Dérivations

Pour le débat urbain

« Et pourtant ils roulent »

Quelques considérations sur le déclin des trains de nuit en Europe et sur leur relance possible

Nombreux sont nos concitoyens à considérer le train de nuit comme une activité en déclin, et cette perception est reprise par de nombreux observateurs. Exemple parmi tant d’autres, Yves Crozet, directeur du Laboratoire d’économie des transports de Lyon, estimait dans un journal français qu’« ils appartiennent au passé, comme les bateaux qui traversaient l’Atlantique et ont régressé face à l’avion à réaction » |1|. Un auteur britannique, sur la foi du témoignage d’un employé des wagons-lits, fait remonter l’origine de ce déclin aux Accords de Munich, d’où le Premier Ministre anglais Neville Chamberlain est revenu en avion plutôt qu’en voiture-lits, contrairement à la coutume en vigueur chez les chefs d’État jusqu’alors. |2|

Que le lecteur se rassure, notre propos n’est pas de l’entretenir des Accords de Munich, d’autant moins que, nous en sommes pleinement conscient, ils n’ont pas eu de conséquences catastrophiques qu’en matière de moyens de transport. De plus, si je devais établir une date de début de la fin des trains de nuit, je choisirais non 1938 mais 1980, année de la suppression du Night-Ferry Paris – Londres qui traversait la Pas de Calais par la voie maritime.

Quoi qu’il en soit de l’origine, le résultat est incontesté : ce n’est plus la voiture-lits mais bien l’avion qui est devenu le symbole des mœurs de mobilité des couches supérieures de la société. Un article paru dans le journal Le Monde en 2015 qualifia les victimes des attentats du Bataclan de « génération Easyjet et Erasmus », manière de faire le lien entre le mode de vie des couches aisées et diplômées et le mode de transport aérien, et de reléguer implicitement le train de longue distance, en particulier dans sa modalité nocturne, aux choses du passé |3|. Tant pis pour le romantisme du voyage et pour l’urgence climatique.

Mon propos n’est pas de nier ce déclin, dont au contraire, une bonne partie de cet article en décrira les tenants et les aboutissants, mais de montrer qu’il n’est pas, contrairement à celui des paquebots transatlantiques, n’est pas inéluctable.

Le concept de « train de nuit » répond à deux conditions essentielles. Il désigne des trains de long parcours, avec un départ en soirée et une arrivée à destination en matinée, l’idée étant, pour le voyageur, de passer la nuit à un double emploi, à savoir le sommeil et le déplace- ment. Au fond, c’est l’application du vers de La Fontaine : « rien ne sert de courir, il faut partir à point ». En second lieu, le concept de train de nuit suppose l’emploi au moins partiel de matériel roulant spécialement pour le voyage de nuit : voitures couchettes ou voitures lits. S’il fallait le définir avec une comparaison, on pourrait parler d’« hôtels sur rail », qui a le mérite de bien marquer l’opposition avec le TGV « avion sur rail ». Ainsi, lorsque la Deutsche Bahn exploite des rames de trains à grande vitesse ICE pendant les heures nocturnes, cela justifie l’appellation de « trains de jour utilisés la nuit » et non de « trains de nuit ».

Cette définition pose toutefois quelques problèmes. D’abord, le caractère hôtelier de la prestation suppose l’existence d’un certain nombre de complications sources de coûts : un personnel qui travaille de nuit, rémunéré plus cher et sujet à de nombreuses contraintes ; diverses tâches à accomplir, notamment le changement de la literie, et un accompagne- ment plus personnalisé. De plus, l’usage de matériel roulant dédié qui ne peut pas rouler de jour nuit à la productivité du parc, alors que l’intensité de la rotation est la base du modèle d’affaires de prestations concurrentes telles le TGV ou l’avion à bas coûts. Par ailleurs, ces voitures spécialisées, le plus souvent mises en services avant l’âge de la grande vitesse, approchent souvent de la fin de vie, ce qui les voue soit à une évolution lourde pour s’adapter aux normes actuelles, soit à un remplacement prochain, d’où un « mur de coût » qui contribue à en compromettre l’avenir. On pense tout spécialement au parc de nuit de la SNCF, issu de la génération des voitures dites « Corail », mises en service à partir de 1975.

Autre problème, le matériel roulant est moins capacitaire que les trains de jour équivalents, ce qui, toutes chose égales par ailleurs, le rend moins rentable et aussi moins « écolo ». Ainsi, selon Trenitalia, un train de nuit émet en moyenne 30 grammes de dioxyde de carbone par passager-kilomètre contre 24 pour un train de jour sur un trajet équivalent. Ces valeurs restent bien moindres que celles de l’aviation (180 grammes) ou de la voiture particulière (85 grammes), mais cela mérite d’être rappelé |4|.

Le train de nuit est également moins rapide, lenteur qui peut être souhaitée par l’opérateur afin de permettre l’arrivée à une heure ouvrable, mais cette lenteur peut aussi être le résultat de contraintes, notamment de conflits avec des trains plus lents (les trains de fret, qui roulent souvent la nuit), ou avec des travaux d’infras- tructure eux aussi souvent effectués la nuit.

Enfin, le train de nuit roule à une heure où la demande d’électricité est la moins forte et ne demande pas de travaux d’infrastructure lourds, puisqu’il n’a pas besoin de ligne à grande vitesse pour faire valoir ses atouts. Il permet à son client d’éviter le paiement d’une chambre d’hôtel ou de se lever très tôt pour prendre l’avion ou le train diurne. En ce sens, il est relativement économe aussi bien du point de vue des deniers publics que du portefeuille des consommateurs.

La France ne pouvait être qu’aux premières loges de la tendance au déclin du train de nuit. La SNCF en effet a basé sa politique sur l’extension progressive du réseau à grande vitesse, depuis la première ligne nouvelle inaugurée entre Paris et Lyon en 1981, aux deux lignes vers Bordeaux et Rennes inaugurées en 2017. Peu à peu, le monopole commercial de la grande vitesse s’est imposé sur les liaisons de longue distance en France et dans ses pays limitrophes ; exemple parmi tant d’autres, Liège n’est plus reliée à Paris que par une prestation à grande vitesse. Parti de rien en 1980, le trafic des TGV s’est établi à 46 milliards de voyageurs- kilomètres en 2015 ; dans le même temps, le trafic des trains de grandes lignes classiques est passé de 42 à 7 milliards de voyageurs-kilo- mètres. Autrement dit, la hausse du trafic de TGV s’est faite pour l’essentiel au détriment des autres trains de grandes lignes.

Le train de nuit est évidemment la victime directe de cette évolution et a subi une poli- tique de suppression continue et massive, mais progressive. La SNCF, le plus souvent, commence à transformer un train quotidien en un train à circulation périodique – à le « dérégulariser », selon son jargon, puis à le supprimer complètement. Par exemple, le Flandres Riviera, qui reliait Lille à la Côte d’Azur, est passé d’une circulation quotidienne à une circulation trihebdomadaire en 2001, année de l’inauguration de la LGV « Méditerranée », avant d’être complète- ment supprimé en 2009. Quant au train Paris – Millau / – Aurillac / – Nîmes, la SNCF l’a supprimé d’un seul tenant, en 2003. Par ailleurs, les services à bord sont rachitiques, témoin l’absence totale de toute prestation de restauration à bord. Certaines évolutions ont pu être plus positives, comme la rénovation des voitures et la création de la marque Corail Lunéa – assortie toutefois de la suppression de nombreux arrêts intermédiaires, d’un passage des places assises à la réservation obligatoire et parfois d’un solide coup de barre sur le prix. À partir de 2001, la SNCF a amélioré la lisibilité de l’offre en regroupant l’ensemble des trains de nuit reliant Paris à la moitié Sud à la Gare d’Austerlitz.

Ces quelques éléments apparaissent cependant bien anecdotiques face à la tendance de fond, qui est que, par des coups de canif successifs, la SNCF a détricoté l’ensemble de l’offre de trains de nuit au point de la rendre résiduelle |5|. Les évolutions institutionnelles lourdes qu’ont connues les chemins de fer français pendant la période – création de Réseau ferré de France en 1997, puis de SNCF Réseau sous la tutelle d’un établissement de tête en 2014 – n’ont rien changé à cette attrition de l’offre : les institutions passent, la politique demeure.

L’État n’a jamais donné d’accord explicite à cette politique puisqu’il n’a longtemps pas été autorité organisatrice des trains de grandes lignes. Ces trains se sont de plus en plus définis de façon résiduelle, comme n’étant ni des TGV ni des TER – dont, selon les termes de la loi du 13 décembre 2000, les Régions sont devenues autorités organisatrices de plein droit. Cette situation a changé lorsque l’État a signé une convention de trois ans avec la SNCF pour gérer l’exploitation de ces trains devenus « Trains d’équilibre du territoire » (TET en abrégé). Il souhaitait ainsi se mettre en conformité avec la réglementation de l’Union européenne, et plus particulièrement le règlement n° 1370/2007 du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route, dit règlement OSP. Cependant, l’offre a continué à se rabougrir alors que le nom commercial de ces trains, de Corail, est devenu Intercités en janvier 2012. L’État a toutefois financé la commande d’un nouveau parc de matériel roulant de jour à partir de 2013, avec une mise en service pour le service 2017.

Cette notion de TET rassemble un ensemble de lignes non seulement négligées, mais aussi extrêmement hétérogènes : certaines sont des radiales de la Région parisienne, de longue dis- tance comme Paris – Limoges – Toulouse ou à caractère interrégional comme entre Paris et Boulogne-sur-Mer par exemple ; d’autres sont transversales, de longue distance comme Lyon – Nantes, ou de moyenne distance comme Toulouse – Hendaye ; enfin, ce périmètre inclut les fameux trains de nuit. Lors de la signature de la convention, le déficit de l’ensemble des TET s’établissait à environ 200 millions d’euros pour des recettes commerciales de l’ordre de 800 M €.

L’État a mis en place un mécanisme de financement du déficit par trois contributions ; une taxe d’aménagement du territoire perçue sur les sociétés d’autoroutes ; une contribution de solidarité territoriale perçue sur le chiffre d’affaires des services de transport ferroviaire non conventionnés ; et une taxe sur les résultats des entreprises ferroviaires au chiffre d’affaires supérieur à 300 millions d’euros. Ces deux dernières ne sont acquittées, de fait, que par la SNCF. Autrement dit, une taxe assise sur le chiffre d’affaires de la SNCF permet de financer les trains de la SNCF.

On passe donc d’un système de péréquation implicite à un système explicite. L’État décidait par ailleurs de prendre en charge les péages, quitte à en subir l’augmentation qu’il avait lui-même décidé.

Bien que la gouvernance actuelle des chemins de fer français n’en soit pas à une aberration près, cette situation, à bien des égards ubuesque, comme il était prévisible, ne fut que le prélude à une remise en cause drastique de la desserte des TET. Le gouvernement a d’abord commandé un rapport auprès d’une personnalité de la même couleur politique que lui, en l’espèce, le socialiste Philippe Duron, à l’époque Maire de la Ville de Caen. La lettre de mission de ce dernier lui donne en particulier la mission d’examiner « tout particulièrement la problématique spécifique du train de nuit, dont la fragilité économique soulève la question de leur pérennité ». On comprendra que cette formulation, quoi qu’exprimée dans la novlangue euphémique de la technocratie française, n’augure pas de lendemains glorieux pour ces services.

Le rapport, remis au gouvernement le 25 mai 2015, s’intitule « TET d’avenir », un titre en forme d’oxymore – l’emploi du mot d’« avenir » apparaît quelque peu forcé. Il se veut pragmatique : il établit un bilan chiffré de chaque ligne, qui aboutit à des préconisations au cas par cas. Cependant, il s’arrête longue- ment sur le financement par le contribuable et la tonalité générale de ses prescriptions est à la réduction de la voilure. Comme il est coutumier en France, le malthusianisme ferroviaire règne, personne ne réfléchit au phénomène des rendements croissants, qui font que l’augmentation de l’offre permet parfois de réduire le déficit unitaire de chaque train, du fait de la ventilation des coûts fixes sur un plus grand nombre de circulations. Ce point n’est pas que théorique du point de vue des trains de nuit : comme évoqué plus haut, ils utilisent la Gare d’Austerlitz, qui est la moins fréquentée des gares parisiennes, ce qui a pour conséquences que les coûts fixes de la gare sont répartis sur un nombre de trains relativement limité, tous TET ou TER, dont l’utilisation de la gare est facturée au prix fort |6|.

Au moment du rapport, le réseau de trains de nuit se composait de lignes reliant Paris au Sud-Ouest (Hendaye, La Tour de Carol, Cerbère, toutes ayant un tronc commun jusqu’à Toulouse), à Rodez et Albi, à Nice, aux Alpes (Briançon, Saint-Gervais, Bourg Saint-Maurice) ; une seule liaison ne desservait pas Paris, celle qui reliait Strasbourg et Luxembourg à Port Bou, soit un trafic total d’environ 1,2 millions de passagers annuels. Ce réseau avait déjà un caractère résiduel mais n’en constituait pas moins une part substantielle de l’offre de TET : environ 9 millions de trains-kilomètres soit environ 25 % de l’ensemble des TET (à titre de comparaison, l’offre TGV s’établit à 130 millions de trains-kilomètres).

Le rapport ne consacre qu’une demi-page aux lignes de nuit, qu’il ne fait pas l’effort d’étudier au cas par cas, à l’inverse des lignes de jour. Il constate la montée de la concurrence des TGV et de l’hôtellerie bon marché, et le fait que le confort ne correspond plus aux critères d’aujourd’hui... mais il établit aussi que les autocars de nuit, eux, « offrent des conditions de transports appréciées de la clientèle ». S’il est vrai que certains trains de nuit sont d’un confort assez spartiate, l’auteur de ces lignes se demande comment diable un autocar, où l’on ne voyage qu’assis, peut être plus confortable qu’un train de nuit, si ce n’est par la grâce de l’idéologie pro-routière qui sert de boussole à l’establishment français, avec des considérations parfois à la limite de la sottise.

Mais c’est dans le passage consacré au subventionnement par voyageur, abordé quelques pages plus loin, que Philippe Duron porte le coup de grâce au train de nuit : « le déficit des lignes de nuit représente environ 25 % du déficit de l’ensemble des lignes TET, alors même qu’elles ne représentent que 3 % des voyages », un élément de langage qui sera repris en boucle au moment des annonces gouvernementales.

Un an après la remise de son rapport, Philippe Duron justifiait la suppression des trains de nuit par le fait que « la mobilité a changé avec les compagnies aériennes à bas coût ou le développement des cars partout en Europe. Les clients qui privilégient la vitesse choisissent le TGV ou l’avion. Ceux qui arbitrent sur le prix optent pour les trains à bas coût comme les trains Ouigo de la SNCF, les cars ou le covoiturage. » |7| Mais c’est incontestablement Jean Ghedira, patron de l’activité Intercités à la SNCF, qui détient le pompon du paradoxe ; selon lui en effet, « le produit est désuet et perd beaucoup d’argent. Pour 1 € de recette, j’ai presque 2 € de perte. De plus, il est compliqué à faire circuler. La nuit, les travaux sont nombreux sur les voies » |8|. Et de conclure à la nécessité de « repenser l’offre. Elle doit être plus souple et s’adapter à la saisonnalité ».

Un exploitant qui se livre par voie de presse à un dénigrement de ses propres services : nul besoin d’un doctorat en hautes études commerciales pour comprendre que pour le produit en question, cela sent la fin. Le 19 février 2016, l’État annonce qu’il met fin au subventionnement de la plupart des lignes de nuit (voir détail infra) et en même temps le lancement d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) afin qu’un opérateur tiers à la SNCF exploite des relations en train de nuit. Il ne s’agissait pas d’une relation dont l’État aurait été autorité organisatrice, mais d’une compétition sur le marché, où l’exploitant exploite à ses risques et périls commerciaux une relation ferroviaire comme il le ferait d’une liaison par avion. Las, la consultation semble bâclée au point que Transdev, qui figure parmi les exploitants potentiellement intéressés, a dénoncé ce qu’il faut bien appeler le manque de sérieux de l’AMI. Dans un communiqué en date du 3 avril 2016, Transdev estime notamment que « des données fondamentales telles que les résultats de trafic et le niveau de charges par ligne actuels ne sont pas fournies par le Ministère ; pour les rares données fournies, tantôt parcellaires, tantôt agrégées au-delà du périmètre de l’AMI, leur exactitude est sujette à caution au point que le Ministère ne la garantit pas, Les descriptions des lignes concernées par l’AMI comportent des erreurs grossières (exemple : les tensions d’électrification dans le sud-est du pays), susceptibles d’induire en erreur d’éventuels candidats » |9|

Autrement dit, une société d’État (Transdev est filiale de la Caisse des Dépôts et des Consignations, bras armé financier de l’État français) dénonce le mépris de sa propre tutelle pour le transport ferroviaire ! En réalité, Transdev ne peut que constater que l’AMI n’a qu’un effet purement dilatoire. Il faut préciser que ces éléments ont lieu dans un contexte très défavorable au transport ferroviaire, à tous les points de vue : économique, sociologique, commercial, industriel. Le train voit en effet ses trafics stagner depuis 2011, concurrencé par de nouvelles formes de mobilités, et le succès du TGV n’est plus là pour cacher la forêt ; il perd de sa superbe écologique, le discours officiel du quinquennat Hollande présentant l’autocar comme moins polluant et l’électrification du parc automobile comme une solution plus durable pour la mobilité. Ce contexte a préparé le terrain idéologique du désengagement de l’État, et, plus spécifique- ment, celui de la déconfiture finale du train de nuit.

Le couperet tombe finalement le 21 juillet 2016 : ce jour-là, le Ministre des Transports annonce que l’État ne demeurera autorité organisatrice que de trois lignes dites « structurantes » (Paris – Clermont-Ferrand, Paris
– Limoges – Toulouse et Bordeaux – Marseille) ainsi que trois lignes dites d’aménagement du territoire (Nantes – Bordeaux, Nantes – Lyon et Toulouse – Hendaye). Le reste, par exemple les trains reliant Paris à la Normandie, est voué à une prise en charge par les Régions – en échange, il est vrai, d’une l’État promet de financer le renouvellement du matériel roulant |10|.

Les perspectives du train de nuit ne sont guère plus réjouissantes : aucun opérateur n’ayant répondu à l’AMI évoqué plus haut, l’État cesse de financer – et donc, supprime de fait – les trains entre le Nord-Est et le Midi et entre Paris et la Savoie dès le mois d’octobre 2016 ; la ligne Paris – Irun bénéficie d’un sursis jusqu’au mois de juillet 2017, date d’ouverture de la LGV jusqu’à Bordeaux, et la ligne Paris – Nice d’un autre sursis, cette fois jusqu’à l’automne 2017. Au-delà de ce terme très provisoire, l’État ne garde en vie que les lignes pour lesquelles il ne peut trouver aucune substitution satisfaisante de train de jour ou d’avion – ce qui traduit bien le rôle de voiture-balai accordé au train de nuit : Paris – Briançon, Paris – Rodez et Paris – La Tour de Carol. Cependant, grâce à la mobilisation d’un collectif appelé Oui au train de nuit en Occitanie, la SNCF réintroduit le train paris – Cerbère au mois de juillet 2017.

Même sur ces quelques lignes que l’État s’est résolu à garder la mort dans l’âme dans son giron, la SNCF continue son travail de destruction à petit feu. Le collectif de défense du train de nuit a ainsi constaté qu’en 2017, sa dernière année d’exploitation, le train Paris – Tarbes – Irun avait été annulé ou n’était pas arrivé à destination une fois sur trois. Dans les Alpes, des élus se sont plaints que les réservations pour les fêtes de fin d’année pour le Paris – Briançon n’était toujours pas disponible à la mi-novembre – une paille alors que la SNCF, depuis des années, demande à ses clients d’anticiper au maximum pour avoir de petits prix ; les trains entre Paris et le Sud-Ouest seront progressivement déroutés par Bordeaux, au prix d’une augmentation substantielle du kilométrage et donc du péage exigible, à cause des travaux de nuit sur la ligne Paris – Toulouse.

Voilà pour la France. Mais qu’en est-il de l’Allemagne ? Malgré la mise en place de lignes à grande vitesse, celles-ci sont plus des compléments au réseau ferré traditionnel et ne forment pas un réseau à part entière. Il en résulte que les parcours entre grandes villes restent relativement longs, ainsi, les trains les plus rapides prennent plus de 3 heures 50 pour parcourir les quelque 550 kilomètres qui séparent Francfort et Berlin. Ce contexte apparaît plus favorable au train de nuit, et la Deutsche Bahn y a dédié une filiale ad hoc, appelée City Night Line, au milieu des années 1990, dont elle partageait alors l’actionnariat avec ses consœurs suisse et autrichienne. Malgré des coups de canif – en 2008, le train Paris – Berlin a été dérouté par la Gare de l’Est, faisant de la Belgique un pays sans trains de nuit ; en 2014, la Deutsche Bahn a supprimé toute liaison avec Paris et avec le Danemark, et a dérégularisé la liaison avec Amsterdam, en 2016 enfin, elle a supprimé le train Berlin – Munich. Elle exploite ces trains (et, le cas échéant, les supprime) sur des bases purement commerciales, L’État fédéral n’ayant aucun rôle d’autorité organisatrice.

En 2016, la Deutsche Bahn a finalement annoncé son intention de se désengager totalement de l’activité des trains de nuit pour le service annuel 2017. Les polémiques ont fleuri : au Bundestag, le groupe Die Linke a demandé la création d’une commission d’enquête et Matthias Gastel, un député vert qui utilise régulièrement le service, a dénoncé le manque de motivation de la Deutsche Bahn. A l’automne, le Stuttgarter Zeitung a publié une note interne selon laquelle la fréquentation des trains de nuit avait en fait augmenté à l’automne 2016, ce qui en avait notablement réduit le déficit.

La mauvaise nouvelle a toutefois eu un résultat heureux : la décision des chemins de fer fédéraux autrichiens, ÖBB, de reprendre à son compte l’activité des trains de nuit. La participation déjà évoquée des ÖBB à City Night Line, dans les années 1990, a probablement favorisé cette reprise, les ÖBB revenant en accès ouvert sur une activité qu’ils avaient déjà exploitée en collaboration. De plus, l’absence de frontière linguistique entre trois des quatre pays concernés – Autriche, Suisse et Allemagne – et l’intense usage du train qu’y fait la population – la Suisse et l’Autriche sont les deux pays européens où l’usage du train par habitant est le plus élevé – favorisent évidemment une exploitation profitable du train de nuit.

La configuration géographique de l’Autriche joue aussi. L’étirement du pays d’est en ouest rend les distances à parcourir relativement élevées malgré une taille relativement réduite ; qui plus est, Vienne s’est retrouvée située à l’extrême est du pays, lorsque le pays s’est formé sur les décombres de l’Empire des Habsbourg. Cela complique les liaisons avec notamment l’extrême ouest. 601 kilomètres la séparent de Bregenz, capitale du Land du Vorarlberg, au bord du Lac de Constance, sans liaison aérienne efficace. En fait de ligne à grande vitesse, les ÖBB se sont contentés à ce jour d’une ligne de 44 km, qui relie Vienne à Saint-Pölten, parcourue à 230 km/h et qu’empruntent d’ailleurs également les trains de nuit. Dans ce contexte, « le train de nuit correspond à une nécessité, vu la configuration géographique de notre pays », affirme Bernhard Rieder, attaché de presse des ÖBB.

Le réseau a pris la marque de Nightjet, déclinaison du concept « Jet » : ainsi, les trains de jour sont dénommés Railjet. Le réseau Nightjet dessert en tout quatre pays ; l’Autriche et l’Allemagne, mais aussi la Suisse et l’Italie. Par ailleurs, des trains de nuit relient l’Autriche à son hinterland d’Europe centrale, orientale et balkanique : Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie et Croatie sous la marque Euronight. La ligne qui marche le mieux est celle entre Zurich et Hambourg ; elle a d’ail- leurs connu une réforme au mois de décembre 2016. Jusqu’alors, elle desservait Berlin puis Hambourg. Le train est désormais scindé sur le parcours puis une branche continue vers Berlin, l’autre vers Hambourg, afin notamment de desservir en sus Hanovre et Magdebourg.

Après un an d’exploitation, les ÖBB affichent leur satisfaction : le service est rentable et le chiffre de trafic s’établit à 1,4 millions de voyageurs. Ce chiffre, naturellement, est à relativiser. Les ÖBB réalisent 35 millions de déplacements sur leur seul réseau de trains de grandes lignes. L’étude du trafic aérien sur les origines-destinations concurrentes permet de mieux se faire une idée de l’ampleur du trafic. Le marché aérien autrichien est dominé par l’aéroport de Vienne, qui, avec 23 millions de passagers, représente environ 85 % du nombre de passagers. Le trafic s’y élève de 1,2 millions pour Francfort, un million pour Zurich, 800 000 pour Berlin et Dusseldorf. Le chiffre de fréquentation des trains de nuit est donc minoritaire face à l’avion, mais pas négligeable pour autant.

Les perspectives de développement existent. Une tarification plus favorable aux circulations nocturnes est envisagée en Allemagne. De nouveaux trains seront mis en service dans les destinations de l’Italie, évolution notamment due à une évolution des normes d’incendie, ce qui laisse la possibilité de redéployer du matériel roulant existant vers d’autres destinations. Selon le site d’information néerlandais Treinreiziger.nl, les dirigeants autrichiens verraient d’un bon œil une liaison avec Amsterdam, à condition que ce soit en collaboration avec les NS. M. Rieder rappelle qu’il est vital d’avoir un partenaire dans le pays hôte pour pouvoir commercialiser les trains. Cependant, à la suggestion d’une relation avec la France ou la Belgique, M. Rieder estime l’hypothèse « souhaitable dans l’absolu, mais peu réaliste ». Il s’avère, au départ de l’aéroport de Vienne, que Paris est la sixième destination, avec 800 000 passagers annuels, devant Amsterdam qui est huitième avec 700 000 passagers ; Bruxelles étant la quatorzième avec 400 000 passagers, un chiffre comparable à Rome et à Milan. Le potentiel offert par la Belgique et la France est nettement moins élevé que celui des villes allemandes mais est comparable avec celui de l’Italie ou des Pays-Bas |11|. Les dirigeants des chemins de fer autrichiens craignent probablement d’avoir à s’acquitter, sur le réseau ferré français, de péages élevés pour des sillons médiocres. Par ailleurs, au vu de ce qui précède, ils peuvent légitimement douter de la motivation de la SNCF pour développer ces trafics. En ce qui concerne la SNCB, la bonne nouvelle est arrivée en octobre 2019 : plusieurs quotidiens belges ont annoncé l’inauguration d’une ligne de nuit Vienne – Bruxelles dès la mi-janvier 2020. Les trains circuleront entre l’Autriche et la Belgique deux fois par semaine au départ de Vienne ou d’Innsbruck, les dimanche et mercredi, et s’arrêteront, côté belge, à Liège Guillemins, Bruxelles-Nord et Bruxelles-Midi. Une expérience d’un an qui pourrait, selon l’opérateur autrichien, être renouvelée et ouvrir la voie vers d’autres voyages nocturnes.

Mais qu’est-ce qui pousse les voyageurs à prendre le train de nuit, dans une Europe dominée par l’aviation à bas coûts ? Dans un entretien accordé à la revue spécialisée Der Fahrgast, Kurt Bauer, dirigeant d’ÖBB Personenverkehr AG, répond à la question. D’abord, les retours clientèle donnent une grande satisfaction de principe sur la reprise par les ÖBB du service de train de nuit – en substance, « merci les ÖBB pour cette pierre posée dans le jardin de la DB ». Imagine-t-on l’état d’esprit des français si la SNCB avait repris les trains de nuit abandonnés par la SNCF ?

La motivation de cet état d’esprit est une population sensible à l’aspect environnemental du service, qui met en œuvre ses convictions dans son choix de voyage. Pour les places assises (Sitzwagen), la principale motivation du voyageur est le prix – un point qui rappelle évidemment l’autocar. La voiture-lits (Schlafwagen) est la prestation la moins concurrencée ; selon Kurt Bauer, « cette prestation n’a pour ainsi dire pas de concurrent. Les personnes qui achètent et utilisent aiment l’art de voyager et sont prêts à payer pour la qualité » |12|. Le créneau le plus fragile semble être celui des couchettes (Liegewagen), concurrencé à la fois par la voiture particulière, l’autocar, le train de jour, l’avion. Il semble pertinent avant tout pour les groupes (scolaires notamment) et les familles, pour lesquels la promiscuité est un élément moins gênant. Le visuel sur le site internet représente ainsi un couple avec deux enfants. Rappelons enfin que sur certaines destinations, il est possible de transporter sa voiture, ce que l’avion ne permet évidemment pas.

Cela pose aussi le problème connexe de la concurrence du train de nuit. Trafikverket, équivalent suédois d’Infrabel et de SNCF Réseau, a réalisé un sondage auprès de la clientèle d’un train de nuit exploité dans le Nord de la Suède, et a notamment demandé quel moyen de transport ils utiliseraient en cas de suppression du service. Si on enlève les 21 % qui ont répondu « un autre train de nuit », hypothèse qui paraît improbable vu qu’il y a très rarement le choix entre deux trains de nuit sur un itinéraire donné, le premier report se fait vers l’avion, avec 24 %, suivi du train de jour (20 %), la voiture particulière (17 %) et l’autocar (14 %). Le premier concurrent est donc bel et bien l’avion, ce qui est peu étonnant au regard des distances concernées |13|. Il faut enfin noter la faible part de personnes qui ont répondu qu’ils n’auraient pas voyagé, ce qui montre que le train de nuit génère peu de trafic induit, à l’inverse du TGV et de l’avion à bas coûts. C’est peut-être finalement l’aspect le plus sympathique du train de nuit : il évite le consumérisme mobilitaire et touristique qui fait le charme du monde contemporain.

Faire le tour des autres pays d’Europe sort du cadre de cet article. En Italie, Trenitalia exploite un service de trains de nuit conventionné, qui reste utilisé malgré le développement de la grande vitesse pour relier le Nord avec le Sud et la Sicile, et transporte environ deux millions de voyageurs annuels – ce qui en fait le réseau de trains de nuit le plus utilisé en Europe. En Suède, les SJ ont rendu public une hausse annuelle de 65 % de la fréquentation du train de nuit entre Stockholm et Malmö, un résultat extravagant obtenu en adaptant les heures d’arrivée et de départ et par un promotionnement plus dynamique auprès des chambres de commerce, afin d’attirer les voyageurs d’affaires. La hausse portait sur les cinq premiers mois de l’année 2015 et avait permis un retour du service à la rentabilité. Quoiqu’isolé, cet exemple montre assurément que même parmi les milieux aisés d’un des pays réputés les plus avancés au monde, le train de nuit a encore de l’attrait |14|.

En France, dans un pays pourtant marqué par des décennies de malthusianisme ferroviaire, où l’image du train de grande ligne non TGV est très dégradée, le collectif Oui au train de nuit a pu constater, un jeudi du mois d’octobre 2016, que les trains de nuit au départ de la Gare d’Austerlitz étaient tous complets : la demande semble continuer d’exister |15|. Bien entendu, il serait grotesque de maintenir un train de nuit entre des villes que le TGV a mis à deux heures l’une de l’autre, comme Strasbourg et Paris. Mais même avec la concurrence d’un réseau à grande vitesse parmi les plus longs du monde, l’avion est de plus en plus utilisé notamment pour relier les extrémités d’un pays relativement vaste ; ainsi, les liaisons par avion entre villes de province ont augmenté de 7 % en 2016, et le trafic de la liaison aérienne entre Lille et Nice de 12 %, alors qu’il s’agit de la liaison où la SNCF a abandonné le train Flandres Riviera. Ces chiffres laissent donc penser qu’il existe, à l’évidence, un potentiel pour le train de nuit, pour relier le Nord et le Nord-Est avec le Midi, etc., à une époque où la mobilité explose tous azimuts parmi les milieux aisés.

Ces quelques exemples montrent que le train de nuit peut avoir un avenir si les opérateurs ferroviaires le traitent autrement que par le mépris. Le fait que la Suède et l’Autriche figurent en pointe pour le train de nuit n’est pas fortuit : il s’agit de pays où les distances sont relativement vastes, dépourvus de lignes à grande vitesse, pour ainsi dire condamnés à exploiter le réseau classique au meilleur de ses potentialités. Fait révélateur à cet égard : le fret ferroviaire y est très développé. Ces pays sont donc peut-être paradoxalement à la pointe d’un redéveloppement du transport ferroviaire et peuvent servir d’exemple, comme la liaison Vienne – Bruxelles en témoigne, à l’heure où la France remet en question sa politique de construction de lignes à grande vitesse. ●

|1| Propos cités dans La Croix, 1er août 2016.

|2| Anecdote racontée dans Night Trains, Andrew Martin, Profile Books Ltd, 2017, Londres, p. 19. Le lettré francophone pensera à Edouard Daladier et à sa descente d’avion de retour des mêmes Accords, selon la narration qu’en a fait Jean-Paul Sartre dans les Chemins de la Liberté.

|3| Sylvie Kauffmann et Aline Leclerc, En mémoire du 13 novembre, Le Monde du 22 décembre 2015.

|4| Le chiffre est donné dans Passenger night trains in Europe : the end of the line ? Directorate-general for internal policies, Parlement européen, mai 2017, p. 97.

|5| A l’époque étudiant et peu au fait des problèmes ferroviaires, l’auteur de ces lignes prenait le train de nuit Paris – Agen au début des années 1990, pour rentrer dans son Sud-Ouest natal. Il apparaissait déjà évident que la SNCF favorisait le passage en TGV par Bordeaux, ce qui a terme ne pouvait que condamner ce train. Il sera finalement supprimé en 1995. Pour consulter la litanie de ces suppressions, consulter notamment : 160 ans de trains de nuit, Rail Passion hors-série, La Vie du Rail, Paris, juin 2017.

|6| Audit des comptes de l’activité Intercités de SNCF mobilités dans le cadre de la préparation de la prochaine convention d’exploitation des trains d’équilibre du territoire, Inspection générale des Finances et Commissariat général au développement durable, juillet 2016, p. 24.

|7| Propos cités dans La Croix, 22 juillet 2016.

|8| Propos cités dans Le Parisien du 29 janvier 2015. Au passage, l’évocation des difficultés d’exploitation en dit long sur la perte de compétence technique d’un opérateur qui s’est longtemps présenté comme une référence d’excellence mondiale en matière ferroviaire...

|9| Transdev, Communiqué de presse en date du 4 avril 2016.

|10| Voir notamment : Cabinet Degest, Comité central du groupe public ferroviaire, Etude sur l’évolution de l’offre Intercités suite aux annonces du Secrétaire d’Etat Alain Vidalies du 21 juillet 2016, Etude libre, 21 novembre 2016.

|11| L’aéroport de Vienne est le plus important d’Autriche, le second est Salzbourg avec 1,7 millions et le troisième Innsbruck avec un million.

|12| 125 Tage Natchzugbetrieb in Deutschland, Der Fahrgast 2/2017, traduit sur le blog de l’auteur : Comment les autrichiens esquissent l’avenir du train de nuit, 18 novembre 2017.

|13| Passenger night trains in Europe : the end of the line, rapport cité, p. 56.

|14| David Briginshaw, SJ reports 65 % growth in overnight train trafic, Railjournal, 12 juin 2015.

|15| Collectif Oui au train de nuit, Remettre le train de nuit sur les rails – Une enquête sur le potentiel des Intercités de nuit, novembre 2017, p.12.

Pour citer cet article

Doumayrou V., « « Et pourtant ils roulent » », in Dérivations, numéro 6, décembre 2019, pp. 234-241. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-6/et-pourtant-ils-roulent.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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