre le bailleur et le locataire, qui doivent donc essayer de se mettre d’accord sur le niveau de loyer. Qu’est ce que tu en penses, toi, de ce dispositif ? Ne s’agit-il pas d’une forme d’individualisation dans le combat collectif ?

AF
Ce qui est clair en tout cas, c’est que le fait de demander à un locataire, qui a peur de se faire potentiellement expulser, de se présenter devant une commission composée de gens plutôt sortis des institutions et qui connaissent bien leur sujet, ça peut être considéré comme trop impressionnant. C’est une démarche qui, finalement, fait un peu le même effet que celle qui existe déjà devant la justice de paix : c’est une démarche qui impressionne et qu’on n’engage pas, surtout lorsqu’on pense que, de toute façon, on ne sera ni compris, ni défendu par les gens qui arbitrent le conflit car ceux-ci n’ont aucune idée de la situation dans laquelle on vit, etc. Peut-être qu’en se faisant accompagner, certains peuvent réussir à surmonter ce mur – car ça n’a l’air de rien quand je le dis, mais, dans la réalité, ce fossé de classes, c’est un vrai mur – qui empêche d’aller défendre ses droits. Par ailleurs, c’est demander énormément d’efforts à des individus souvent déjà plus ou moins fragilisés et qui ne sont par conséquent pas toujours capables, pas toujours au courant, qui n’ont pas forcément le temps ni toujours la force d’étudier la situation et qui, s’ils font appel à cette commission, vont probablement se retrouver, dans le cadre de la conciliation mise en place, en face de gens – des représentants des propriétaires – qui, eux, sont bien préparés, ont travaillé leur argumentaire, etc. Par conséquent, pour moi, ce n’est pas le dispositif le plus puissant qu’on puisse imaginer… Ceci dit, il est peut-être possible d’en faire un usage intéressant. Au fond, c’est vrai, quitte à l’avoir, autant l’utiliser. Mais à mes yeux, il faut surtout pouvoir se demander, au bout de quelques mois, ce qu’il en ressort. Par rapport à tous les cas d’abus qu’elles connaissent, les associations considèrent-elles que le nombre de cas portés devant la CPL est convaincant ? Les conclusions, les avis de cette CPL, ont-ils un impact ? Il faut voir. À vrai dire, le seul intérêt que je vois à cette commission, c’est que les résultats qu’elle produit pourront peut-être appuyer une discussion politique sur la question des loyers trop chers.

CPL
Le 4 avril 2025, soit après la réalisation de cette interview, l’ordonnance visant à instaurer une commission paritaire locative et lutter contre les loyers abusifs s’est vue complétée de 4 articles rendant contraignant l’avis rendu par la CPL (composée, pour rappel, de représentants des locataires et des propriétaires dont la mission est de statuer sur la justesse d’un loyer compte tenu de la grille des loyers, des caractéristiques du bien,…).

CR
Une question qui m’habite beaucoup, c’est : à quel point la judiciarisation des combats politiques déresponsabilise les hommes et les femmes politiques de leurs décisions. En « judiciarisant » la question, on déplace la responsabilité de cette question collective de l’encadrement des loyers à des représentants des propriétaires-bailleurs et des locataires et, in fine, à la justice de paix. C’est comme si c’était à eux de prendre la décision de réguler un loyer, puis un deuxième loyer, puis un troisième, alors qu’il serait peut-être plus simple de prendre des responsabilités de type politique et de réguler une fois pour toutes, pour tout le monde. Comme si ce n’était pas une question politique. Ici, ça n’en fait plus une question politique, ça en fait une question individuelle.

AF
C’est clair qu’avec la CPL, on ne sort pas de l’individualisation des problèmes. On ne reconnaît pas la dimension structurelle (ni le rapport de pouvoir propriétaire-locataire d’ailleurs). C’est un peu comme dans plein de domaines : ils en sont encore à penser qu’il y a quelques pommes pourries et qu’il faut aller punir ces exceptions. Mais en fait, on n’est pas face à un phénomène de pommes pourries, on est face à un problème structurel ! C’est pourquoi le seul intérêt que je peux voir à cette commission, c’est d’appuyer in fine un débat politique.

CR
Je souriais tout à l’heure lorsque tu parlais de la sécurité sociale, parce que c’était justement quelque chose sur lequel je voulais revenir avec toi. J’aimerais qu’on déplie davantage ce sujet que tu as esquissé il y a quelques minutes car ça me semble primordial. D’ailleurs, dans votre dernière émission radio, vous avez présenté le travail d’une mémorante qui a analysé la composition du loyer, notamment la part réinvestie par les propriétaires dans le logement loué, etc. À la fin de cette émission – passionnante – vous avez terminé en dépliant le concept de asset-based welfare. C’est une vision de la société où chacun envisage, je te cite, « la propriété mobilière et immobilière comme un moyen de se prémunir contre les accidents de la vie », et cela tout au contraire de la sécurité sociale, qui est, comme tu le rappelais tout à l’heure, un dispositif de sécurité non pas individuel ou familial, mais collectif. Cette vision des choses, ce concept de asset-based welfare, sert les intérêts de certains et en exclut d’autres ; d’une façon générale, c’est une façon de penser qui individualise le problème et détruit petit à petit l’idée même d’une solidarité collective. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?

AF
Oui, c’est exactement ça. Commençons par la question du logement. Pour accéder à son propre logement, on le sait, on doit d’abord passer par la banque pour faire son prêt. Or, le crédit hypothécaire – ce n’est un secret pour personne, mais ça vaut tout de même la peine de le rappeler –, c’est le fonds de commerce des banques. C’est une de leurs principales activités. Si les banques ne disposent plus du crédit hypothécaire, ça remet en question assez fondamentalement le modèle de beaucoup d’entre elles. C’est un élément que j’aime bien répéter parce que ça renverse l’image qu’on a tendance à s’en faire lorsqu’on considère que c’est un service qu’elles nous rendent : il y a des gens qui vendent des pots de yaourt, il y a des gens qui vendent des voitures et les banques, elles, elles vendent des crédits. Le crédit hypothécaire, c’est leur produit, et même l’un de leurs produits phares. C’est d’ailleurs pour ça qu’elles font beaucoup de publicité : elles ont intérêt à en vendre beaucoup. Plus les gens achètent des maisons – et plus ces maisons sont chères –, plus elles font des crédits, plus les montants des crédits sont élevés, plus elles peuvent prélever des intérêts dessus, et donc, plus elles gagnent de l’argent. En gros, ça marche comme ça, sachant que le crédit hypothécaire, c’est aussi un produit qui permet d’en vendre d’autres : l’assurance-logement, la domiciliation de votre compte dans cette banque contre une ristourne sur le taux de crédit, etc. Donc : les premiers intéressés par l’acquisition d’un logement par quelqu’un, ce sont les banquiers.

Si l’on revient maintenant à ta question, il faut bien voir que si la plupart des gens souhaitent acquérir un logement pour se prémunir des aléas de l’avenir, cet investissement profite d’abord aux banques. Ce sont elles les grands bénéficiaires de cette façon de penser la sécurité vis-à-vis de l’avenir de façon individualisée, chacun pour soi. Par exemple, à force de se faire rabâcher les oreilles avec le discours actuel sur les pensions – « Oulala, mais vous n’aurez plus de retraite plus tard » –, on finit par légitimer cette idée en l’ancrant profondément dans la tête des gens. Et ça devient censé de se dire : « Il faut absolument que je trouve un plan B pour financer ma retraite parce que sans ça, je vais terminer à faire la manche quand je serai vieux alors que j’aurai bossé pendant quarante ans pour une boîte dont les productions sont d’un intérêt très discutable… ». C’est sûr : ça ne vend pas du rêve, ça fait même peur. Or, qui trouve-t-on derrière ce plan B qui fait peur ? On trouve les banquiers et les assureurs qui nous vendent leurs super solutions individuelles, leurs plans d’épargne-pension, leurs assurances, en gros, tout ce qui concerne les assurances-vie, etc. Mais ces produits, ce sont des produits d’investissement, des produits financiers ! C’est-à-dire qu’au lieu de mettre chaque mois une part du fruit de notre travail dans une caisse commune à travers la cotisation (les cotisations dites patronales et les cotisations employés), une caisse commune qui va servir à payer les gens qui sont actuellement à la retraite – c’est l’idée qui présidait à ce qu’on appelle la sécurité sociale –, aujourd’hui, on incite les gens à penser que chacun doit faire son petit pactole, gérer son petit patrimoine, encadré par des financiers, lesquels, avec les produits qu’ils nous proposent, vont alors pouvoir acheter d’autres produits, des produits financiers – par exemple : des parts d’entreprises (ce qu’on appelle des obligations), des dettes d’État (qu’on appelle souvent des « bons de trésor »), des dettes d’entreprises, etc. –, autrement dit : des produits qui vont aggraver la situation écologique et sociale parce que, pour que ces produits rapportent aux fonds de pension qui investissent, par exemple, il faut que les entreprises mettent la pression sur leurs employés, que les États élaborent des plans d’austérité, etc. C’est une manière de faire qui donne individuellement l’impression qu’on sauve les meubles pour nous-mêmes, qu’on se met à l’abri, mais en fait ça renforce les inégalités, les tensions, la pauvreté. Au fond, on croit sortir du problème alors qu’on le nourrit. C’est donc assez terrifiant comme perspective et comme façon de « gérer » le problème.

Et c’est pareil pour la santé et pour toutes les assurances complémentaires. Chacun·e met son petit pactole de côté et a accès à des services de soins qui paraissent meilleurs, plus rapides et plus confortables, mais dont l’accès dépend toujours du fait qu’on a de l’argent… ou qu’on ne l’a pas. C’est la logique qui sous-tend l’asset-based welfare : c’est le fait de penser que la sécurité à l’égard des accidents de l’avenir – la maladie, la vieillesse, etc. – relève finalement non plus de la solidarité collective, mais de la propriété privée, de la gestion de son patrimoine privé, gestion qui inclut le logement mais aussi une pension complémentaire et d’autres biens financiers ou matériels. C’est l’alternative capitaliste à la sécurité sociale. Chacun pour soi, avec des multinationales de la finance comme intermédiaires.

Et cette logique peut être poussée encore plus loin. On peut ne pas simplement se satisfaire de se prémunir pour soi-même des aléas de l’avenir. On peut aussi devenir propriétaire d’un autre bien pour générer des revenus plus tard. On peut devenir propriétaire-bailleur soi-même. C’est-à-dire : compter sur le fait que, quand on sera vieux, quelqu’un travaillera pour nous. Un individu verra une part importante du revenu de son travail nous revenir sous forme de loyer pour payer notre retraite – une retraite qu’on a renoncé à financer collectivement… L’asset-based welfare, c’est ça. L’idée est d’acquérir des propriétés qui peuvent générer des revenus suffisants afin de se mettre à l’abri. Et on pourrait même dire que ça fonctionne pour la voiture, le vélo, une tondeuse – n’importe quoi ! Le fait d’être propriétaire de quelque chose devient un générateur de revenus potentiel. Sauf que, en matière de logement en tout cas, tout le monde ne peut pas devenir propriétaire-bailleur – parce qu’il faut bien des locataires pour payer les propriétaires ! Il faut bien que les gens louent. C’est donc un projet qui ne fonctionne pas du tout pour tout le monde. Au mieux du mieux, il peut fonctionner pour la moitié de la population, et l’autre moitié paye. Mais, dans les faits, c’est beaucoup plus inégal bien sûr.

Aujourd’hui, puisqu’on est plongés dans un monde où l’idéologie néolibérale, voire libertarienne, domine, et que du point de vue politique, le monde se tourne malheureusement vers l’extrême droite, c’est ce genre d’idées qui circule de plus en plus, qui se déploie, qui s’impose. L’idée qu’un individu, s’il a hérité, d’une manière ou d’une autre, de quelque chose, même d’une petite somme, peut l’employer pour acquérir une propriété qui lui permette de se mettre à l’abri et de générer des revenus au détriment des autres est devenue tout à fait légitime car, désormais, la réflexion autour de la sécurité sociale, c’est juste chacun pour soi et ça s’arrête là.

Parler de asset-based welfare, c’est d’ailleurs déjà très libéral comme façon de s’exprimer. Ça a l’air assez cool, asset-based welfare, mais en fait, il faut bien comprendre que ça se fonde sur la destruction du welfare state : c’est le welfare state la référence, le point de départ que l’on détruit en préconisant une hyper-individualisation des solutions, une hyper-individualisation qui repose sur l’exclusion de toute une partie de la population.

CR
Asset-based welfare : traduit en français, ça veut dire une « protection sociale basée sur les actifs / le patrimoine ». Une protection de base pour permettre le bien-être des gens. Et personne ne peut être contre le bien-être des gens, contre la protection sociale… Comment être contre cette idée telle qu’elle est énoncée ? Il faut déplier le concept pour se rendre compte que ce bien-être, en fait, c’est forcément pas pour tout le monde, que dans cette perspective, le bien-être des uns, c’est l’enfer pour d’autres…

J’ai une dernière question, mais je ne sais pas si, à brûle-pourpoint, tu as quelque chose à dire là-dessus… Tu viens de l’univers de la finance. Puis tu as rencontré la géographie, notamment en travaillant avec Sarah De Laet. En quoi trouves-tu que ces disciplines peuvent nous aider à comprendre ce qui arrive dans nos villes, ce qui nous arrive ?

AF
La ville, c’est un terrain de jeu pour les capitalistes. Au sens où c’est un espace qui peut être pensé non pas seulement comme un espace de vie pour les gens qui y vivent et les gens qui y passent, mais aussi comme un espace de spéculation. Par exemple, au niveau le plus basique : j’achète un immeuble et, parce que les pouvoirs publics sont en train de mettre en place tout un tas de trucs dans ce quartier, je sais que cet emplacement va prendre de la valeur et que je pourrai le revendre plus cher dans quelques années.

Mais il existe des formes de spéculation plus complexes que Sarah explique bien dans sa conférence gesticulée : un promoteur immobilier peut spéculer sur le bâtiment ou le terrain qu’il achète et qu’il a l’intention de transformer (pour bâtir, détruire ou reconstruire). Dans ce cas, il spécule sur le fait que l’objet qu’il va proposer se vendra mieux que le terrain ou le bâtiment tel qu’il existe aujourd’hui, dans sa forme et son usage actuel. Pour faire advenir sa vision, ce promoteur a besoin de beaucoup de capitaux et il fait donc appel à ceux qui détiennent beaucoup de capitaux, c’est-à-dire des investisseurs, qu’il trouve via la bourse et via les banquiers. Les promoteurs (et je parle ici des plus gros) deviennent ainsi des portes d’entrée pour du capital qui vient d’un peu partout : de Belgique – car il y a beaucoup de gens riches en Belgique –, mais aussi de l’étranger.

Par ailleurs, il y a une concentration de la propriété toujours plus importante étant donné qu’il n’y a aucune limite relative à la propriété des logements en Belgique. On peut en posséder autant qu’on veut. Étant donné qu’il n’y a pas de régulation des loyers, ça devient vraiment très intéressant pour certains acteurs. Surtout dans un contexte où l’on ne cesse de dire : « Les logements sont en mauvais état, il faut répondre à de nouvelles normes ». Ça tombe bien : il y a justement des gens qui ont du capital pour le faire. On voit par conséquent la propriété se concentrer, même si c’est actuellement encore assez mineur et marginal en comparaison d’autres situations que l’on peut observer en Allemagne ou en Angleterre, où les pouvoirs publics ont vendu à tire-larigot des logements sociaux qui ont été rachetés par de gros fonds d’investissements, devenus propriétaires de dizaines de milliers de logements. Ceci dit, on voit désormais des acteurs comme Home Invest Belgium qui a déjà 1 500 logements à Bruxelles. C’est quand même pas mal quand on pense qu’il y a 20 ans ça n’existait pas.

Il y a aussi des acteurs comme CoHabs qui grossissent à vue d’œil, ainsi que l’a montré Charlotte Casier |5|. D’ailleurs, une nouvelle recherche de la KU Leuven réalisée par Max Oxenaar et Veronica Conte |6| poursuit le travail de Charlotte et montre qu’entre 2016 et 2024 CoHabs – la principale société de Coliving qui va chercher l’argent dont elle a besoin pour ses projets sur les marchés financiers et auprès des banques – est passé de zéro chambre à plus de 800 chambres rien qu’à Bruxelles. Ça va donc très très vite. Et si l’on songe qu’ils proposent une dizaine de chambres par maison, ça signifie qu’il y a déjà potentiellement une centaine de maisons qui sont devenues la propriété d’une seule entreprise.

Il y a aussi tout ce qui se passe autour des Agences immobilières sociales, les AIS, avec l’arrivée de cet acteur – Inclusio –, un fonds d’investissement immobilier dans lequel des gens riches placent de l’argent (notamment des clients de la Banque Degroof Petercam) pour construire ou acquérir des immeubles qui vont ensuite être loués via ces Agences Immobilières Sociales. Il s’agit donc d’investisseurs, qui sont des gens riches, et qui vont continuer de s’enrichir en touchant de l’argent qui vient de locataires précaires, mais aussi de subventions publiques, puisque les AIS garantissent le fait qu’il n’y ait jamais de vide locatif grâce à des subventions publiques.

Voilà. Pour récapituler, ce qui est donc en train de se passer, c’est que le logement dans les grandes villes comme Bruxelles devient le terrain de jeu d’acteurs financiers. Il y a certaines villes où ces acteurs sont déjà hyper présents. À Bruxelles, ce n’est pas encore le cas, mais toutes les conditions sont réunies pour que ça le devienne. Parce que le logement, non régulé, c’est lucratif. Le bâti est considéré comme un investissement sûr, comme une valeur-refuge ; et comme il y a beaucoup de gens qui ont beaucoup d’argent, comme il a beaucoup d’endroits où il y a beaucoup de capital accumulé, que le capital est très concentré, la production de logements et la propriété des logements devient une activité très attractive pour certains capitalistes.

CR
En somme, croiser les perspectives de la finance et de la géographie, ça permet de mettre en lumière une série de phénomènes qui sont un peu cachés, un peu obscurs.

AF
Oui. On peut par exemple mettre en évidence les liens entre les flux financiers et la concentration géographique. On peut montrer que ces phénomènes se produisent à certains endroits, dans certains quartiers, et pas dans d’autres. On peut mettre en lien les mouvements de ces flux financiers avec le phénomène de gentrification, c’est-à-dire le croiser avec des indicateurs socio-économiques afin de faire apparaître les inégalités. Puisqu’on parle de ça, j’ai quand même envie d’ajouter un exemple qui est Tours et Taxis. Inter Environnement Bruxelles l’a bien montré : cet espace a été racheté pour une bouchée de pain aux pouvoirs publics. Les investisseurs privés qui ont acheté ce terrain ont fait une opération très lucrative |7|. C’est un espace énorme. Ils ont rénové la gare maritime. Certes, on peut se dire : « Waouh, c’est beau ! ». Et c’est vrai que c’est objectivement très beau. Mais en vrai, c’est désormais un terrain privé. Par conséquent, dans cette ruelle qui traverse la gare maritime, on n’a plus le droit de manifester. Dans tous les parcs qui encadrent le projet de construction de nouvelles tours de logements, on ne pourra pas manifester non plus. Donc ça pose question parce que c’est désormais de l’espace privé. Plus fondamentalement encore : cela signifie que des espaces énormes, des espaces dans lesquels se définit l’avenir de la ville – parce que ce projet va avoir une influence sur l’avenir de la ville, sur la dynamique future de la ville – ne sont plus pensés pour les habitants, pour ceux qui y vivent et qui sont directement concernés par ces projets. Car ces espaces relèvent désormais de la logique des investisseurs qui en sont propriétaires et dont l’intérêt est de faire un maximum d’argent. Les pouvoirs publics font mine de s’adapter – parce qu’il y a quand même une pression de la population –, mais il n’en reste pas moins que ces espaces sont désormais privés, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à des investisseurs qui ont trop d’argent et qui sont du coup en mesure de nous imposer leur vision : façonner la ville – la ville que nous, nous habitons !

C’est déjà compliqué de faire face à un petit propriétaire… alors des propriétaires qui ont des milliers de logements ? Ça va être quoi la posture des politiciens ? Et nous, devant eux, quelle va être notre posture, individuellement, collectivement ? Ces mécanismes de concentration auxquels on assiste aujourd’hui ont, c’est sûr, au moins un avantage : celui d’identifier et de nommer plus facilement un ennemi commun, parce qu’ils rendent plus visible la logique capitaliste. Mais, en même temps, ça devient très compliqué dans le rapport de force car il est très difficile de s’opposer à eux. Ce phénomène n’est donc absolument pas désirable puisque, dans cette logique, les habitants n’ont plus rien à dire pour ce qui concerne la ville qu’ils habitent. Ils doivent se débrouiller avec la vision de ces investisseurs, déterminée par leurs intérêts – c’est-à-dire, au final, par le béton qu’ils nous laissent.

À dire vrai, c’est un problème qui engage la question de la démocratie : le droit au logement – tout comme d’autres questions collectives d’ailleurs – est aujourd’hui soumis à un rapport de force inégal qui oppose, d’une part, les habitant·es et, d’autre part, le pouvoir des propriétaires-bailleurs, c’est-à-dire, en définitive, le pouvoir du capital.

|1| Voir par exemple : Godart, P., Swyngedouw, E., Van Criekingen, M., van Heur, B., « Les expulsions de logements à Bruxelles : combien, qui et où ? », in Brussels Studies, [Online], Algemene collectie, n° 176, URL : http://journals.openedition.org/brussels/6434.

|2| Romainville, A., La production capitaliste des logements à Bruxelles. Promotion immobilière et division sociale de l’espace, Thèse de doctorat, Université Libre de Bruxelles, 2015.

|3| En statistiques, le quintile est une portion de la distribution des fréquences contenant un cinquième du total de l’échantillon.

|4| Perilleux, H., Extraction de la rente dans le secteur de la location de logements, Thèse de doctorat, Université Libre de Bruxelles, 2023.

|5| Casier, C., « Le coliving ou la financiarisation des maisons bruxelloises », in Brussels Studies [Online], Algemene collectie, n° 179, Online op 23 april 2023, URL : http://journals.openedition.org/brussels/6781.

|6| Oxenaar, M., Conte, V., & Aalbers, M. B., « Emerging financialization in Brussels : Institutional investment in niche rental housing markets », in European Urban and Regional Studies, [Online], 0(0), 2024, URL : https://doi.org/10.1177/09697764241294179.

|7| Estimation récente du BRAL et de IEB de plus d’un milliard d’euros. Voir : https://www.ieb.be/Tour-et-Taxis-les-pouvoirs-publics-font-cadeau-d-1-milliard-d-euros-a-Nextensa.

Pour citer cet article

Charlotte Renouprez, Fares A., « La brique et le pavé, entretien avec Aline Fares », in Dérivations, numéro 10, septembre 2025, pp. 22-43. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/numeros/numero-10/la-brique-et-le-pave-entretien-avec-aline-fares.html

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