Starbuckisation de l’espace public
Et si, au sein de nos villes, cafés, bars spécialisés et autres salons de dégustations s’imposaient comme des acteurs urbains à part entière ? Ces lieux conviviaux et de rassemblement donnent à voir le dynamisme ambiant dans lequel s’inscrivent les quartiers qu’ils occupent. De ce fait, pourraient-ils se révéler moins anodins qu’ils ne le laisseraient supposer ? Seraient-ils en mesure d’influencer leur environnement ? Et par conséquent de servir les intérêts des stratégies de revitalisation urbaine ?
par Jérémy Frontin
À Bruxelles, en plein centre de la place Rogier, sous la structure complexe d’un auvent fraîchement inauguré, un café Starbucks doté d’une large terrasse trône fièrement, apparaissant comme le point d’orgue de dix années de travaux de réaménagement urbain.
A quelques pas à peine de l’artère commerciale qu’est la rue Neuve et du centre historique et touristique de la capitale, le site ne manque pas d’atouts. Pourtant, dommage collatéral de multiples entreprises architecturales, urbanistiques et politiques passées, la place a perdu de son attractivité au fil du temps. Pour y remédier, les bases d’un vaste projet de requalification sont lancées en 2006 . La philosophie qui l’entoure est affirmée, comme l’exprime à plusieurs reprises Brigitte Grouwels, ministre bruxelloise des Travaux Publics de l’époque, il est question d’un « grand espace de rencontre incarnant le dynamisme de Bruxelles en tant que capitale de l’Europe » |1| , et d’ajouter « notre objectif est de faire de cette place une valeur sûre de la capitale, par exemple pour l’organisation d’événements et d’activités » |2| . La convivialité semble être le fil rouge de ce projet urbain. Une intention qui s’affiche notamment en toutes lettres sur les panneaux promotionnels accompagnant le chantier.
Malheureusement, la crise financière de 2008 est passée par là. Le projet est contraint d’être revu à la baisse, et au vu de ce qu’il en résulte aujourd’hui une question se pose, sa philosophie aurait-elle subi le même sort ? Ou s’agit-il finalement des couleurs que portent la notion de convivialité au XXIe siècle ? Le projet urbain donne de fait l’impression d’avoir été pensé dans le but premier d’abriter ce café, ou inversement. Bien qu’il n’en était probablement rien au départ, il a néanmoins été accepté, validé en amont pour être ensuite présenté à l’ensemble d’une population comme un espace public inscrit dans l’ère du temps, une valeur sûre de la capitale. Tel l’écho du lointain adage romain « panem et circenses », un café « branché » et du wifi gratuit suffiraient-ils à détourner l’attention d’une démarche où le dynamisme annoncé serait peut-être plus orienté qu’il n’y paraît ?
Depuis la fin du XXe siècle on peut constater un regain d’intérêt pour bons nombres de quartiers d’habitat populaire ou en proies à une mauvaise réputation. Réinvestis par de nouvelles classes sociales plus aisées, par l’ouverture de lieux de consommation spécifiques et par une série d’interventions de réhabilitation, une image plus attrayante en émerge alors. Une image dans laquelle les premiers habitants des lieux ne se reconnaissent pourtant plus forcément, contraints dans biens des cas de déménager dû à l’inflation résultant de ce nouveau cadre de vie. Il s’agit là du phénomène de gentrification, traduisant l’apparition de cette inégalité sociale et observé pour la première fois durant les années 1960 à Londres |3|. Au fil des années, différentes études |4| ont montré qu’au coeur de telles transformations urbaines, les fonctions commerciales peuvent s’inscrire comme vecteur même de gentrification. Ce fut le cas par exemple pour le quartier Dansaert/Saint-Géry à Bruxelles |5|. Au milieu des années 1980, ce territoire quelque peu délaissé est investi par des commerçants indépendants orientés dans la mode avant-gardiste et susceptibles de plaire aux nombreux artistes des environs.
Dès 1990 on recense l’ouverture d’une vingtaine de boutiques de mode rue Dansaert et dans les rues adjacentes. Le nombre passe à vingt-neuf en 1997, puis à soixante-trois en 2004. Mais ce n’est pas tout, les commerces baignant dans la même atmosphère se multiplient également et la majorité des cafés, restaurants et bars récents condamnent à la fermeture les tavernes et brasseries traditionnelles. Ces modifications de paysage s’accompagnent d’une nouvelle clientèle, plus cosmopolite, et d’un regain d’intérêt qui entraînent une hausse du marché foncier. De nombreux jeunes adultes issus de la classe moyenne, vivant seuls ou en couple, s’y installent. De 1981 à 2000, la tranche des 25-34 ans a doublé, passant de 16 % à 30 % de la population totale des lieux, qui elle demeure approximativement la même au fil des années. Dès 1990, la tranche de la population des diplômés du supérieur passe quant à elle de 10 % à 27 %.
Ce type de gentrification dite commerciale est caractérisée par des activités appartenant presque exclusivement au triptyque « food-fashion-home ». Elle se distingue progressivement comme l’une des solutions pour révéler l’attractivité d’un territoire et y instaurer une toute autre dynamique de spéculation, à laquelle s’articule ensuite une gentrification résidentielle. En effet, « la transformation des commerces et en particuliers des cafés en est l’idéal type [de la gentrification], […] ils contribuent à faire connaître un quartier en le rendant “branché” et attirent une population plus large que les habitants du quartier » |6| . Un mécanisme d’un grand intérêt pour les acteurs publics et privés des stratégies de rénovation territoriale, placés dans le contexte actuel d’une concurrence inter-urbaine internationale croissante. Comme le décrit la sociologue Sharon Zukin dans son ouvrage Paysages du pouvoir (1991) |7| , les politiques publiques paysagères ne sont pas impartiales et influent sur l’évolution sociologique d’un lieu en favorisant une catégorie sociale plutôt qu’une autre. A cette fin, en promouvant l’ouverture d’activités commerciales ciblées, elles cristallisent le changement de ton souhaité. Il en résulte des espaces publics se concevant de plus en plus d’après l’habitant extérieur au lieu, dont les besoins, formatés par la mondialisation, s’avèrent peu difficiles à cerner.
La composante « food » de ce fameux triptyque se pare d’une dimension particulière en ce qu’elle va non seulement permettre de drainer un public choisi dans un endroit précis, mais surtout de le faire rester. En vitrines comme en terrasses, on s’installe et on se montre. Le style et le comportement des consommateurs s’exposent à la rue, formant un nouveau théâtre urbain. Ces lieux de détente représentent désormais de véritables cartes de visite, le démontre ces quelques lignes du guide de voyage « Petit Futé » à propos des berges du Canal Saint-Martin, situées dans un arrondissement parisien longtemps déserté : « Apprécié des bobos et branchés de la capitale, ce quartier fourmille de bars et de restaurants qui rivalisent d’efforts de décoration, alignant des petites terrasses charmantes où il fait bon croire qu’on se trouve dans un village de province » |8|. Zukin définit ce procédé de revalorisation symbolique comme un « apprivoisement par le cappuccino ». |9|, par le biais duquel « des lieux plus sauvages […] connaissent une montée en gamme esthétique par l’ouverture d’un Starbucks ou d’un autre café ». |10|
Ces espaces, codés culturellement et orientés vers une certaine classe sociale, provoqueraient donc un effet d’appel. Des recherches font ainsi état d’une corrélation interpellante entre le leader mondial des coffee shop, Starbucks, et les transformations territoriale, sociale et économique à proximité immédiate de ses points de vente. L’entreprise d’annonces immobilières Zillow, basée à Seattle, a récemment révélé une étude établissant un parallèle entre l’augmentation du prix de l’immobilier de quartiers américains et la présence voisine de Starbucks. Il apparaît que ces dernières années « le prix des propriétés contiguës à un Starbucks a augmenté de 96 % […] Leurs analyses ont montré que le prix des propriétés à moins de quatre cents mètres de Starbucks a plus augmenté au cours des cinq dernières années (21 %) que celui des propriétés légèrement plus éloignées (17 %) » . |11|
Des hausses de prix qui induisent sans grande surprise un embourgeoisement progressif des lieux. L’apparition de ces enseignes participant à altérer la perception que le public peut se faire d’un quartier. A Brooklyn, des agents immobiliers n’hésitent d’ailleurs pas à insister sur la présence du Starbucks le plus proche pour inciter les acheteurs potentiels |12|. Ceux-ci, rassurés, y perçoivent le signe positif d’un renouvellement social et d’un gage de sûreté. La multiplication de ce genre de commerces et des aménagements alentours s’apparente, dans l’imaginaire collectif, au quartier en question qui prend soudain des allures de porte-drapeau de valeurs et idéaux complètement étrangers à son histoire et ses usages. « C’est l’arrivée du café Charbon qui a totalement modifié la structure de la rue. On pourrait presque dire que c’est son ouverture qui a fait du tronçon nord de la rue Oberkampf un quartier nommé et renommé » |13| , analyse la sociologue Léa Panigel au sujet de l’évolution d’un quartier parisien.
Tels des baromètres, ces espaces de consommation renvoient à la popularité d’un lieu tout en influençant sa valeur sémiotique. Avec pour vocation d’accroître l’attractivité des centres, ils intègrent les rouages des stratégies de communication des politiques urbaines, aux motivations de plus en plus assumées. En témoigne le cas de la Brasserie Barbès, dans le quartier populaire de la Goutte d’Or à Paris, dont l’ouverture en 2015 avait fait couler beaucoup d’encre |14|. Présentés comme encourageant la mixité sociale, ce sont pourtant des établissements répondant toujours aux mêmes styles et stéréotypes qui se répandent en continu, au risque de transformer nos villes en produits en série. A l’intérieur de leurs murs se retrouve un public homogène totalement déconnecté de la réalité environnante. Il est invité à venir redécouvrir sa propre ville sous un décor type, cocon posé sans grande considération de son milieu. Au final, c’est moins sa ville qu’il redécouvre qu’un collage façonné à son image. Un sentiment d’entre-soi qui se voit accentué par l’évolution de nos usages. S’éloignant de leurs valeurs traditionnelles, celles du lieu public d’échanges et de rencontres, ces cafés s’appréhendent davantage comme une sphère semi-privée. Points relais d’une société en réseau, ils permettent moins de rassembler pour favoriser les communications les uns avec les autres que d’être vécus comme des lieux d’introspection. Une extension de nos propres espaces de vie ou professionnels, afin de rester connecté avec notre monde extérieur personnel |15|.
Étonnamment, Orin Smith, ancien PDG de Starbucks, n’était pas si en deçà de la réalité en déclarant au sujet de sa société « nous avons changé la façon dont les gens vivent leur vie ». Considéré comme des éléments porteurs de changements, les cafés et bars spécialisés ont affecté la façon dont les gens pensent leur ville. A la fois témoins et outils de séduction, ils délivrent un message sous-jacent et œuvrent à forger une aura positive et familière. La place Rogier à Bruxelles, longtemps désertée, serait-elle aujourd’hui perçue de la même manière par toute une frange de la population sans son nouveau Starbucks, catalysant l’attention ? L’ouverture de ce dernier jusqu’à 22h00, ainsi que la vente de boissons alcoolisées en soirée, grande première du genre en Belgique, traduisent certains symptômes du phénomène |16|. En contribuant de la sorte à modifier l’aspect d’un lieu, c’est la planification de sa future appropriation qui s’en voit facilitée. Un concept bien assimilé par la majorité des politiques de revalorisation urbaine, reflétant l’idée du sociologue William Foote Whyte que « le meilleur moyen de gérer le problème des indésirables est de rendre un espace attrayant pour tous les autres » |17| . Ne devons-nous pas percevoir, à travers ce recourt quasi systématique à de tels raccourcis, un intérêt marketing toujours plus vif lors d’interventions urbaines, générant des cadres de vie standardisés trop rarement questionnés ? ●
|1| Brigitte Grouwels citée dans Bruxelles : le réaménagement de la place Rogier n’est pas gelé (Grouwels), www.lavenir.net, 07/10/2009.
|2| Brigitte Grouwels, sur sa page personnelle sur le site CD&V, 08/12/2010.
|3| On doit le terme gentrification à la sociologue marxiste Ruth Glass, dont les travaux faisaient état de la colonisation progressive des quartiers populaires entourant la City de Londres par une population plus aisée, au prix de l’éviction de la classe populaire y résidant.
|4| Chalvon-Demersay, Van Criekingen, Fleury, Minet repris dans Le commerce comme marqueur, vecteur ou frein de la gentrification, www.homepages.ulb.ac.be, 28 janvier 2013.
|5| Mathieu Van Criekingen et Antoine Fleury, La ville branchée : gentrification et dynamiques commerciales à Bruxelles et à Paris, belgeo.revue.org, 2006, pp. 113-134.
|6| Anne Clerval, Paris sans le peuple, La Découverte, Paris, 2013 citée dans Comment la Brasserie Barbès a ouvert le procès de la gentrification, www.Slate.fr, 01/07/2015.
|7| Eric Charmes, Le retour à la rue comme support de la gentrification. Espaces et sociétés, Erès, Paris, 2005, pp. 115-135.
|8| Description apparaissant dans les guides de voyage Petit Futé depuis 2007
|9| Sharon Zukin, The Cultures of Cities, Wiley-Blackwell, 1996.
|10| Sharon Zukin, Naked city, The Death and Life of Authentic Urban Places, OUP USA, USA, 2009 citée dans Comment la Brasserie Barbès a ouvert le procès de la gentrification, www.Slate.fr, 01/07/2015.
|12| Extrait : « “Now, when I am showing properties in the area, I do point out that Starbucks and I always get a really positive reaction,” says Kristin Thomas, a real estate broker with Compass who works in both Manhattan and Williamsburg. “I think there is something reassuring to buyers, especially to buyers who are deciding to come out to Williamsburg from Manhattan, when a few years ago they might not have.” » www.theguardian.com/money/us-money-blog/2015/feb/03/starbucks-gentrification-real-estate-prices
|13| Léa Panigel, Oberkampf : évolution sociale d’un quartier, Éditions de l’Odéon, Paris, 2007, p.81.
|14| De part le contraste saisissant entre cette brasserie, les prix pratiqués, sa clientèle et son environnement immédiat, de nombreux médias ont dénoncé une volonté de renouvellement social et économique trop violente. Entre autres :
– Ron Bulivar et Jean-Numa Lascar, Brasserie Barbès, Halle Pajol, Ground Control. Les nouvelles vitrines de la gentrification parisienne, www.revolutionpermanente.fr, 16/06/2015.
– Comment la Brasserie Barbès a ouvert le procès de la gentrification, www.Slate.fr, 01/07/2015.
|15| Concept développé par Martijn de Waal, chercheur sur les relations entre les nouveaux médias et les espaces publics.
|17| William Foote Whyte, The Social Life of Small Urban Spaces, Project for Public Spaces Inc, USA, 1980.
Pour citer cet article
Frontin J., « Starbuckisation de l’espace public », in Dérivations, numéro 6, décembre 2019, pp. 294-297. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-6/starbuckisation-de-l-espace-public.html
Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.