Dérivations

Pour le débat urbain

Bruxelles, cas clinique

« Critique architecturale » et « débat public » : le défi d’un apprentissage culturel collectif

Une histoire critique des "luttes urbaines" à Bruxelles.

Intention

Il y a cinquante ans, Bruxelles était le théâtre de la provocante solidarité de la critique architecturale et du débat public. La ville est aujourd’hui privée de toute dynamique de ce genre. Cet article cherche à comprendre pourquoi. Il interprète la dynamique qui a donné lieu aux « luttes urbaines » au cours des années ’70 comme une réaction à un ensemble de modifications infrastructurelles (au sens sociologique du terme) qui, aux yeux des acteurs d’alors, menaçaient tout à la fois les rôles politiques consacrés de Bruxelles et son architecture. Il montre que la réponse offerte à cette réaction par les classes dirigeantes et par la classe politique promotrice de l’institution régionale a consisté en un double mouvement : tout en offrant les garanties apparentes de l’acquiescement aux aspirations que les « luttes » avaient formulées, il s’est surtout agi de mettre au point une gestion administrative de la mutation urbaine qui garantisse la plus parfaite malléabilité de la ville-région aux changements infrastructurels (au sens physique cette fois-ci) auxquels elle était forcée de s’adapter. L’article montre que ce mode de gestion administrative, appliqué dans la « publicité-concertation », atteint d’autant plus facilement ses objectifs qu’il emprunte ses bases technico-théoriques à la « critique architecturale » déployée par les luttes urbaines, et qu’il bénéficie en outre de ses faiblesses.

Cherchant à dépasser une définition restrictive et sélective du patrimoine pour considérer toute la ville comme patrimoine, la présente recherche propose pour sa part d’apprendre à lire l’architecture complexe de Bruxelles comme une architecture faite de sédiments hétérogènes : on souhaite par là contribuer à ouvrir un débat critique favorisant l’éclosion d’une économie bruxelloise s’éloignant d’un modèle d’exploitation pour s’orienter vers un modèle de culture.

L’article en appelle enfin à un approfondissement de la connaissance des trois rôles territoriaux de Bruxelles — Bruxelles métropole provinciale (métropole brabançonne, de fondation féodale), Bruxelles capitale nationale (capitale de la Belgique) et Bruxelles métropole supranationale (avec ses trois scénarios successifs : colonial, atlantiste et européen) —, et à un approfondissement de la connaissance de leurs interactions. La perspective dans laquelle on se situe ici est donc celle de la création institutionnelle : on entend interroger et décrire les scènes sur lesquelles apparaissent et se reconnaissent des entités symboliques, des personnalités collectives (ou des corps collectifs) dans leur acception la plus large. Notre objet n’est donc pas directement l’examen de ce que l’on pourrait appeler la distribution des rôles sociaux, qui relève pour sa part d’une dialectique interne à ces corps collectifs. En ce sens, cet article est un plaidoyer pour le dépassement de la discussion des péripéties, contradictions et compromis caractéristiques de l’existence de chacune de ces personnalités collectives. Il cherche à réveiller la conscience de ce niveau plus ample, le niveau des pactes d’appartenance collective, qui fonde toute la dialectique sociale et politique.

1. « Critique » et « débat » : conditions historiques des « luttes urbaines »

La mise en oeuvre d’un ensemble de modifications infrastructurelles (au sens marxien du terme, c’est-à-dire socio-économiques) peut sans doute expliquer l’irruption de la contestation qui, dans les années 1968 à 1972, a provoqué à Bruxelles, avec l’apparition du « mouvement des luttes urbaines », le réveil concomitant d’une forme de « critique architecturale » et d’un « débat public » qui, pour le meilleur et pour le pire, continuent aujourd’hui de marquer de leur empreinte l’idée que se font les bruxellois de la « critique architecturale » comme du « débat public ». En 1969, le sociologue Alain Touraine |1|, dont les analyses accompagnent la contestation, formule la thèse suivant laquelle les détenteurs du capital opèrent depuis le milieu des années ’50 une redistribution de l’appareil productif à l’échelle planétaire. À ce qu’il est convenu d’appeler le Tiers-Monde, le « monde en développement », qui s’émancipe alors politiquement, mais sans posséder les bases lui permettant d’assurer le contrôle de ses ressources, le capital réserve le cadeau, empoisonné, d’une poursuite du destin productif entamé sous le drapeau colonial. Quant au « monde développé », on promet qu’il deviendra le lieu de la concentration des fonctions dirigeantes et administratives. Cette stratégie infernale sera contestée, en 1968, par une partie importante de la jeunesse européenne, celle-là même qui était appelée à grossir — formations diplômantes en main — les rangs des techniciens et idéologues réclamés par la restructuration planétaire du capitalisme. Les luttes urbaines s’inscrivent clairement dans le sillage de cette contestation.

Si Bruxelles est apparue comme l’un des principaux points chauds, voire comme le cratère des luttes urbaines, c’est probablement parce que, depuis 1955, cette capitale, qui avait été élue capitale nationale depuis une centaine d’années seulement, est aussi la ville d’Europe dont la réalité physique s’est modifiée le plus intensément, et cela justement dans la perspective post-industrielle décrite par Touraine. Le destin de Bruxelles n’est pas simplement de devenir une métropole parmi d’autres métropoles, luttant avec et contre celles-ci pour obtenir la concentration des sièges où se décide la domination du Monde. Son expérience de « métropole coloniale » soutenue par une poignée d’entrepreneurs liés à la figure tutélaire d’un « Roi-bâtisseur d’Empire », Léopold II, l’avait du reste suffisamment familiarisée avec ce rôle. Bruxelles, plus ambitieusement, devient la capitale d’une organisation politique supranationale, l’Europe atlantique, qui, sous couvert d’une union « économique » légitimée par le spectre de la Seconde Guerre mondiale, allait se charger d’accompagner et de coordonner un processus qui non seulement réactivait un objectif de domination sociale, mais s’avérait en outre animé par un réel impératif d’exploitation des ressources — plutôt que par un objectif de construction culturelle ou économique |2|.

À Bruxelles, cette stratégie, qui prend pour nom de code « scénario Bruxelles-Manhattan », tire prétexte des aménagements à réaliser pour favoriser l’accessibilité du site du Heysel où doit se tenir l’Exposition internationale de 1958. À partir de 1955, un gigantesque programme de travaux routiers est mis en œuvre |3| [ Fig. 1 — 2 — 3 ]. Le dispositif est radioconcentrique : c’est un double anneau autoroutier vers lequel convergent, en autant de rayons, toutes les autoroutes du pays. Ce dispositif, dont la partie centrale se superpose à la capitale nationale, est en réalité l’instrument d’une redistribution générale de la population par classes d’activités et par classes sociales. Quatre Central Business Districts (CBD), hérissés d’immeubles destinés à concentrer les nouvelles fonctions de commandement international, devaient entourer la ville ancienne, en se superposant respectivement au quartier Léopold, au quartier Nord, au quartier du Midi et au quartier de la gare de l’Ouest. Drainée par un système routier hiérarchisé et capillaire, la résidence devait concomitamment diffuser ses villas en ordre lâche sur toute la superficie de l’ancienne province de Brabant. Ce dispositif réactive en fait, en le radicalisant, un processus amorcé dans la seconde moitié du XIXe siècle.

2. Les « luttes urbaines » : une critique paranoïaque au service de la réparation d’une ville au destin incertain (1968 à 1979)

En 1968, après plus de dix ans de grands chantiers d’infrastructure, quelques militants (souvent issus des milieux catholiques de gauche) efficacement relayés par la radio publique réussissent à perturber d’importantes phases du « scénario Bruxelles-Manhattan » en organisant des manifestations de rues, d’abord dans le quartier Nord, puis dans le quartier populaire des Marolles. L’évacuation des quartiers populaires par l’État — qui est décidément bien, comme l’avait vu Marx, le « fondé de pouvoir du Capital » — est rendue difficile et une part de plus en plus large de la population bruxelloise commence à douter du bien-fondé des grandes manœuvres en cours. Sans se reconnaître immédiatement dans le processus qui divise alors la Belgique en deux Régions politiques sur base du critère linguistique (la Flandre et la Wallonie), les Bruxellois comprennent toutefois rapidement qu’il leur faudra reprendre à leur compte cette création institutionnelle et politique, la « régionalisation » : c’est la seule possibilité qui s’offre à eux de ne pas être les perdants de la grande réforme en cours. La question des rapports de la « critique architecturale » au « débat public » devra désormais se poser, pour Bruxelles, au regard de l’enjeu, complexe, collectif, d’une redéfinition de son être politique au sein d’une région du monde dont les collectivités constitutives mettent en question leur appartenance au régime de l’État-Nation bourgeois unitaire. Pour réussir son entrée dans la société post-industrielle, Bruxelles est tenue de se penser aussi comme personnalité infranationale.

L’attrait qu’exerce l’hypothèse régionaliste sur les mandataires et conseillers en affaires publiques de Bruxelles, comme l’acharnement avec lequel ses « habitants » vont défendre « tout son patrimoine », sont symptomatiques de l’incertitude de ce moment. La priorité, pour les Bruxellois, est la « défense » de Bruxelles contre tout projet susceptible d’accentuer la crise de ses rôles historiquement consacrés — métropole brabançonne et capitale de la Nation-Belgique — comme de celui, en gestation, de capitale de l’Europe.

Pendant ces années d’incertitudes institutionnelles, la radicalité du mouvement des luttes urbaines est certainement nécessaire. Le paradoxe est qu’alors même que les luttes urbaines n’ont pas d’autre finalité que la défense d’une « ville », elles pressentent dans le même temps la nécessité d’une influence territoriale plus ample dont elles n’ont pas les moyens. Tout se passe comme si leur dimension « urbaine », qui est gage de leur radicalité, dessinait aussi les limites, trop strictes, de leur aire d’influence et de leurs aspirations. Cette marge de manœuvre politique relativement bornée explique également la principale limite de ce que nous pourrions appeler la contribution de la « critique architecturale » au combat des luttes urbaines : le combat pour la « réparation », qui se donne surtout pour raison d’être, au moins provisoirement, la simple défense d’une histoire largement mythifiée, et pour ennemi — sur un mode quasi paranoïaque — de vagues représentants des forces obscures de la destruction.

Après tout, il était alors à peine question de la dimension proprement architecturale de Bruxelles, une ville que ses habitants eux-mêmes ne pouvaient plus invoquer au titre de capitale d’une nation, qu’ils n’osaient reconsidérer comme partie d’une nécessaire réalité provinciale que la séparation du Brabant sur base du critère linguistique était en train de sacrifier sur l’autel de la régionalisation, et qu’ils se refusaient à envisager comme métropole supranationale, voire comme capitale de l’Europe.

3. « Critique architecturale » et « débat public » au profit des « luttes urbaines »

Dans le contexte qui vient d’être brossé à larges traits, le mouvement des luttes urbaines, tel qu’il a réussi pendant un temps à « faire consensus », apparaît, disons-le nettement, comme un mouvement de réaction viscéral. À provocation énorme, réponse intellectuellement extrême : le discours des luttes urbaines oppose au « scénario Bruxelles-Manhattan » un refus pur et simple. Or, et il est particulièrement intéressant de le relever, dans le cadre de cette stratégie strictement négative, les luttes urbaines vont récupérer à leur compte un discours vieux d’un peu plus de cent cinquante ans : le discours qui, à partir du début du XIXe siècle, avait mobilisé contre les capitaines d’industrie la frange de la bourgeoisie restée farouchement attachée à l’artisanat et au petit commerce. Voilà qui a permis que s’élargisse considérablement la base initiale du mouvement des luttes urbaines, composée initialement de locataires délogés et de quelques rares porte-paroles engagés, au premier rang desquels Jacques Van der Biest, le curé de la paroisse des Minimes. Prônant déjà la recherche d’une économie urbaine fondée sur une culture des ressources locales, dénonçant frontalement un système fondé sur l’épuisement des ressources, le discours porté par ces luttes, impraticable dans l’immédiat, devait à plus long terme — en s’inscrivant dans les cerveaux, mais aussi dans les désirs profondément enfouis — s’avérer particulièrement mobilisateur.

Mais le développement du discours, disons radical petit-bourgeois, des luttes urbaines nécessitera l’enrôlement, dans le mouvement, d’un échantillon significatif de la nouvelle frange des « intellectuels » qui refuse l’implication dans la « société post-industrielle ». Ceux-ci sont issus de milieux sociaux hétérogènes : fils de bourgeois, mais aussi fils d’ouvriers désireux de s’inscrire dans une société irrémédiablement bourgeoise. Le mouvement des luttes urbaines enrôle donc la « nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle » |4| issue de la mue de l’élite ouvrière [ Fig. 4 ]. Or, dès le départ, un discours d’ordre culturel, qui relève de la « critique architecturale », était selon nous nécessaire à la solidarisation de cette frange d’intellectuels d’origine sociale hétérogène.

On notera d’abord que La Cambre, l’école supérieure des arts visuels fondée en 1926 sous l’égide d’Henri Van de Velde et sur base des objectifs, des méthodes et des fondations théoriques qui, dès avant la Première Guerre mondiale, avaient inspiré le Bauhaus de Walter Gropius en Allemagne, a constitué le lieu d’élection de cette « critique architecturale ». Mais ce qu’il faut également relever, c’est qu’il n’était alors pas question de rappeler les « Cambriens » à leurs objectifs initiaux, lesquels avaient été plus ou moins intégrés dans le modèle libéral, au moins depuis l’Expo ’58. Non, il était tout simplement question de mettre un terme à la tentative généreuse, on l’oublie parfois, qui avait aussi été celle du Mouvement Moderne, à savoir : libérer l’industrie mécanisée de l’asservissement aux objectifs socialement limités auxquels l’astreint le patronat pour lui assigner la mission historique d’édifier, en des formes nourries du meilleur savoir-faire artisanal, la société supranationale de l’avenir.

Attribuant à l’industrie mécanisée tous les déséquilibres dus, au vrai, à son asservissement au « capital bourgeois », les idéologues des luttes urbaines entendent renoncer à l’industrie mécanisée ; ils plaident plutôt pour une renaissance de l’industrie artisanale, sans du reste remettre en cause l’état des rapports sociaux de production |5|.

« Reconstruire la ville européenne », tel est le leitmotiv de la stratégie de solidarisation des « nouveaux intellectuels petit-bourgeois » dont La Cambre est alors le lieu d’élection. Même s’il puise au vivier d’une critique architecturale italienne qui, depuis plus de quinze ans, a contribué, en réaffirmant la città comme le texte même de l’architecture, à extraire la critique architecturale de sa définition restrictive, libérale |6|, le leitmotiv des luttes urbaines rétrécit d’emblée le champ en procédant à un double bridage. D’abord, la traduction de città par ville : par ce biais, les luttes urbaines s’éloignent du problème — tout à la fois politique et économique — de l’appartenance territoriale de Bruxelles pour focaliser leur attention sur une « ville de l’histoire » qui, de surcroît, se confond avec une définition de la ville conçue assez strictement comme « petite ville bourgeoise » |7|. Second point, la suspicion envers le terme même d’ « architecture », un terme que les « lutteurs » envisagent dans sa seule acception libérale, fort rétrécie, et auquel ils opposent celui d’« urbanisme », un urbanisme qu’ils rêvent populaire et dont ils attendent des miracles.

Ce double bridage, comme nous allons le voir, aura pour conséquences, d’une part, l’incapacité des protagonistes des luttes urbaines à envisager dans toute sa complexité la réflexion prospective sur le phénomène urbain bruxellois et, d’autre part, leur refus d’accorder sa pleine légitimité à la recherche des règles de configuration proprement architecturales de ce phénomène, autrement dit à sa description et à son partage en qualité de fait de culture. Les deux importants chantiers théorico-critiques sur lesquels les luttes urbaines entendent contribuer au débat public sont les lieux où s’opère le double bridage en question. Examinons-les l’un après l’autre.

Le premier chantier — celui qu’ouvre le sociologue René Schoonbroodt dans sa thèse de doctorat |8| [ Fig. 5 ] — consiste pour l’essentiel en la critique de la distinction formelle entre l’habitat du tout-venant — celui que promeut le marché — et l’habitat public — dont les formes portent encore vaille que vaille la marque de l’espoir en une société collectiviste. Schoonbroodt critique par là tout l’effort moderne, tel qu’il s’est formulé au cours du XXe siècle, en vue d’une construction territoriale post-nationale d’inspiration socialiste s’érigeant sur des normes distinctes de celles qui configurent la ville de pierre de tradition bourgeoise. Schoonbroodt ferme ainsi la porte — et nous y lisons pour notre part la marque d’une ascendance intellectuelle catholique — à tout projet qui, même progressiste, ne participerait pas d’une forme d’édification crânement traditionaliste |9|.

Le second chantier, lui, n’avait pourtant pas mal débuté : il est l’affaire de deux architectes, anciens étudiants de La Cambre, Maurice Culot et François Terlinden. Il consiste en une vaste exploration, en vue de sa réévaluation, de la contribution au Mouvement Moderne des architectes qui opérèrent en Belgique entre 1890 et 1940 — parmi lesquels les fondateurs de La Cambre. Une exposition se tient au Musée d’Ixelles du 20 février au 23 mars 1969 : elle s’intitule « Antoine Pompe et l’effort Moderne en Belgique. 1890-1940 » |10| [ Fig. 6 — 7 — 8 ]. La préparation de cette exposition, qui implique la rencontre d’Antoine Pompe, alors âgé de 96 ans, et de nombreux architectes, voire de leurs veuves, est l’occasion de rassembler une documentation importante. Les « Archives de l’Architecture Moderne » voient le jour : l’association se consacre au sauvetage des œuvres de l’architecture et à la vigilance face aux projets « ourdis dans le secret des cabinets ministériels ». À l’occasion d’une première exposition rétrospective consacrée à l’œuvre de Victor Bourgeois, en 1971, un Musée |11| est inauguré : Culot et Terlinden entendent lui faire jouer ce rôle d’éducateur public que Bourgeois et Otlet avaient envisagé en leur temps pour l’Urbaneum [ Fig. 9 ].

Mais la rétrospective Victor Bourgeois (18 mars — 28 avril 1971) |12| est surtout le moment d’un règlement de compte avec le fondateur |13|. Au début des années ’30, Victor Bourgeois avait élaboré, puis cherché activement à partager, une hypothèse d’ensemble sur l’architecture de Bruxelles [ Fig. 11 ]. Cette hypothèse offrait la possibilité de penser simultanément et de manière non-conflictuelle la ville ancienne, tendanciellement radioconcentrique, dont il était un fervent défenseur, et une ville moderne linéaire qu’il appelait, inspiré par l’expérience de Francfort, le « Nouveau Bruxelles » |14|. Malheureusement, en interprétant erronément le « Nouveau Bruxelles » comme précurseur du « plan Manhattan », la rétrospective organisée par les jeunes AAM signe le renoncement à la possibilité même d’une synthèse équilibrée entre un sédiment supranational et la « ville de l’histoire » |15|. Reconstruire la ville, à partir de ce moment, ce sera, non pas rompre avec le projet libéral qui s’est emparé des formes de l’architecture moderne, mais renoncer à l’alternative socialiste d’un Nouveau Bruxelles. Penser le projet de Bruxelles, ce sera alors uniquement « reconstruire la ville ancienne ».

Jusqu’en 1979, date de l’éviction de Maurice Culot, l’enseignement du projet d’architecture à La Cambre est entièrement orienté par cet objectif « réparateur », dans le cadre d’un « mouvement de résistance anti-industrielle » qui associe l’école — par le biais de contre-projets — à l’action de comités de quartier et de groupes de pression ; parmi ces derniers, on citera à titre principal l’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines (ARAU) fondé et dirigé par René Schoonbroodt, très engagé dans la résistance au scénario Bruxelles-Manhattan. À partir de ce moment, la critique architecturale, portée sur le terrain du projet, devient assez étroitement militante.

La position « réparatrice » des luttes urbaines doit être interprétée comme une répétition, une reproduction quasi-terme à terme de celle de Charles Buls et de ses partisans — qui date cependant de presqu’un siècle. Le combat livré entre 1877 à 1899 par Charles Buls, mandataire politique de Bruxelles, peut, à bien y regarder, apparaître comme le premier mouvement qui s’appuie sur une forme de « critique architecturale » pour soutenir la résistance populaire face aux bouleversements induits par le scénario métropolitain.

Le scénario léopoldien auquel Buls s’oppose ne correspond pas à un scénario d’enveloppement, et encore moins d’extension, de la ville ancienne : il n’est pas comparable au projet de Bruxelles-capitale nationale coordonné, au cours de la première moitié du XIXe siècle, par Charles Vanderstraeten, le premier inspecteur-voyeur des faubourgs de Bruxelles. À l’instar, un siècle plus tard, du scénario Bruxelles-Manhattan, il s’agit plutôt d’un scénario de style substitutif ou, si l’on préfère, oblitérateur : son économie radioconcentrique implique le réinvestissement de larges parties du centre de la ville — désormais conçue comme métropole d’Empire — et conduit à la destruction de parties importantes du corps de la ville ancienne. La Montagne de la Cour est le lieu où cristallise le conflit. Les promoteurs, que Léopold II enveloppe de son prestige symbolique, envisagent la réalisation d’une rampe qui permette aux carrosses et aux premières automobiles dont se dote la haute bourgeoisie (établie sur le plateau, dans les nouveaux quartiers extérieurs de l’Est) de gagner en toute fluidité le nouveau boulevard du Centre où s’étale la marchandise de luxe. Buls croit réussir à convaincre les promoteurs de la métropole émergente d’adopter les règles de configuration sur lesquelles repose l’équilibre de l’ancienne métropole brabançonne. Mais — et telle est selon nous la limite de son approche, celle-là même sur laquelle buteront plus tard les luttes urbaines — il s’en tient à une vision homogénéisante de l’architecture de Bruxelles. Désespérant de convaincre les promoteurs d’intégrer au titre de règles générales actuelles les règles structurelles de fabrication de la vieille ville, il finit par s’enliser dans ce que l’on peut appeler une « défense de façade », une guerre de « styles » décoratifs. Buls cautionne donc finalement une stratégie d’homogénéisation par maintien du décor et mutation de la structure, stratégie d’ailleurs parfaitement contraire à celle (modification du décor et maintien de la structure) à laquelle l’élection de Bruxelles au rang de chef-lieu de la Nation française sous Napoléon avait d’abord soumis la ville ancienne [ Fig. 12 ] |16|. La courbe serrée de la rampe qu’il propose aux promoteurs [ Fig. 13 ] aurait contenu dans un périmètre restreint l’étendue des démolitions. Les promoteurs s’emparent de l’idée de la rue courbe, qu’ils étalent en un ruban deux fois plus large et cinq fois plus long à travers tout l’ancien quartier de la Putterie [ Fig. 14 — 15 ] |17|. Un des quartiers les plus vivants du vieux Bruxelles disparaît intégralement |18|. Il est remarquable de constater que les luttes urbaines useront des mêmes arguments au cours d’un combat qui ne consiste plus seulement à préserver Bruxelles-métropole brabançonne, comme le faisait Buls, mais aussi, de façon plus large, à préserver Bruxelles-capitale, la Bruxelles néoclassique, voire les parties à leurs yeux les plus acceptables de la métropole supranationale comme, par exemple, les cités-jardins. On le notera, ce que montre par le fait un tel combat, mais ce qu’ignorent ceux qui le portent, c’est que les codes de normes architecturales qui président à ces divers sédiments urbains sont différents, et que donc la ville prétendument homogène qu’ils entendent protéger est déjà une réalité à l’architecture profondément hétérogène. En déduisant un code de normes unique à partir d’une lecture distraite de « la ville ancienne », une ville supposée homogène, en prétendant appliquer ce code à tout projet futur, la critique architecturale qui soutient les luttes urbaines perd de vue, au fil de son devenir-militant, la difficile nécessité de penser tant une possible ouverture de Bruxelles à une vocation supranationale alternative à celle qu’impose le régime euro-atlantique émergent que, plus généralement, une architecture qui ne s’enlise pas, conformément au modèle libéral, dans une confusion des rôles qui, techniquement, peut se décrire comme confusion des sédiments architecturaux.

La discussion de la « Déclaration de Bruxelles » |19| et l’examen de l’intense activité de publication à laquelle se livrent les AAM à partir de 1980 excède le cadre de cet article. Relevons seulement que cette activité est marquée à la fois par l’ouverture à des contributions internationales, surtout françaises, mais aussi par une séparation quasi complète entre travaux d’analyse, mieux outillés, mais confinés dans l’érudition |20|, et études prospectives, malheureusement marquées au sceau des recettes infantiles, simili-disneyennes, des frères Léon et Rob Krier |21|.

4. La récupération libérale du mouvement des « luttes urbaines » et le retour discret du mythe métropolitain

Au début des années ’80, une alliance objective se noue entre la classe des décideurs politiques et les détenteurs du capital dont la stratégie délocalisatrice inaugurée au cours des années ’50 avait provoqué les contradictions apparemment insurmontables vécues dans la fièvre au cours des seventies. Décideurs politiques et détenteurs du capital mettent alors en œuvre une tactique qui, tout en accordant aux revendications des luttes urbaines les apparences de l’acquiescement, permettent à la stratégie patronale de poursuivre discrètement, et à la faveur d’un habile mea culpa, ses visées conquérantes |22|. Toutes les pratiques à travers lesquelles s’administrent aujourd’hui les transformations de la réalité urbaine relèvent encore de cette tactique. Elles appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratisation des procédures de décision en matière d’urbanisme » |23|.

La tactique n’est pas neuve. On pourrait par exemple la rapporter à l’épisode de la Contre-Réforme et au mouvement baroque. Elle consiste concrètement à masquer une entreprise de mutation structurelle en présentant à un interlocuteur réduit au statut de spectateur le masque séducteur du décor festif. Bref, il s’agit d’utiliser le décor afin de dissimuler le changement structurel. Derrière les paravents — ce sont parfois, et même souvent, d’anciennes façades maintenues à l’aide d’épingles —, les parois de maçonnerie formant corps simples ou doubles, les annexes contiguës, les ateliers qui forment bloc en intérieur d’îlot disparaissent purement et simplement, au profit d’immeubles épais à ossature de béton armé et planchers surbaissés. Les apparences sont sauves : respect de la hauteur de corniche, atténuation des contrastes de hauteur entre les immeubles, mimétisme du décor. La tactique est gagnante, au moins dans un premier temps. Le « public » est invité lors de séances de « publicité-concertation » à approuver les projets « d’intégration urbaine ». Ce « public » est composé pour partie de propriétaires riverains. Ceux-ci se félicitent de l’abandon des grandes opérations destructrices de quartiers entiers, et comptent sur l’effet bénéfique de processus moins apparents, qui progressent « en tâche d’huile », de proche en proche. Ils ne songent pas à critiquer un « urbanisme » qui, tout en se prétendant garant de l’actualité des normes anciennes, sur lesquelles repose l’équilibre du quartier, en organise et en promeut en fait la mutation, désormais en toute discrétion.

La promotion de Bruxelles au rôle de métropole européenne ne peut cependant se satisfaire de cette tactique décidément trop raffinée. Des sacrifices sont indispensables. Au cours des années ’90, l’arrivée du TGV, l’argument sécuritaire et un racisme à peine voilé justifient, aux yeux d’un bourgmestre qui brigue puis exerce cumulativement la présidence de la Région, la démolition complète du premier des quartiers de Bruxelles-capitale planifiés par Victor Besme |24|, le quartier du Midi. Quantité de locataires sont expulsés vers l’Ouest, à Molenbeek notamment, un quartier traditionnellement pauvre. En l’absence de toute prospective structurelle alternative au « scénario Bruxelles-Manhattan », c’est bien le troisième CBD prévu par ce scénario qui, malheureusement, se concrétise dans le quartier du Midi. Tirant la leçon de cette opération — qui suscite encore malgré tout un véritable travail critique |25| —, la direction politique régionale promeut ensuite, par un de ces concours qui n’accouchent de rien, et par la rédaction d’un « plan de développement international », la restructuration du premier des CBD bruxellois, le quartier Léopold. Puis, toujours en manque de terrains sur lesquels enraciner et conforter le rôle international de Bruxelles, elle se tourne vers les grandes friches ferroviaires et industrielles : elle instaure alors des régimes spéciaux, les « zones d’intérêt régional ».

Cette conquête d’espaces spécifiquement destinés à l’essor de Bruxelles-métropole internationale peut compter sur une nouvelle génération d’urbanistes, dont la ricanante prédisposition au mercenariat séduit la perversité du régime. Une nébuleuse générationnelle qui, pour ne pas mourir muette, s’est prise au jeu d’une « critique distante » désormais plus ou moins intégrée au processus |26| deviendra, au cours des années ’90, le lieu d’éclosion des meneurs d’un groupe de pression cambrien fortement médiatisé appelé Disturb : ainsi critiqueront-ils le mouvement des « luttes », mais en prenant soin de ne pas en dénoncer la récupération, avant de convaincre les représentants du régime de leur confier les clés d’une planification bruxelloise qu’ils ne considèrent plus aujourd’hui qu’à l’aune d’une destinée métropolitaine mythifiée et peut-être bien mystifiée. Une fois de plus, comme dans les années ’50, la « critique » des disturbateurs succombe à l’illusion de l’homogénéité générique. Importatrice des dernières tendances à la mode, ignorante des rôles territoriaux de Bruxelles, elle s’inscrit résolument dans le contexte, néo-libéral, de la lutte pour l’hégémonie qui oppose entre elles des villes qui se prétendent métropolitaines, mais qui demeurent superbement indifférentes au destin des régions dont elles se nourrissent.

Cette dernière phase du processus est aussi celle où s’approfondit la solidarité des décideurs politiques et des urbanistes. Le financement de la recherche universitaire est ici l’outil décisif. Depuis peu, à la faveur de l’inscription de l’enseignement de l’architecture dans l’Université, la recherche est en effet devenue le lieu où s’élabore le futur de la stratégie « métropolitaine » de Bruxelles. On doit l’admettre, l’intérêt sincère qu’accordent certains urbanistes aux questions agricoles et alimentaires ne suscite à l’heure actuelle que quelques concours, et d’élégantes publications préélectorales sur papier glacé. L’agriculture « urbaine », c’est la part décorative de la « métropole ». Heureusement, pendant ce temps, d’autres, de plus en plus nombreux, se détournent de l’urbanisme et de sa sophistique administrative, et s’éloignent toujours davantage de ce « débat public », devenu « participatif », que les urbanistes, toujours ricanants, persistent à « encadrer ».

Dans ces conditions, il est somme toute assez logique que la critique architecturale — surtout celle, intelligente, généreuse, que Saverio Muratori et ses élèves avaient contribué à développer dans l’Italie des années ’50 et ’60, en la dégageant de la définition restrictive de l’architecture que l’orthodoxie fonctionnaliste avait imposée — n’ait pu trouver à Bruxelles un terrain d’application fertile, pendant les cinquante ans où elle aurait dû forger les outils de sa redéfinition future, et chercher — en réintroduisant une dimension culturelle politiquement instauratrice dans le débat — à en assurer le partage, la mise en commun.

5. Reconnaître l’architecture hétérogène de Bruxelles. Piste pour une description restauratrice d’un débat public sur l’architecture de Bruxelles

Une approche qui n’asservirait pas d’emblée l’architecture de Bruxelles à ce récit prospectif métropolitain unanimement revendiqué ; un « débat public » qui contribuerait à une reconnaissance progressives des possibilités techniques d’une transformation désirable de l’architecture de Bruxelles ; une approche renonçant également à la vision patrimonialiste, qui tend à conforter les acteurs dans l’idée que la ville se résume à une collection d’objets singuliers classables en deux catégories : ceux, plutôt rares, qui sont dignes de conservation, et ceux, la grande majorité, que chaque « période » de l’ « évolution » peut détruire — voici esquissée en quelques mots la perspective dans laquelle nous souhaitons travailler. On voit qu’elle contredit frontalement l’idée — si obsessionnellement répétée par les principaux thuriféraires du mouvement des luttes urbaines — d’un projet de ville seulement défini par le retour fantasmé à l’expérience, ou à l’apparence, d’une rassurante petite métropole de province, sans pour autant céder aux sirènes néolibérales de la postmodernité métropolitaine.

Cette approche, qui tiendrait de la lecture, c’est-à-dire de la description, plutôt que de l’interprétation militante, révèle une Bruxelles aux structures architecturales distinctes et diversifiées, faites de sédiments hétérogènes, une Bruxelles dont les structures formelles — aux différents niveaux logiques de sa configuration — renseignent aussi sur les rôles territoriaux qu’elle a assumé au fil du temps.

Reconnaître dans sa réalité concrète la configuration architecturale de Bruxelles, c’est alors se rendre capables d’affronter les questions qui relèvent de la relation entre cette structure architecturale complexe, faite de structures enchevêtrées — y compris dans l’état de confusion relative où elle se trouve actuellement —, et l’ensemble des rôles symboliques dont les Bruxellois — les habitants, les usagers, les résidents, tous ceux qui cherchent à trouver asile dans cette ville —, collectivement, pourraient reconnaître la légitime importance.

S’engager dans cette voie de recherche implique un changement de cap. Et d’abord le développement d’une forme d’intérêt prospectif pour Bruxelles qui accorde un caractère central au jeu des parties différenciées de son architecture comme aux distances qui préservent la coexistence de ses groupes sociaux. En ce sens, il y a urgence à soumettre à la critique le poncif de la « mixité » |27| qui règne sans partage à Bruxelles depuis presque cinquante ans : d’autant plus que les moyens politiques et législatifs qui pourraient en assurer la réalité sont systématiquement détournés en faveur des acteurs les plus puissants.

L’exploration que, depuis une vingtaine d’années, nous conduisons à propos de l’architecture de Bruxelles, en insistant sur l’identification de ses rôles formels plutôt que sur des considérations utilitaires, nous a permis d’obtenir quelques résultats, certes encore très généraux et trop partiels. Parler de rôles formels, ce n’est en tout cas pas nier la dimension « performantielle » de l’architecture. C’est reconnaître, au contraire, que quels que soient les objectifs d’ordre utilitaire auxquels doit répondre un projet urbain, ce projet ne sera un projet au sens plein du terme qu’à la condition de répondre à ces objectifs par un ensemble de choix formels déterminés. C’est donc admettre qu’un projet urbain est d’abord un acte de fondation politique, un pacte de coexistence collective. La « performance », c’est alors l’efficacité avec laquelle la logique formelle adoptée répond à des attentes collectives. Ces attentes ne sont, à leur tour, pas étroitement utilitaires : elles relèvent d’une recherche d’économie pleine et entière, c’est-à-dire, notamment aussi, d’une économie symbolique qui ne soit pas seulement une mascarade.

Depuis le début de la deuxième moitié du XIXe siècle, et surtout dans les phases de modification du phénomène urbain puissamment marquées au fer rouge du libéralisme, cette recherche d’économie a été contrariée par une illusion : l’illusion — explorée ici-même — selon laquelle le projet urbain doit consister en une reconstruction totale visant l’homogénéité, l’unification formelle de la ville. En outre, cette unification/reconstruction/homogénéisation, à la fois nostalgique et obsessionnelle, a à chaque fois cherché à affirmer un schéma de ville identique, en l’occurrence radioconcentrique. Léopold II avec un succès mitigé, Vanden Boeynants catastrophiquement, Charles Picqué lamentablement : tous trois ont succombé à la même utopie d’une ville radioconcentrique qui se reconstruit périodiquement sur elle-même. À trois reprises, l’expérience s’est soldée par un désastre, non seulement en termes financiers, mais aussi en termes symboliques : d’où le sentiment, même implicite, d’une erreur, d’une prétention déplacée, d’une question mal posée, et en définitive d’une mauvaise réponse, d’un malheureux gâchis.

Depuis le début de la seconde moitié du XIXe siècle, la recherche d’économie qui préside nécessairement à la définition du projet urbain s’est refusée à prendre en considération une donnée nouvelle : tout projet de ville doit affronter explicitement la question du sort réservé à la réalité préexistante de la ville. Un exemple : l’élection de Bruxelles au titre de capitale nationale entérine-t-elle la disparition économique, physique, pratique, symbolique — c’est-à-dire en somme culturelle — de Bruxelles métropole brabançonne ? De même : Bruxelles métropole supranationale implique-t-elle la disparition et de Bruxelles-capitale nationale et de ce qui subsiste de Bruxelles métropole brabançonne ?

Il me semble que ces enjeux apparaissent aujourd’hui plus clairement. L’identification de ces trois principaux sédiments architecturaux bruxellois, dans tous leurs prolongements, parfois ambigus, n’est pas la lubie d’un « emmerdeur ». À chacun de ces trois sédiments correspond la recherche assez déterminée d’une forme d’économie, et d’une économie qui implique chaque fois la ville en un projet territorial spécifique : la province, la nation, et une entité plus ample, supranationale, sur la nature de laquelle, après plusieurs tentatives malencontreuses, une immense incertitude règne encore.

Penser le projet de Bruxelles comme étant, en vérité, le projet d’une triple réalité économique — en réponse à une triple attente d’équilibre collectif, à une triple aspiration symbolique — est possible aujourd’hui, mais au prix de repenser en profondeur les conditions de l’équilibre entre ces trois réalités : d’une part, les conditions d’équilibre des trois sédiments envisagés séparément, lesquelles impliquent, à chaque fois, une relation déterminée avec une terre nourricière, avec une campagne solidaire ; et, d’autre part, les conditions d’équilibre des trois sédiments envisagés ensemble, en interaction.

La complexité de l’enjeu mérite débat : mais surtout étude et approfondissement. Une étude mieux outillée de l’architecture de Bruxelles, la recherche d’un partage — bien au-delà du cercle des architectes — de la lecture (de la description) et, sur cette base, de l’écriture (de l’inscription) de la configuration de Bruxelles. Une « critique architecturale » peut-être, mais alors historienne, c’est-à-dire investigatrice, et capable de transformer le « débat public » en un instrument de lutte collective.

|1| Touraine, A., La société post-industrielle. Naissance d’une société, Paris : Denoël, 1969.

|2| Économique s’entend ici au sens étymologique du terme, « régulateur de la maison ».

|3| Pour la description détaillée de ce programme routier, lisez : Ministère des Travaux Publics et de la Reconstruction. Fonds des Routes 1955-1969, Bruxelles carrefour de l’occident, Bruxelles : Presses du Service de Topographie et de Photogrammétrie du Ministère des Travaux Publics et de la Reconstruction, 1956.

|4| Galle, H., Thanassekos, Y., L’architecture de la raison ou les déraisons de l’architecture néo-rationnelle, Bruxelles : Centre Guillaume Jacquemyns, 1984.

|5| « Qui est le responsable de tous les maux dont souffrent nos sociétés modernes ? […] La réponse de la nouvelle école est simple dans son expression et expressive dans son simplisme : le responsable exclusif et universel en est l’industrie ; l’industrie en tant que telle, machine, outil moderne, force productive pure et simple. Autrement dit, ne cherchez la cause de l’exploitation, de l’oppression, de l’inégalité, de l’injustice, etc., ni dans le capital, ni dans les rapports sociaux de production, ni dans la société capitaliste et son État. » Galle, H., Thanassekos, Y., L’architecture de la raison…, op. cit., p. 55.

|6| La « critique architecturale », dans sa définition libérale, est une « critique » sur papier glacé destinée aux professionnels et à leurs clients putatifs, pour laquelle « architectures » s’écrit avec un s, et dont l’objectif est la promotion d’extraits d’un texte, le texte de l’architecture. Les travaux initiés à partir du début des années ’50 par Saverio Muratori et Paolo Maretto à Venise, par Gianfranco Caniggia et Carlo Aymonino à Rome, par Aldo Rossi et Giorgio Grassi à Milan autour de la revue Casabella continuita de Ernesto Natan Rodgers, qui interrogent les moyens d’une critique de cette « critique architecturale », n’ont trouvé en Belgique qu’un écho confidentiel. Seule la thèse d’Aldo Rossi, L’architettura della città, publiée en 1966, a été traduite en français, quinze ans plus tard, en 1981 : trop tard pour infléchir la trajectoire militante des « luttes urbaines ».

|7| Cette obsession de la petite ville bourgeoise a été bien aperçue par Galle, H., Thanassekos, Y., L’architecture de la raison…, op. cit., p. 63-91 : « La ville traditionnelle dont parlent nos néo-rationalistes ne recouvre en fait, comme ils l’écrivent, que le seul “espace du continuum médiéval [qui] prend la rue pour support”, c’est-à-dire “la structure médiévale et postmédiévale [qui] éclatera” plus tard, sous l’action dévastatrice de la “civilisation industrielle” ».

|8| Schoonbroodt, R., Sociologie de l’habitat social. Comportement des habitants et architecture des cités, Bruxelles : AAM, 1979.

|9| Pour une synthèse de notre effort en vue de la réouverture d’une perspective déconfinante pour l’habitat public, voyez : Terlinden, B., « Habitat collectif et projet territorial. Le cas clinique de la Belgique », in Revue du Nord, n° 381, tome 91, 2009, p. 587-604.

|10| Culot, M., Terlinden, F., Antoine Pompe et l’Effort Moderne en Belgique 1890-1940, Bruxelles : Editions du Musée d’Ixelles, 1969.

|11| Aujourd’hui Musée des Archives d’Architecture Moderne, au Centre International pour la Ville, l’Architecture et le Paysage.

|12| Voir le catalogue de l’exposition Victor Bourgeois 1897-1962, Bruxelles : Editions des Archives de l’Architecture Moderne, 1971 [ Fig. 10].

|13| Victor Bourgeois (1897-1962), tête de file du Mouvement Moderne en Belgique et représentant de la Belgique aux Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM), avait été le principal instigateur, en 1926, de l’Ecole nationale Supérieure d’Architecture et des Arts Visuels de La Cambre.

|14| Victor Bourgeois développe cette hypothèse en plusieurs étapes, d’abord à l’occasion d’une rétrospective de son œuvre au Cercle Artistique (1930) (projet pour le quartier Nord), puis lors de l’exposition des travaux du CIAM III à Bruxelles (1930) (Projet d’un nouveau quartier résidentiel à Bruxelles), enfin dans le cadre d’une vaste enquête sur Bruxelles, dont les résultats sont publiés en plusieurs livraisons dans la revue Bruxelles et ses milliers de rues à partir de 1932.

|15| Pour la discussion de cette mésinterprétation, voyez : Terlinden, B., « L’invention de la cité-territoire. Politique du logement et aménagement du territoire en Belgique », in Le logement social en Europe. Genèse, développement et actualité, vol. II, Lyon : CAUE du Rhône, 2005.

|16| Source des figures 12, 13 et 14 : Smets, M., Charles Buls. Les principes de l’art urbain, Bruxelles-Liège : Mardaga, 1995.

|17| Source de la figure 15 : Guislain, A., Bruxelles atmosphère 10-32, Photos de Kessels W., Paris-Bruxelles : L’Eglantine, 1932, p. 144.

|18| On approfondira le cas du bourgmestre Charles Buls à partir de : Smets, M., Charles Buls, op. cit., et Terlinden, B., À l’épreuve de la grande-ville, Bruxelles : Presses Universitaires de Bruxelles, 2016, p 8-9.

|19| Barey, A., Déclaration de Bruxelles. Propos sur la reconstruction de la ville européenne, Bruxelles : AAM, 1980. La déclaration de Bruxelles est le fruit d’un colloque qui apparaît tout à la fois comme moment d’élargissement européen de la cause des « luttes urbaines » et moment de sa restriction à un milieu d’architectes-intellectuels. Y ont participé notamment Jean Castex, Antoine Grumbach, Bernard Huet, Léon Krier, Jacques Lucan, François Loyer, Fernando Montes, Pierluigi Nicolin et Philippe Panerai.

|20| Parmi les plus intéressantes publications des AAM, citons : Gruber,, K., Forme et caractère de la ville allemande, trad. De Witte, J., 1985 ; Divorne, F., Gendre, B., Lavergne, B., Panerai, P., Essai sur la régularité. Les bastides d’Aquitaine, du Bas-Languedoc et du Béarn, 1985 ; Divorne, F., Berne et les villes fondées par les Ducs de Zähringen au XIIe siècle ; Culot, M., Breitman, M. (dir.), La Goutte d’Or de Paris, Paris/Bruxelles : Hazan/AAM, 1988.

|21| Pour connaître toutes les recettes faciles des frères Krier, lisez Krier, R., L’espace de la ville. Théorie et pratique, trad. Lammar, M., Massard, R., Lambrichs, A., Bruxelles : AAM, 1975.

|22| « Bien loin de mettre en question le pouvoir de la bourgeoisie tant nationale que transnationale, l’accession des “notables roses” aux responsabilités locales s’avère avoir permis à la classe dirigeante de renouveler les formes de son hégémonie. Ce qui a quelque peu changé, en effet, ce n’est pas l’ordre social mais la manière dont il est maintenu » : Garnier, J.-P., cité par Galle, H., Thanassekos, Y., L’architecture de la raison…, op. cit., p. 11.

|23| Pour une analyse plus technique des procédures en question : Dujardin, J.-L., Terlinden, B., « La ville hétérogène. La transformation d’un îlot bruxellois », in Revue A+, n° 129-130, 1994.

|24| Il s’agit du second inspecteur-voyeur des faubourgs de Bruxelles, qui exerça ses fonctions de 1858 à 1904, également auteur du plan définitif de Bruxelles-capitale nationale.

|25| Sur cette pénible aventure, lisez : Brees, G., Bruxelles-Midi. L’urbanisme du sacrifice et des bouts de ficelle, Bruxelles : Aden, 2009.

|26| Disons simplement que cette critique s’est selon nous résolue à se perdre dans l’exploration des « interstices » d’un phénomène urbain qu’elle estime irréductible aux leitmotive promus par les « luttes urbaines ».

|27| À l’époque des luttes, « mixité » renvoyait à l’idée de mixité des affectations (lieux de travail et lieux d’habitat) ; elle s’entend aujourd’hui surtout comme mixité sociale.

Pour citer cet article

Terlinden B., « Bruxelles, cas clinique », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 270-287. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/bruxelles-cas-clinique.html

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