Quelques lieux de la critique urbaine et architecturale
par Michael Bianchi
Les villes et les territoires sont l’objet de multiples conflits, à toutes les échelles. Sous la coupole de l’enjeu climatique, qui mobilise l’attention publique, se jouent d’innombrables luttes locales plus ou moins médiatisées. Sur le territoire de la Wallonie, le site de l’association Occupons le Terrain recense une cinquantaine de mobilisations actives à caractère citoyen |1| ; localisées dans des zones rurales autant qu’urbaines, elles portent sur la défense d’espaces naturels et d’usages collectifs menacés. En France, le site du média Reporterre cartographie 127 lieux en lutte actuelle ou récente |2|, bien au-delà des situations les plus médiatisées telles que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou la résistance au centre d’enfouissement de déchets de Bure. Dans le monde, le site Global Atlas of Environmental Justice liste 3803 conflits environnementaux |3|, dont seulement trois sont localisés en Wallonie, ce qui laisse supposer que ce nombre global est sans doute très largement sous-estimé.
Les villes et les territoires ont des existences communes et interdépendantes. Le rôle d’une revue comme Dérivations, qui s’est construite dans le but d’encourager le débat urbain – et par extension le débat territorial –, n’est pas seulement de raconter ces luttes pour la défense d’une rue, d’un quartier, d’un espace vert, d’une friche ou d’un marais : elle veut être un lieu à partir duquel les penser, les évaluer, mais aussi, quand c’est possible, les soutenir, les articuler entre elles, voire les prolonger – politiquement et parfois poétiquement.
Il est temps de l’affirmer clairement : une telle attitude nous rattache à la tradition critique qui s’est attelée, depuis Marx et jusqu’à Adorno ou Bourdieu, à mettre en lumière les rapports de domination qui conditionnent la vie sociale, tout en s’engageant activement au côté de ceux qui avaient l’ambition de réaliser la critique par des actes. Nous pensons que ce courant intellectuel et politique, qui a accompagné le développement de plusieurs mouvements d’émancipation – ouvriers, décolonialistes ou féministes –, constitue aujourd’hui encore une importante ressource, et qu’elle permet de mieux élaborer les questions qui se posent actuellement à l’architecture, à la ville et aux territoires – ces domaines qui, de manière générale, concernent l’organisation et la pratique de l’espace. Nous avons choisi de nommer critique spatiale la partie de la théorie critique qui s’attache aux domaines de l’espace et de consacrer le présent volume à interroger les formes qu’elle peut prendre aujourd’hui.
Ce numéro sera donc plus réflexif, moins foisonnant que les précédents. C’est une étape de transition vers une nouvelle formule, un moment de suspension entre deux périodes, avant le retour d’une plus large variété d’expressions, variété qui a fait l’identité de Dérivations depuis ses débuts, et à laquelle nous n’entendons pas renoncer.
⇹
En couchant le chiffre huit, on obtient le symbole de l’infini. Ce numéro, le huitième, sera l’occasion d’élargir notre horizon, de partir en randonnée, de revoir quelques amis ou bien de s’en faire de nouveaux, qui partageraient avec nous cet attachement au débat urbain et à la tradition critique. Notre trajet nous a ainsi conduit auprès de ceux qui racontent, et parfois théorisent, les dimensions conflictuelles de l’espace. Que leur démarche s’attache à l’échelle du territoire ou à celle de l’objet architectural – ou pour certains, comme on le verra plus loin, aux décors des façades –, chacun tente de formuler une lecture de la ville ou du territoire qui permette de les rendre plus intelligibles et plus saisissables. Plutôt qu’un état des lieux exhaustif, ce recueil doit donc être envisagé comme une balade en quelques étapes choisies au sein d’un paysage plus vaste. Une manière de rejouer, mais sur un autre mode, la dérive situationniste |4| – en écho au nom de cette revue, et bien que son origine soit autre : la Dérivation, c’est le nom d’un cours d’eau situé à Liège, sa cité-berceau.
Filant la métaphore paysagère, le dossier central du numéro se divise en deux parties. D’abord, un panorama, qui met en évidence quelques tentatives critiques – notamment éditoriales – en urbanisme et en architecture. On y interroge autant leurs objectifs que leurs conditions de production. On y cherche également à comprendre comment pensent et vivent certains de ceux qui ont fait de la posture critique une vocation, sans pourtant s’attacher à un terrain ou un objet particulier ; comment, aussi, ces démarches d’écriture et de publication conçoivent leur public et, plus globalement, leur rôle social.
La seconde partie du dossier est un parcours tracé dans une suite de situations concrètes, de lieux – au sens large –, où l’attitude critique se manifeste. On en sortira peut-être avec des impressions contradictoires : oui, la critique permet de rendre une situation plus lisible, plus intelligible, et elle permet parfois de contribuer à la modification de rapports de force – comme dans le cas de la friche Josaphat, à Bruxelles. Elle ne constitue cependant pas par elle-même une proposition politique. Vus de Cleveland, de Xi’an ou de Bruxelles – certains de nos cas d’étude –, les récits qui prennent le parti de l’émancipation ne pèsent pas encore assez lourd pour générer des changements institutionnels à la hauteur des enjeux actuels. C’est aussi que l’attitude critique n’est pas suffisante pour constituer à elle seule une pratique politique organisée.
Dans ce contexte, le sens d’une revue comme Dérivations est de proposer un espace ou se donner le temps de la réflexion et de la confrontation, pour contribuer collectivement à l’édification d’un sens commun. « Ce qui importe, ce qui dure, c’est le chemin, plus que ceux qui cheminent » |5|, écrivait Henri Lefebvre en 1974. Il est difficile – et sans doute inutile – de savoir aujourd’hui où nous conduiront nos dérives dans les pratiques et les récits urbains mais, aussi modeste soit-elle, notre ambition reste d’offrir un refuge à ceux qui fréquentent ces territoires et y ouvrent des sentiers.
|4| L’Internationale Situationniste est un mouvement artistique et politique né en 1957 et auto-dissous en 1972. Héritier du marxisme et du surréalisme, ce mouvement propose une révolution totale de la vie quotidienne, non seulement au travers de textes et d’images, mais aussi de pratiques expérimentales. La dérive urbaine était l’une de ces pratiques. Il s’agit d’expérimenter successivement différents lieux urbains en se laissant guider par ses impressions et émotions. En ce sens, elle constituerait autant une pratique émancipatrice qu’une critique de la ville et de la vie normées par les rapports marchands. Voir Marcolini, P., Le Mouvement situationniste, Paris : L’échappée, 2013.
|5| Lefebvre, H., La production de l’Espace, Paris : Anthropos, 1974, p. 139. Cet ouvrage, entièrement consacré à l’espace comme objet de la théorie critique, a nourri de nombreux travaux.
Pour citer cet article
Bianchi M., « Quelques lieux de la critique urbaine et architecturale », in Dérivations, numéro 8, septembre 2023, pp. 1-3. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-8/quelques-lieux-de-la-critique-urbaine-et-architecturale.html
Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.