Dérivations

Pour le débat urbain

Il y a un siècle... la supracommunalité comme outil d’administration des grandes agglomérations. Les cas de Paris et Bruxelles

Au XIXe siècle, l’Europe urbaine fait face à des défis importants liés à l’industrialisation. La population augmente fortement dans les grandes villes, les ouvriers s’agrègent dans les faubourgs, de nouveaux services s’avèrent nécessaires et, à plus grande échelle, les mauvaises conditions d’hygiène créent de graves difficultés. Pour faire face à ces problèmes nouveaux, il devenait nécessaire de permettre aux entités communales de s’associer, voire de fusionner, afin de donner des réponses coordonnées à l’échelle des villes morphologiques. On a ainsi vu émerger en Europe, au tournant du XXe siècle, une série d’initiatives allant dans ce sens. Un rapport présenté au Congrès international des villes en 1913 nous éclaire sur la situation. Dans plusieurs pays, deux catégories de systèmes juridiques sont adoptés : les associations et les annexions de communes. Le premier semble avoir été utilisé essentiellement par des petites communes désireuses d’organiser ensemble des services publics (éclairage, distribution d’eau…) : il s’apparente aux intercommunales que nous connaissons aujourd’hui en Belgique. Le second a été expérimenté par exemple par les grandes villes allemandes et autrichiennes, bien qu’il n’y ait pas eu, au début, de législation, mais une tolérance, qui a permis aux communes de s’entendre et de négocier leur annexion ou fusion. L’Espagne semble avoir été le premier pays à légiférer |1|.

À Paris comme à Bruxelles, les choses semblaient plus compliquées. Les protagonistes du Congrès de 1913 argumentent qu’à Vienne, Cologne ou Berlin, la structure étatique est décentralisée. Les annexions y ont été effectuées « dans le respect de l’autonomie des communes annexées en les érigeant en district jouissant d’une certaine autonomie administrative ». À Paris, les arrondissements ne jouissent pas de leur autonomie, pas plus que le conseil municipal, placé sous la direction du délégué du gouvernement, le préfet de la Seine |2|. En Belgique, Paul Otlet rapporte que la création de l’agglomération bruxelloise s’accompagne de « difficultés politiques » : la principale opposition est la force qu’aurait constitué une capitale de 800 000 âmes dans une population de 7 millions d’habitants. Une commission des bourgmestres a néanmoins été constituée de manière à ce que les 14 communes concernées puissent travailler en connexion |3|.

En Belgique, un siècle plus tard, la situation ne semble pas substantiellement différente. C’est seulement en 1971 que l’agglomération de Bruxelles a été créée en tant qu’institution par le biais d’une révision de la Constitution — un processus complexe s’il en est en Belgique — qui prévoyait, du reste, la création de cinq autres agglomérations dont elle fixait les règles générales de fonctionnement. Mais les quatre autres restent à ce jour en souffrance, Anvers, Charleroi, Gand et Liège |4|… La question de la création d’un pouvoir supracommunal est donc loin d’être résolue : cela a notamment été relevé lors du colloque La fabrique des métropoles qui s’est tenu à Liège les 24 et 25 novembre 2017 |5|. Les enjeux de gestion liés à ce que l’on appelle aujourd’hui la « métropolisation » restent compliqués à résoudre, juridiquement et politiquement, alors que la plupart des acteurs s’accordent sur la nécessité d’une gestion cohérente des problèmes à l’échelle de la ville réelle (plutôt qu’en fonction de découpages administratifs obsolètes).

En France, en revanche, on semble avoir récemment avancé sur ce point : les communautés urbaines, qui disposent d’une fiscalité propre, ont été mises en place en 2010.

Je propose dans cet article une plongée aux sources de la supracommunalité dans ces deux pays, il y a plus d’un siècle, en particulier dans leur capitale respective.

Le « Grand Paris », genèse d’une supracommunalité institutionnelle et solidaire

Les actions intercommunales à Paris plongent leurs racines dans le XIXe siècle. On trouvera un historique assez précis sur le site internet du Sénat français |6|. À la lecture de ce texte, plusieurs moments apparaissent comme décisifs : le premier correspond à la première loi d’organisation municipale, qui s’applique à toutes les communes suburbaines du département de la Seine dès 1837 ; et le second, en 1855, année d’exposition universelle dans la ville, qui est aussi l’époque où Haussmann, préfet de la Seine, élabore son plan d’embellissement de Paris. L’année suivante, onze communes sont annexées à Paris. Des « syndicats intercommunaux » sont progressivement créés pour la gestion des eaux, le transport, le gaz. Une loi sur l’intercommunalité est votée en 1890. On le notera en passant, toute cette période a été ponctuée par la tenue d’expositions universelles : 1855, 1967, 1878, 1889, 1900.

Une première instance supracommunale est créée dès 1909 : « L’union des maires de la Seine ». Les élus disposent désormais d’un cadre de négociation trans-partisan avec la préfecture du département, mais aussi d’un espace pour la promotion et la création de régies intercommunales |7|. Les maires, soutenus par des ingénieurs, architectes, associations citoyennes, entrepreneurs, parlementaires et hauts-fonctionnaires, prônent notamment la densification du maillage des transports collectifs, l’élévation de nouveaux ponts, la diffusion du tout-à-l’égout, de l’électricité et du gaz, la construction de logements ouvriers salubres et d’équipements scolaires, l’hygiène et le progrès social |8|, la municipalisation du sol et la suppression des octrois (taxes sur les marchandises) |9|. L’objectif est de parvenir à défendre les intérêts des municipalités et de leurs administrés face au monopole que se partagent de grands groupes industriels |10|.

En 1910, la Seine en crue inonde 14 000 logements. Cette catastrophe naturelle, qui crée évidemment de nombreux problèmes d’hygiène, donne un coup d’accélérateur à l’extension de la ville. L’année suivante, un premier rapport sur le développement urbain et l’extension de Paris est approuvé. Il faudra cependant attendre 1919 pour que la démolition des fortifications soit décidée.

C’est en 1910 que le terme « Grand Paris » est utilisé pour la première fois par Louis Dausset, conseiller communal modéré et rapporteur général du budget de la ville de Paris. Cette formule sera reprise en 1913 par la Commission d’extension de Paris : elle désigne un territoire qui correspond pour l’essentiel au département de la Seine |11|.

Parmi les personnalités qui ont pensé et promu l’idée de gestion administrative à l’échelle de l’agglomération parisienne, on peut citer le nom du socialiste Henri Sellier, qui a placé dès ses débuts en politique l’enjeu de la solidarité intercommunale au cœur de sa réflexion : sa conviction était que la bonne échelle de la planification urbaine et de la mutualisation des politiques locales est celle de l’agglomération. La réponse administrative résidait selon lui dans une véritable péréquation fiscale, financée aux trois quarts par les contribuables parisiens |12|.

Il fait adopter par son parti un programme ambitieux en ce sens pour les élections communales de 1912. Son « plus grand Paris » fait la une de L’Humanité, le journal fondé par Jean Jaurès.

On y lit que « tous les électeurs qui répondront à l’appel du Parti que les revendications des travailleurs résidant dans le département de la Seine sont tant et si intimement liées ensemble qu’elles ne peuvent recevoir satisfaction que dans un Paris agrandi, élargi, étendu jusqu’aux bornes mêmes du département » et que « bien des questions qui à l’heure présente apparaissent comme insolubles seraient de fait tranchées si les fortifications étaient abattues et si le département de la Seine tout entier jouissait d’une administration municipale analogue à celle du County Council de Londres » |13|.

La commission d’extension de Paris s’appuiera sur les exemples londonien, berlinois et viennois pour élaborer son plan. La plan urbain devient l’outil de cette vision d’ensemble, à l’instar du Housing town planning act adopté en Angleterre en 1909.

La Ligue « Le plus grand Bruxelles » : des citoyens et techniciens pour « éduquer l’opinion publique »

Parmi les fondateurs de la Ligue « Le plus grand Bruxelles », on retrouve Paul Otlet et Henri Lafontaine, co-fondateurs de l’Institut international de bibliographie et de l’Union des associations internationales, créés en marge de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910 |14|.

Le juriste Edouard Gilmont, futur secrétaire général du « Plus grand Bruxelles », avait également participé, en tant que secrétaire et au titre de chef de bureau honoraire du Ministère de l’Intérieur, à un autre congrès organisé à l’occasion de l’Exposition universelle en 1910 : le congrès de fondation de l’Institut international des sciences administratives. La deuxième section de ce congrès était consacrée aux niveaux intermédiaires entre la commune et l’État : « Unions intercommunales, unification des services des villes et communes suburbaines formant agglomération, circonscriptions administratives, création et gestion d’établissements provinciaux et a ». Les exposés concernaient essentiellement la situation en Belgique |15|.

Les architectes Paul Saintenoy et Jules Brunfaut, également fondateurs de la Ligue en 1912, participeront, tout Comme Otlet et Lafontaine, au Congrès international des villes de 1913. L’ancrage de l’association dans les milieux internationalistes bruxellois est donc important.

D’après ses statuts, la Ligue « Le plus grand Bruxelles » a été créée dans le but de « répondre à la nécessité de traiter, selon des vues d’ensemble, les questions qui intéressent l’agglomération bruxelloise tout entière », cette association privée défend l’idée que « Bruxelles n’est pas la simple juxtaposition de dix petites villes ou faubourgs, mais constitue une cité de près d’un million d’habitants solidaires dans leur vie et dans leurs intérêts » |16|.

La Ligue se conçoit comme ce que l’on appellerait aujourd’hui une association citoyenne, voire d’éducation permanente : « La ligue n’ambitionne que le rôle d’un organisme d’étude et de propagande, un moyen d’éducation de l’opinion publique, un intermédiaire destiné à amener les administrations existantes à réaliser tout projet que la libre discussion et la comparaison de ce qui se fait à l’étranger, aura montré réellement utile et désirable […] La Ligue “Le plus grand Bruxelles” fait appel à tous les citoyens de la Capitale. Elle les invite à venir tous à elle, et à faire ainsi de son association une véritable force pour le bien de leur chère ville. La Ligue s’adresse aussi à tous les groupements déjà constitués et qui s’intéressent au développement, à l’embellissement ou à la vie de Bruxelles. Elle a l’ambition de devenir pour eux — dans les limites de son programme — un organisme fédéral ».

L’association sera officiellement constituée en février 1913. Cependant, dès 1912, ses fondateurs sont reçus par le Ministre des travaux publics dans le cadre du dossier des trams bruxellois. Ils réclament l’établissement de la ligne Bourse-Porte de Tervuren et l’établissement d’une ligne entre le Cinquantenaire et l’avenue Louise via la gare du Luxembourg. D’après le Journal de Bruxelles du 20 mars 1912, il s’agissait d’« ouvrir la barrière du Cinquantenaire à la circulation du tramway, moyen démocratique de transport, à l’usage d’une clientèle particulièrement nombreuse qui, moins que celle des autos, a les moyens de perdre chaque jour un temps précieux pour se rendre à ses affaires ». Et d’ajouter que « cette voie ne subirait guère de modifications par le passage d’un tramway, infiniment moins dangereux que les autos, camions, bicyclettes, cavaliers qui la sillonnent sans cesse » |17|.

Très rapidement, la ligue s’est orientée vers d’autres sujets, notamment le secteur de la conservation des bâtiments et monuments. Le rapport d’activités présenté par le secrétaire général, Edouard Gilmont, propose un premier bilan : « [La Ligue] a pu conserver à Bruxelles des monuments et des vestiges très intéressants tels que la Grande Boucherie, l’hôtel Ravenstein, la chapelle Sainte-Anne, la Tourelle de la Madeleine, etc. ; elle s’est préoccupée des mesures de préservation des musées, et des moyens de communication entre divers quartiers de la ville, elle travaille actuellement à obtenir des améliorations au port de Bruxelles et entend obtenir la création d’une salle de concert : ce dernier projet est près de réussir » |18|.

L’histoire de cette association semble-t-il inconnue des défenseurs actuels de l’idée de supracommunalité reste à écrire : on pourrait pourtant parfois croire que ces militants urbains de la première heure ont inspiré la création d’associations contemporaines… Écrire cette histoire, en tout cas, permettrait certainement d’éclairer l’histoire de la supracommunalité belge, et de mieux comprendre les différences entre les différents pays. 

|1| Brees, E., « Les unifications et associations de communes. Communications et annexions. Relations entre les villes et leurs faubourgs », in Premier congrès international et exposition comparée des villes. I Construction des villes. II Organisation de la vie communale, Bruxelles, 1913, p. 83-127.

|2| Premier congrès international et exposition comparée des villes. I Construction des villes. II Organisation de la vie communale, compte-rendu des séances, deuxième section, première séance, p. 42.

|3| Ibid.

|4| CRISP, « Agglomération », Vocabulaire politique, http://www.vocabulairepolitique.be/agglomeration/

|5| Les actes du colloque peuvent être consulté sur https://orbi.uliege.be/handle/2268/222954

|7| Une dizaine de « syndicats intercommunaux » voient le jour entre 1910 et 1930.

|8| Bellanger, E., « La traversée historique du Grand Paris », in Mouvements, 2013, t. 2, n°74, p. 54.

|9| Bellanger, E., « Du socialisme au Grand Paris solidaire. Henri Sellier ou la passion des villes », in Histoire urbaine, n°37, p. 35.

|10| Bellanger, E., « La traversée historique… », art. cit., p. 55. Voir aussi Casselle, P., « La commission d’extension de Paris et ses travaux 1911-1913 », in Fourcaut, A., Bourillon, F. (dir.). Agrandir Paris (1860-1970), Paris : Nouvelle édition [en ligne], 2012 http://books.openedition.org/psorbonne/2373.

|11| Ibid., p. 52.

|12| Bellanger E., « Du socialisme… », art. cit., p. 41.

|13| Louis Dubreuilh, « Le plus grand Paris », L’Humanité, 15 avril 1912, p. 1.

|14| Coll., Cent ans de l’Office International de Bibliographie, 1895-1995 : les prémisses du Mundaneum, Mons : Mundaneum, 1995 ; Coll., Henri La Fontaine, Prix Nobel de la paix : tracé[s] d’une vie, Mons : Mundaneum, 2002.

|15| Premier congrès international des sciences administratives lors de l’exposition universelle et internationale de Bruxelles en 1910, actes du Congrès, Bruxelles, 1910, p. 51.

|16| Mundaneum, Archives d’Henri Lafontaine : Le plus grand Bruxelles, Statuts de la Ligue le plus grand Bruxelles, programme, p. 1 et 2.

|17| « Les trams du parc du Cinquantenaire », Journal de Bruxelles, 30 mars 1912, p. 5.

|18| « Le plus grand Bruxelles », Journal de Bruxelles, 12 février 1913, p. 2.

Pour citer cet article

Collin M., « Il y a un siècle... la supracommunalité comme outil d’administration des grandes agglomérations. Les cas de Paris et Bruxelles », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 266-269. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/il-y-a-un-siecle-la-supracommunalite-comme-outil-d-administration-des-grandes-agglomerations-les-cas-de-paris-et-bruxelles.html

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