"Présentation des recherches du Laboratoire de Systémique Territoriale (LST) du CNA relatives aux évolutions de la ruralité wallonne au 21e siècle"
Par la Dr. Anjali Becquez, responsable du LST (fiction)
Sébastien Lacomblez est artiste, consultant en développement territorial et enseignant à ARTS (Mons), où il gère l’atelier de Design urbain, et à l’IHECS, où il est en charge du cours de Design événementiel.
Cet article présente les recherches du LST, laboratoire qui traite des mutations territoriales en Wallonie – une des régions de la Fédération des Région Européennes (FRE) – notamment dans le cadre du Grand Remembrement Urbain Wallon (GRUW), et apporte des éclairages au sujet de l’influence de la Nouvelle École de la Forme (NEF) dans les mutations urbanistiques et agricoles post-Dolorère.
APPROCHE SYSTÉMIQUE ET FONDEMENTS SUBJECTIFS
À l’origine, avant de devenir le Laboratoire de Systémique Territoriale (LST) de l’université pan-asiatique du Consortium des Nations Asiatiques (CNA) à Pékin, nos recherches s’opéraient dans le champ de l’ethnobotanique. Le fait est que la forme initiale de cette science contenait déjà en son sein le potentiel évolutif qui nous a amené à restructurer notre travail. En effet, l’ethnobotanique ne s’est jamais limitée à l’examen des seules interactions entre les hommes et les plantes : au travers d’études territoriales et historiques, elle a toujours intégré une analyse plus large des enjeux socio-écologiques dans lesquels s’inscrivent ces liens. Nous avons toutefois décidé de faire muter le nom du laboratoire afin qu’il témoigne plus directement de l’approche systémique adoptée.
Nous utilisons désormais une grille d’analyse qui enrichit notre réflexion sur les relations entre les hommes et les plantes en intégrant des dimensions culturelles et esthétiques. Cette approche s’appuie sur l’étude du « paysage », une discipline qui fait le lien entre les arts et les sciences et qui mobilise diverses sous-disciplines, telles que l’architecture, l’urbanisme, etc. Au fond, si l’approche traditionnelle, transmise par l’Occident et largement dominante jusqu’au milieu du 20e siècle, était principalement analytique, la nôtre, dérivée de l’ethnobotanique – qui échappait déjà en partie à une certaine forme de réductionnisme – et modelée de surcroît par le renouveau de la pensée bouddhiste, adopte aujourd’hui une perspective résolument systémique inspirée par le concept de coproduction-conditionnée |1|.
C’est dans ce cadre méthodologique que notre équipe s’intéresse particulièrement à une petite région européenne, la Wallonie, qui fait partie d’un ensemble que certains penseurs occidentaux du 21e siècle ont commencé à désigner au moyen du concept de « Croissant fossile » |2|. Outre les singulières mutations qui se sont produites dans ce territoire au cours du siècle dernier, mon intérêt pour la Wallonie est également lié, je dois bien l’avouer, à mon histoire personnelle. En effet, l’un de mes arrière-grands-parents, Pierre Becquez |3|, était originaire de Thuin, une petite ville de la région de Charleroi, cité emblématique de ce qui était alors connu sous le nom de Belgique. Cette filiation a renforcé ma curiosité pour les transformations subies par l’Europe dans la première moitié du 21e siècle, notamment dans les domaines des arts et plus particulièrement du paysage et cela d’autant plus que ce membre de ma lignée, très actif dans ces secteurs, a joué un rôle significatif dans l’évolution de certaines pratiques relatives à la conservation des plantes en Wallonie – sujet sur lequel je reviendrai.
TERRITOIRES PIONNIERS MALGRÉ EUX
Il est intéressant de constater que ces territoires où s’est massivement développée l’activité industrielle durant le 19e et le 20e siècles figurent parmi les premiers à avoir expérimenté une décroissance forcée – en particulier à Charleroi, une ville qui se situe sur une ancienne veine de charbon – préfigurant les transformations qui se sont ensuite déroulées à une échelle plus globale. Dès les années 1970, après l’épuisement des ressources du sol par les grandes entreprises capitalo-extractivistes, celles-ci se sont retirées vers d’autres régions, laissant derrière elles des populations dont les ressources matérielles avaient certes augmenté, mais qui se retrouvaient parallèlement confrontées à une croissance démographique incontrôlée. De fait, depuis le 18e siècle, la population mondiale avait connu une augmentation radicale, passant d’environ 600 millions d’habitants en 1700 à 9 milliards avant l’avènement de La Dolorère |4|, nom donné à la terrible famine survenue vers la moitié du 21e siècle. Notez que le lien entre croissance des populations et disponibilité énergétique intense mais limitée fut la source principale de la catastrophe. Par ailleurs, le développement démographique observé dans la région – et, d’une façon générale, un peu partout sur la planète – s’est accompagné d’un état d’appauvrissement spirituel sans précédent, dans la mesure où la culture et les relations esthétiques étaient à l’époque largement conditionnées par ce que l’on appelait les « industries culturelles ». Celles-ci, en définissant les hiérarchies symboliques qui sous-tendaient l’organisation sociale dans son ensemble, orientaient les comportements afin de servir la dynamique de production-consommation.
Vu ce contexte écosystémique, ce petit recoin d’Europe, berceau de la révolution industrielle, constitue un champ d’étude intéressant qui permet d’observer la manière dont les sociétés ont dû s’adapter relativement tôt à de nouvelles conditions existentielles. Là bas, à l’avant-garde d’autres parties du monde, les bouleversements climatiques, la fin de l’abondance des énergies fossiles, l’érosion de la biodiversité, ainsi que les crises socio-politiques et les drames terribles qui en ont résulté, ont profondément transformé les paysages agricoles, culturels, et politiques. L’émergence d’une nouvelle forme d’État, la dissolution des nations historiques et la création d’une Fédération des Régions Européennes (FRE), parallèlement à l’établissement du Consortium des Nations Asiatiques (CNA) |5|, sont des processus qui témoignent de l’impermanence des sociétés et doivent nous amener à considérer les structures dans lesquelles nous évoluons pour ce qu’elles sont : éphémères.
DE LA CATASTROPHE NAQUIRENT DE NOUVELLES MANIÈRES D’HABITER
Nous nous intéressons plus particulièrement à la relation entre agriculture, art et bâti. En effet, aujourd’hui, 90 % de la population wallonne est paysanne, s’établissant dans d’anciens quartiers pavillonnaires densifiés. La réduction sévère des populations après La Dolorère a effectivement rendu disponible pour l’agriculture un ensemble de parcelles qui étaient auparavant consacrées à l’habitat unifamilial. Sous l’initiative de la division locale d’urbanisme de la FRE et suivant les principes généraux validés à l’échelle supra-régionale, les habitants survivants ont été concentrés dans des ensembles en partie recomposés à partir du bâti existant. Dans ces nouveaux hameaux densifiés, la taille des populations humaines est entre autres choses déterminée par le facteur limitatif que constituent les accès à l’eau potable et au bois de chauffage. La croissance des différents villages est surveillée afin d’éviter tout développement hors du niveau acceptable qui mettrait en péril une certaine sécurité en ce qui concerne les approvisionnements |6|.
Vu la réduction drastique de la disponibilité énergétique, l’approche adoptée a consisté à combler les espaces vides entre les habitations afin de maximiser l’utilisation de l’infrastructure préexistante et optimiser le chauffage par mitoyenneté. Les interstices entre les bâtiments ont été comblés par de nouvelles unités en utilisant, essentiellement, des matériaux issus du démontage des maisons présentes sur des terrains considérés moins propices. Nombre d’entre elles avaient été conçues à une époque d’abondance énergétique qui rendait possible des configurations aujourd’hui jugées totalement irrationnelles. Ont été démontées en priorité les anciennes propriétés trop éloignées des nouvelles centralités rurales ainsi que celles qui étaient trop exposées aux vents |7|. L’actuelle réorganisation spatiale s’est donc largement appuyée sur le patrimoine bâti pavillonnaire, héritage des grandes opérations de lotissement menées par des entreprises privées vers la fin du 20e et dans la première moitié du 21e siècle.
Les déplacements étant par ailleurs devenus moins aisés – comparativement à l’époque où ces grandes opérations de lotissement ont eu lieu – il a été décidé de conserver certaines des unités construites en dehors des centres ruraux, notamment pour le logement temporaire de paysans durant certaines phases de travaux au sein de parcelles éloignées. D’autres unités ont été transformées en espaces de stockage. Enfin, certaines sont utilisées pour l’établissement des sentinelles qui gardent les réserves car des pillages – très fréquents pendant la période d’instabilité que fut la reconstruction post-Dolorère – ont encore parfois lieu. Cette problématique reste toujours d’actualité car certaines bandes organisées ne se soumettent pas aux processus organisationnels et à la culture prônée par la FRE |8|. Outre la lutte contre les vols et les sabotages d’origine humaine, ces sentinelles armées régulent le gibier, en particulier les sangliers, dont les populations importantes peuvent encore aujourd’hui poser de graves problèmes aux récoltes. La viande issue de ces opérations de contrôle constitue une des sources de protéines animales pour les populations locales.
LA NOUVELLE ÉCOLE DE LA FORME (NEF)
Il est étonnant de constater que ces vastes opérations de remembrement, totalement inimaginables quelques temps auparavant, aient pu être aussi rapidement mises en œuvre lorsqu’on prend la mesure du chaos que constitua, après la Guerre Européenne (2032-2036), La Dolorère (2042- 2046). Cela s’explique en partie par le fait que le Grand Remembrement Urbain Wallon (GRUW) avait été conceptualisé par d’anciens étudiants de la Nouvelle École de la Forme (NEF) avant 2042 |9|. La NEF, fondée en 2028, avec l’aide de mon arrière grand-père, avait en effet formé très tôt des méta-régionalistes convaincus |10|. Durant leurs études, ceux-ci avaient par ailleurs développé une certaine capacité d’attention aux événements et aux signaux environnementaux qui les rendaient singulièrement alertes ; ils étaient du reste mentalement préparés à ce qui allait suivre |11|. Car, fait étonnant mais riche d’enseignements, si tous les indicateurs environnementaux étaient clairement au rouge, la majorité de la société civile semble avoir préféré la politique de l’autruche jusqu’à ce qu’une forme d’implosion du système force les composantes humaines de cette dernière à changer radicalement de régime existentiel. Finalement, seule la contrainte a permis de transformer une société de consommation et de divertissement en un monde où le travail a retrouvé sa valeur et où l’utilité reprend ses lettres de noblesse.
Mais revenons sur l’enseignement prôné par les néfiens dans cette école d’un nouveau genre |12|. L’approche était principalement spéculative et prospective. Les nefiens ont très tôt considéré que les questions esthétiques, même si elles devaient conserver leurs nécessaires dimensions poétiques, devaient être liées à des problématiques concrètes. Pendant leur formation, les étudiants étaient ainsi entraînés à considérer les questions esthétiques à travers le prisme de la sécurité. Pour l’équipe pédagogique de la NEF, il était évident que l’instabilité systémique allait croître et que des changements radicaux pouvaient survenir rapidement. Ils se sont donc appuyés sur ce contexte instable pour imaginer de nouvelles plasticités en rupture avec les conceptions dominantes de l’art de l’époque.
Plutôt que de se consacrer aux habituels réseaux culturels du moment, les diplômés de la NEF adoptèrent dès lors une stratégie d’infiltration afin d’opérer des modifications non pas dans les sphères limitée de l’« art », mais dans l’ensemble de la société. Après avoir participé, durant les quatre années que dura la Guerre Européenne, aux combats contre les alliances nationalistes, ils avaient donc tout simplement regagné leurs postes dans les administrations, les entreprises locales ou à l’école et se trouvaient par conséquent bien implantés dans différentes composantes organisationnelles de la société locale de l’époque.
L’événement terrible qu’a constitué La Dolorère donna aux néfiens qui avaient survécu une sérieuse légitimité. Dans la période de reconstruction qui suivit, ils prirent des postes-clefs au sein des divisions décisionnelles et organisationnelles locales de la FRE. Vu qu’ils se préparaient depuis longtemps à ce type d’événements, ils purent réagir rapidement et occuper le vide laissé par ceux qui pensaient encore pouvoir fonctionner selon les anciens paradigmes et qui se retrouvèrent vite démunis face à l’immensité des chantiers à mener, non qu’ils manquaient de moyens financiers, ni même d’informations pour anticiper les événements, mais d’abord parce que, formés à des modes de gestion fortement dépendants d’un système socio-technique dont de larges pans étaient devenus dysfonctionnels, voire avaient complètement disparu, ils ne disposaient pas de modèles organisationnels plus plastiques, dotés d’une faculté d’adaptation à des circonstances instables et changeantes.
L’HÉRITAGE THOMAS & PIRON DONNE FORME À L’AGRICULTURE CONTEMPORAINE WALLONNE
Il est par ailleurs important de noter qu’un acteur clé de ce développement pavillonnaire fut la société Thomas & Piron. En travaillant à la construction de réalisations résidentielles de grande envergure dotées d’une certaine homogénéité architecturale, ce bâtisseur majeur de la Wallonie a non seulement contribué à définir l’esthétique et la fonctionnalité des quartiers pavillonnaires dont je parlais à l’instant et, partant, à définir un certain style de vie privilégiant l’accès individuel à la propriété, mais a également largement façonné la morphologie paysagère de cette région. Même si le modèle de vie individuelle promu alors a, en grande partie, disparu, cette configuration du territoire a laissé un héritage durable et continue d’influencer les dynamiques locales à l’œuvre aujourd’hui. Ainsi, les nouvelles pratiques agricoles s’appuient sur cette organisation ancienne du paysage : les fonctions et les usages du sol ont été revus de telle sorte que les espaces autrefois dédiés à des développements résidentiels sont actuellement intégrés dans une mosaïque de parcelles agricoles nouvelles. L’excellent réseau de routes créé pour l’automobile individuelle dans le cadre de ce développement pavillonnaire a en outre été conservé ce qui permet une circulation efficace des chariots entre ces différents terrains cultivés. Les pratiques agricoles ont également beaucoup changé : l’on peut par exemple rencontrer dans les champs des espèces asiatiques qui, au 20e et au début du 21e siècle, n’étaient cultivées dans ces contrées que pour leurs simples qualités ornementales.
J’aimerais citer en exemple le développement d’une production de bambous en Wallonie, un fait qui constitue une des évolutions récentes de l’agriculture dans ces territoires. À la base installées pour des raisons ornementales – notamment dans les jardins privés attachés aux développements pavillonnaires évoqués à l’instant – les différentes espèces de bambous (appartenant principalement au genre Phylostachys sp.) se sont rapidement répandues grâce à leur formidable capacité de reproduction par rhizomes. Les parcelles sont monospécifiques et installées dans d’anciens intérieurs d’îlots. Les routes asphaltées qui limitent ces derniers permettent de contenir leur développement pour le moins volontaire. La sélection s’opère à partir des espèces présentant les meilleures qualités gustatives ; la taille des chaumes est un critère également important. Fait rare, un événement de floraison s’est produit en 2054 au sein des populations de Phyllostachys dulcis et a permis de développer de nouvelles variétés plus productives et adaptées aux conditions de chaleur et de sécheresse estivale |13| tout en supportant bien les hivers relativement froids et humides de cette région.
Les transformations des pratiques, les innovations et adaptations des systèmes de culture, les nouveaux choix en matière de variétés cultivées dans un contexte en mutation rapide, reflètent non seulement les stratégies de survie et d’adaptation des sociétés, mais influencent aussi directement la biodiversité cultivée et sauvage, tout en redessinant le paysage – les relations esthétiques à l’environnement.
L’INFLUENCE D’UN ART POST-CONTEMPORAIN SUR LES RÉSERVES GÉNÉTIQUES DES POMMIERS CULTIVÉS DANS LE MONDE
Alors que cette présentation des recherches de notre laboratoire pourrait passer pour généraliste, balayant une multitude de sujets, je souhaite me pencher plus précisément sur la crise du pommier. En effet, le CNA héberge les plus vastes réserves génétiques de pommiers au monde. Face aux effets combinés du changement climatique et de la récente émergence de souches particulièrement agressives de Podosphaera leucotricha – champignon responsable de l’oïdium – affectant massivement les pommiers cultivés, le CNA a décidé de renforcer la protection de ses précieuses réserves génétiques.
La menace que représentent les maladies des pommiers cultivés soulève effectivement des questions relatives à la biodiversité et à la sécurité alimentaire ; la nécessité de mettre en œuvre des collaborations intercontinentales s’impose. Pour faire face aux difficultés et aux enjeux qui se présentent, la FRE et le CNA s’efforcent donc de réfléchir et d’adapter leurs pratiques agricoles. Récemment, la FRE s’est tournée vers le CNA pour échanger connaissances, ressources génétiques et stratégies d’adaptation. La FRE, tout comme d’autres régions du monde, dépend en effet de la diversité génétique des pommiers pour soutenir l’évolution de sa propre agriculture fruitière. Des collaborations intercontinentales se sont par conséquent progressivement organisées ; elles sont importantes non seulement pour l’époque actuelle, mais également pour assurer un avenir alimentaire aux prochaines générations humaines. C’est dans ce contexte culturel favorable qui a permis des rapprochements entre nos communautés que la Wallonie – vu les expérimentations déjà réalisées là-bas – fut désignée comme zone d’expérimentation pour accueillir un projet de sauvegarde génétique de Malus sieversii. C’est pourquoi, vous l’aurez compris, notre laboratoire est impliqué dans cette recherche internationale.
Ce n’est pas la première fois que le LST participe à ce genre d’enquêtes systémiques. À ce sujet, dans le cadre de la présente présentation du laboratoire, il m’apparaît nécessaire de souligner un fait tout à fait singulier : si des expérimentations relatives à la conservation des pommiers avaient déjà été réalisées en Wallonie, c’est que l’idée de créer ce back up génétique pour ces variétés n’émergea pas d’un groupe de recherche en agronomie du CNA. Elle provient en réalité de la NEF et d’un noyau dur composé d’artistes dont faisait partie mon arrière grand-père : c’est lui, en réalité, qui a conceptualisé l’idée au moment de la COVID-19, une des pandémies qui marqua le début du 21e siècle.
J’ai déjà évoqué l’existence de Pierre Becquez. Au début du 21e siècle, ce qu’on appelait les « arts numériques » constituaient une des formes les plus récentes d’art et c’est dans cette direction que mon ancêtre décida d’abord de s’engager. Il fut toutefois détourné de son projet initial lorsqu’il découvrit la notion d’« art biologique », c’est-à-dire d’un art dont le matériel et le sujet était constitué par le vivant lui-même. Parmi les artistes associés à ce mouvement, on peut notamment évoquer Eduardo Kac qui, à la fin des années 1990, se fit connaître dans les sphères spécialisées du monde de l’art en annonçant qu’il avait modifié génétiquement un lapin – nommé alba – en introduisant dans son patrimoine génétique de la GFP (Green Fluorescent Protein) issue d’un organisme marin photoluminescent. Bien entendu, ces arts dits « biologiques » étaient principalement orientés par une logique de communication héritée de l’art « contemporain » dominant à l’époque. C’est dire que ces œuvres n’avaient pratiquement aucune fonction opérante ; elles proposaient le plus souvent de vagues commentaires moralistes relatifs à la transgénèse. La découverte de l’engagement de certains artistes dans une voie où le médium était constitué par la matière vivante influença néanmoins considérablement le jeune Pierre Becquez |14|. Mais d’autres influences le travaillaient également, notamment l’idée d’œuvre d’art totale – gesamtkunstwerk |15| – à appliquer de manière radicale en dehors de tout cadre limitant associé à la tradition artistique dominante. À côté de cela, il faut rappeler les écrits d’Otl Aicher (1922-1991) regroupés dans l’ouvrage Le Monde comme projet dont mon ancêtre disait que le titre l’avait fortement marqué. C’est cette double révélation – les arts biologiques d’une part, la volonté, d’autre part, de sortir des normes et des cadres prescrits par le champ de l’art contemporain à l’époque – qui le poussera plus tard à s’orienter vers la pratique du paysage et à s’intéresser à d’autres disciplines comme l’architecture et l’urbanisme, des disciplines qui s’avéraient avoir une fonction active et n’étaient pas directement inféodées au milieu de l’art |16|.
On l’aura compris, cette façon de voir allait par la suite influencer considérablement l’approche pédagogique de la NEF et encourager de nombreux étudiants à s’engager dans l’entrisme pour permettre une meilleure diffusion dans les sociétés locales des concepts développés au sein de l’école. Bien entendu, ce parcours aura également des répercussions sur l’avenir du projet de sauvegarde génétique des pommiers, conçu initialement comme une sculpture environnementale vivante à grande échelle.
C’est durant la pandémie précédemment évoquée que Pierre Becquez envisagea la création d’une forme de sculpture vivante : des cellules au sein d’un réseau composé de parcelles agricoles, agissant comme un back-up dynamique |17| pour la population des pommiers d’Asie centrale, Malus sieversii, à l’origine des pommes cultivées dans le monde. Son objectif était de préserver le patrimoine génétique de cette espèce en le répartissant sur plusieurs sites, afin de garantir sa sécurité et sa diversité. Cette vision de la sculpture dynamique et décentralisée était en partie influencée par la création d’Arpanet |18|, l’ancêtre de l’Internet. Après la pandémie, Pierre Becquez continua à travailler ce projet avec les étudiants de la NEF avec lesquels il développa l’assise conceptuelle, les principes organisationnels, les plans, etc. Une première unité fut installée en 2042 dans la parcelle privée d’une riche collectionneuse d’art qui, pour l’époque, s’avérait être avant-gardiste. Au moment de La Dolorère, les plants, qui avaient été installés jeunes à partir de semis, ne portaient pas vraiment à fruit – la parcelle ne fut en tout cas pas alors repérée – ce qui permit au projet de passer ce moment difficile. Cette parcelle expérimentale allait servir de canon pour l’établissement d’autres unités en Wallonie dans les décennies qui suivirent.
C’est vers 2055 que les expérimentations reprirent de manière plus intense, 7 ans après la mort de Pierre Becquez qui fut assassiné durant La Dolorère par un cambrioleur entré chez lui pour dérober des vivres. C’est son fils, Uriel Becquez – mon grand-père, ingénieur agronome, qui reprit le flambeau et commença à intensifier les échanges avec ses homologues au sein du CNA.
LES BOUCLES DE RÉTROACTIONS RÊVE-RÉEL
La relation de co-production entre l’infrastructure physique de l’espace et les forces culturelles qui modèlent les imaginaires est une dynamique importante dans l’évolution de la réalité d’un territoire. Edgar Morin, dans son ouvrage Le paradigme perdu, la nature humaine paru en 1973, faisait la proposition selon laquelle Homo sapiens aurait la singulière capacité, parmi les vivants, à faire entrer le rêve dans la réalité. Bien avant Morin, Oscar Wilde avait affirmé avec une certaine exagération typique des dualismes de l’époque que « Non seulement l’art n’imite pas la nature, mais c’est, au contraire, la nature qui imite l’art ». De fait, encore de nos jours, certaines personnes continuent à modeler leur apparence physique à partir d’images de personnages publics qu’elles voient dans les journaux. Cette tendance peut également s’appliquer à la manière dont les paysages sont aménagés et dont les espaces sont habités. Le 20e et le 21e siècles ont produit d’invraisemblables quantités d’images dont nous héritons aujourd’hui et qui ont un impact sur les goûts de nos contemporains. À l’époque de domination du système libéral, la publicité, les clips musicaux, les « influenceurs » dictaient les goûts, ce qui transformait la réalité physique, qui à son tour devenait vecteur de communication – devenait image. Dans les faits, c’est toujours le cas en Wallonie et dans d’autres régions du monde. La différence fondamentale réside dans la manière dont la médiation s’opère et dans la finalité des messages véhiculés.
Nous terminons par ces quelques réflexions car la guerre européenne et ensuite La Dolorère ont été des forces qui ont fait basculer les sensibilités donc les manières d’habiter, de construire et de cultiver. À l’entrée de la NEF de Charleroi, une citation de Pierre Becquez, praticien occidental de bouddhisme zen de tradition Sōtō qui avait fortement souffert de problèmes psychologiques durant sa jeunesse, résume le projet de l’école : « Un environnement sain participe à la santé de l’esprit. La santé de l’esprit participe à la santé du corps. À son tour, la santé du corps participe à la santé de l’esprit. Enfin, la santé de l’esprit permet de bâtir des environnements sains. »
Tout est dans tout.
|1| La notion de coproduction-conditionnée, ou pratītyasamutpāda en sanskrit, exprime l’idée selon laquelle tous les phénomènes sont interdépendants. Aucun élément de l’existence ne subsiste de manière autonome ou isolée. Ils émergent toujours en relation avec d’autres facteurs. Cette conception implique que chaque phénomène surgit en raison de causes et de conditions spécifiques, lesquelles sont elles-mêmes intrinsèquement liées.
|2| Le terme « Croissant fossile » désigne une zone géographique caractérisée par une concentration significative d’exploitation des énergies fossiles, en particulier du charbon. Cette expression fait référence à la région où l’extraction et l’utilisation massive de charbon ont joué un rôle central dans le développement industriel et urbain. Le « Croissant fossile » est généralement associé à des régions telles que le nord de l’Angleterre, la Silésie, la Picardie, le Nord-Pas-de-Calais, la Wallonie, la Ruhr et même, au-delà de l’Atlantique, aux Appalaches. Cette zone est considérée comme un foyer dans l’émergence et la diffusion du modèle extractiviste-productiviste caractéristique de l’Anthropocène, marquant ainsi un point nodal dans l’histoire de l’exploitation des ressources énergétiques fossiles et ses impacts sur les sociétés humaines et l’environnement.
|3| Pierre Becquez était un artiste et professeur né à Thuin en 1983 et décédé à Charleroi en 2048.
|4| Dolorère (n.f.) : néologisme du 21e siècle, « Dolorère » combine le terme latin dolor, signifiant « douleur » ou « souffrance », avec le suffixe français « -ère », indiquant une période ou une ère. Ce terme désigne une famine ayant eu lieu en Europe entre 2044 et 2048. Celle-ci a principalement touché les zones fortement densifiées et dépendantes de l’importation et de l’agriculture carbo-dépendante qui était alors la norme. On parlait d’ailleurs d’« agriculture conventionnelle » pour désigner un système dépendant des machines et intrants issus du secteur pétrochimique.
|5| La Fédération des Régions Européennes fut fondée en 2036, soit deux ans après le CNA.
|6| Cette mesure, aussi cruciale soit-elle, demeure difficile à mettre en œuvre, malgré le souvenir douloureux de La Dolorère, dont l’un des facteurs aggravants était, sans aucun doute, la concentration excessive des populations humaines de cette époque. Malgré des avancées significatives dans le domaine de la connaissance, quelque chose de plus profond et fondamental pousse encore les populations à avoir des enfants dans des proportions presque déraisonnables. Le travail culturel doit donc s’enraciner profondément, bien au-delà des couches de la conscience « raisonnable » lesquelles, en fin de compte, demeurent superficielles comparée à la complexité de l’inconscient et des instincts façonnés par des millions d’années d’évolution. En un sens, il faut presque « aller à l’encontre de la nature », pour reprendre une expression ancienne.
|7| Fait culturel/artistique important : les habitations ont été réorganisées en fonction des principes bioclimatiques. C’est dire que la relation entre architecture et paysage, deux disciplines séparées par le passé, a été repensée. À ce sujet, il est important, dans le cadre de cet article, de signaler que le végétal était autrefois relégué à une fonction purement symbolique et que les aspects fonctionnels de sa présence apparaissaient secondaires, voire superflus, durant l’ère d’abondance énergétique. Les paysagistes du 20e et du début du 21e siècle étaient en quelque sorte des « décorateurs » usant de végétaux dans leurs projets.
|8| La FRE est encore fragile aujourd’hui et certaines démonstrations de force, assez violentes, ont parfois pu être opérées par des unités sentinelles. Ces groupes armés restent actuellement très autonomes et le pouvoir central de la FRE – même s’il est globalement opposé aux violences, notamment en raison de son origine puisqu’il s’est constitué en réaction aux atrocités commises par certains États nationalistes durant la grande Guerre Européenne de 2032-2036 – laisse une certaine flexibilité aux sentinelles afin qu’elles tentent d’éliminer, de la manière la plus juste possible, les dernières poches de résistance nostalgiques des anciens États, ces nationalismes archaïques – souvent carbo-fascistes – étant aujourd’hui jugés particulièrement nuisibles.
|9| La NEF : une école d’art fondée à Charleroi dans les années 2028 sous l’impulsion de Pierre Becquez et du collectif TERRE, regroupant des architectes, des historiens de l’art et d’autres profils issus des anciens beaux-arts. Son enseignement a été profondément marqué par les préceptes des designers du 20e siècle tels qu’Otl Aicher et Victor Papanek, ainsi que par les principes de l’Arte Útil de Tania Bruguera, une artiste cubaine du 21e siècle. À la NEF, l’accent était clairement mis sur une approche détachée de l’idée, alors encore courante, « d’exposition ». La NEF a formé de cette façon de nombreux leaders locaux de la FRE.
|10| Méta-régionalistes (n.m.) : Terme désignant une faction transnationale active lors de la Guerre Européenne, en opposition aux nationalistes attachés aux anciennes frontières administratives et qui fondaient leur identité sur les nations préexistantes. Les méta-régionalistes, pro-européens, concevaient l’identité autrement, en s’appuyant sur deux échelles territoriales principales : d’une part, les biorégions, d’autre part, le continent européen envisagé comme une nation unique.
|11| La NEF avait mis en place un système de camps « no-tech » appelé « Nemora » durant lesquels les étudiants étaient encouragés à vivre sans dépendre des technologies numériques omniprésentes. Des auteurs alors contemporains tels qu’Alain Damasio décrivaient d’ailleurs avec lucidité cette époque comme un « techno-cocon », un monde au sein duquel les environnements numériques s’étaient à ce point développés qu’ils avaient fini par enfermer les sociétés humaines dans des images, les rendant finale- ment aveugles aux signaux environnementaux. Certains conservateurs qualifiaient les étudiants de la NEF de « survivalistes », un terme qui avait alors une connotation généralement péjorative.
|12| Une école d’art où le sens pratique du terme « art », dont l’origine étymologique remonte au latin ars signifiant « technique » ou « manière de faire », avait été réinstauré.
|13| Des canicules sévères surviennent tous les 4 à 6 ans et, dans la région wallonne, les étés sont globalement plus chauds qu’au 20e siècle. Lors de ces épisodes extrêmes, certaines plantes ont littéralement commencé à cuire sous l’effet de la chaleur.
|14| Que Pierre Becquez se soit finalement engagé dans les « arts biologiques » et la pratique du paysage n’est du reste guère étonnant. Enfant, il se passionnait déjà pour les poissons et les serpents ; l’âge adulte venu, ce sont les plantes qui finirent par le captiver. De nombreux écrits de Pierre Becquez témoignent d’ailleurs d’un intérêt précoce pour la dimension esthétique de la diversité biologique. C’est ainsi qu’il commença à s’intéresser peu à peu à la pomme – une figure importante de la culture occidentale, en raison notamment de sa place dans une scène célèbre de la mythologie chrétienne qui se joue dans le jardin d’Eden. Dans son esprit, le pommier était toujours associé au bocage – cet internet du vivant – paysage traditionnel européen rencontré lors de ses voyages d’enfance en Suisse Normande. Plus prosaïquement, la pomme était alors un des fruits les plus couramment consommés par les occidentaux et Pierre Becquez, comme la plupart des personnes à l’époque, n’avait aucune idée que les fruits dont ils se régalaient chaque jour avaient une origine exotique. C’est ce qu’il apprit en découvrant l’extraordinaire travail du botaniste et généticien russe Nikolaï Vavilov. Cette découverte provoqua une sorte d’éveil qui allait fortement orienter son travail durant le reste de sa vie.
|15| Le terme allemand gesamtkunstwerk désigne une œuvre d’art totale ou intégrale, dans laquelle différents médiums artistiques tels que la musique, la peinture, la littérature, la danse et l’architecture sont combinés pour former une seule création cohérente et unifiée. Cette notion, popularisée par le compositeur Richard Wagner au 19e siècle, vise à transcender les frontières entre les disciplines artistiques pour créer une expérience esthétique englobante.
|16| Le « monde de l’art » englobe l’écosystème formé par les galeries privées et les institutions publiques qui, dans un contexte largement néolibéral, collaboraient étroitement pour maintenir une logique spéculative autour de l’art. Ce système reposait principalement sur le principe de cotation des artistes, où la valeur d’une œuvre était déterminée par des mécanismes de marché plutôt que par des critères d’utilité esthétique ou culturelle.
|17| La notion de « back up dynamique », bien qu’inspirée du domaine de l’informatique, adopte une signification particulière lorsqu’elle est appliquée à la conservation biologique. Dans l’informatique, un « back up » est une copie statique des données, destinée à être restaurée en cas de perte des données originales. Cependant, le concept de « back up dynamique » en biologie met l’accent sur le maintien d’une population vivante qui continue d’évoluer. Dans le cas présent, l’idée d’un « back up dynamique » de la population de pommiers d’Asie centrale, Malus sieversii, pourrait signifier la création d’une deuxième population active et évolutive de ces pommiers dans une région différente du monde. Cela garantirait que le patrimoine génétique de ces arbres ne soit pas confiné à une seule région, réduisant ainsi la vulnérabilité de l’espèce à des menaces localisées. Cette notion de « back up dynamique » est donc un mécanisme de sauvegarde évolutif qui vise à préserver la biodiversité et la résilience des espèces, contrairement aux réserves de graines qui conservent la diversité génétique sous une forme figée.
|18| Arpanet était un réseau expérimental de communication par paquets développé par l’Advanced Research Projects Agency (ARPA) du département américain de la Défense dans les années 1960. Il a été conçu pour permettre la communication entre des ordinateurs distants dans le but de résoudre des problèmes de communication en cas d’attaque nucléaire, en établissant un système décentralisé et robuste capable de fonctionner même en cas de destruction partielle du réseau. Arpanet est considéré comme l’ancêtre de l’Internet, posant les bases techniques et conceptuelles qui ont conduit au développement ultérieur de ce dernier.
Pour citer cet article
Lacomblez S., « "Présentation des recherches du Laboratoire de Systémique Territoriale (LST) du CNA relatives aux évolutions de la ruralité wallonne au 21e siècle" », in Dérivations, numéro 9, septembre 2024, pp. 92-111. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-9/presentation-des-recherches-du-laboratoire-de-systemique-territoriale-lst-du-cna-relatives-aux-evolutions-de-la-ruralite-wallonne-au-21e-siecle.html
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