Dérivations

Pour le débat urbain

Déconstruire le non-lieu

Questionnement d’un concept surexploité dans les débats urbains

Modernité, surmodernité et non-lieu : de quoi parle-t-on ?

Le XIXe et le XXe siècles ont vu apparaître des structures urbaines nouvelles, correspondant aux opportunités et aux besoins nouveaux qu’a amené l’industrialisation. La gare ou la galerie commerciale constituent ainsi des symboles en soi des transformations profondes qui ont agité le passage à la modernité. Au travers de ces lieux se donnaient à voir les observations initiales sur la ville moderne et ses habitants |1| : des comportements toujours plus individualisés, le calcul et le comptage, du temps et de l’argent notamment, omniprésents dans les rapports sociaux, le passage d’une communauté « chaude », faite de solidarité traditionnelle, mécanique entre des membres tous similaires, à une société « froide », dotée d’une solidarité organique, faite d’échanges contractuels, choisis, entre des individus tous différents |2| . Les propos de Georg Simmel sur la mode et la recherche de la différenciation par rapport aux autres, par exemple, apparaissent bien dans le cadre des grandes villes de l’époque, où la diversité des magasins permettent aux dandys et aux dames de choisir — ou non — de s’apprêter selon la tendance du moment et ainsi revendiquer leur individualité tout en, paradoxalement, renforçant leur appartenance à un groupe bien spécifique. En fréquentant les galeries, pour y acheter les derniers atours à la mode, mais aussi pour s’y exposer, en déambulant dans les gares et en participant de la comparaison silencieuse entre les passagers en attente, ces personnes contribuaient à créer la gesellschaft, la société urbaine.

Or, loin d’être exclusivement spécifique à chaque ville, les codes de cette société transgressaient déjà les frontières politiques. La mode parisienne pouvait ainsi faire fureur à Londres ou à Bruxelles tandis que les New Yorkais s’arrachaient le dernier chapeau italien en vogue. Plus encore les modèles architecturaux qui permettaient ces échanges se sont eux aussi diffusé.

Ainsi, le Passage Choiseul de Paris (1825), le Passage Lemonnier à Liège (1838) ou le Leadenhall Market de Londres (1881) sont-ils foncièrement basés sur un modèle commun et apparaissent, finalement, peu différentiables les uns des autres alors même qu’ils sont situés dans des espaces géographiquement et culturellement bien différents.

Il en va de même pour les gares, bien entendu : si des adaptations locales et stylistiques apparaissent, le modèle fondamental reste le même, puisque conditionné par sa fonction, soit celle de relier entre elles les villes, voire les pays par le rail. Si ces modèles architecturaux sont donc les symboles de l’apparition de la modernité, ils n’en sont donc pas moins ceux de la progression d’une mondialisation toujours plus forte, de la mise en relation des peuples, des cultures et des nations, en tous cas pour les plus nantis.
Aujourd’hui, alors que ces structures sombrent soit dans l’oubli, soit dans la patrimonialisation, Marc Augé pointe l’apparition de nouveaux modèles  |3|. Ceux-ci correspondraient à ce qu’il nomme une surmodernité, soit une intensification des logiques de la modernité dans ses composantes de vitesse, de flux et d’individualisation d’une société qui, peu à peu, devient globale via des échanges économiques, culturels et sociaux quasi instantanés. La surmodernité serait le lieu d’une surabondance événementielle (tant de choses marquantes arrivent, en même temps, partout), d’une surabondance spatiale (la technologie permet d’être partout à la fois, de savoir sinon tout, beaucoup), et d’une individualisation des références (chacun est libre et capable d’interpréter les informations, sans passer par le filtre d’un groupe particuliers). Ainsi, dans cette théorie, les modèles spatiaux surmodernes seraient les supermarchés, les aéroports, les fast-food ou encore les autoroutes. En somme, l’avènement de la consommation de masse, la démocratisation de l’accès aux produits et services a amené une amplification des logiques modernes se concrétisant dans ces espaces.

Plus encore, l’auteur affirme que chacun de ceux-ci serait un non-lieu, soit « un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique » |4| , en contraste avec les lieux anthropologiques précédents qui posséderaient, eux, ces dimensions. Le non-lieu est donc un espace limité à la consommation et au déplacement solitaire, où règne des logiques d’efficacité, de vitesse et de rentabilité.

Enfin, l’inscription du non-lieu dans des échanges mondialisés l’amènerait à se répéter partout de façon similaire : rien ne serait plus semblable à une autoroute ardennaise qu’une autoroute californienne ou camerounaise.
Prendre l’avion à Bruxelles ou à Bangkok reviendrait au même : des actes consuméristes et solitaires en des non-lieux anonymes voire interchangeables à l’échelle mondiale. Les individus qui les peuplent n’auraient de référence pour leur choix que leurs contraintes et préférences personnelle. Leur point d’honneur serait le respect de la fonctionnalité et de l’efficacité pour accéder à un monde surmoderne de l’instantanéité et de la surabondance.

Histoire, identité et sociabilité des non-lieux

Pourtant, penser ainsi ces non-lieux apparait problématique. Est-il en effet envisageable qu’un espace, quel qu’il soit, puisse être dépourvu d’identité ou d’histoire ? Qu’il ne soit pas la scène d’interactions et de relations sociales ? Certes, le supermarché, l’aéroport portent des objectifs de rentabilité et d’efficacité et, en ce, ils constituent bien des espaces au moins modernes. Cela n’est pourtant pas moins le cas des gares ou des passages couverts que nous avons abordés précédemment. Remis dans leur époque d’édification, ceux-ci correspondent tout autant à la définition d’un non-lieu sans histoire, sans identité et où les relations se limitent à des échanges contractuels anonymisés visant la consommation et le déplacement aussi efficient que possible. Pour autant, dans le cas contemporain, comme dans le cas plus ancien, il apparait bien malaisé de limiter ces espaces à la définition du non-lieu.

Penser ces lieux sans histoire, d’abord, semble malaisé. Sans doute, à leur édification, ceux-ci apparaissent flambants neufs, atemporels car faisant partie d’un paysage nouveau. Selon Olivier Mongin |5| et André Corboz |6|, la ville est palimpseste : elle se fait sur elle-même, sans cesse. Si les lieux nouveaux se construisent, au moins partiellement, sur les traces de ce qui les précède, alors même la nouvelle construction possède une histoire, celle de ce qui était là, ou non, avant elle.

De plus, au fil des années d’usage et d’usure, une histoire se dévoile tout autant et les éléments qui faisaient la contemporanéité du lieu deviennent les marques d’un passé. Les opérations de classement ou de restauration des gares et de ces galeries couvertes du XIXe, mais aussi de certains de ces lieux plus récents tel le JFK Airport de New York (Saarinen 1962), témoigne bien de l’intérêt historique que ceux-ci présentent.

Plus encore, certains événements précis peuvent également participer à la création de l’histoire de ces lieux. Ainsi, les attaques terroristes visant l’aéroport de Zaventem du 22 mars 2016 resteront sans aucun doute gravées dans nombre de mémoires pour plusieurs années.

À une échelle plus ordinaire, les opérations de transformations, d’agrandissement ou de rénovations de ces lieux participent aussi à créer une histoire des lieux pour l’usager. Le chaland qui, quotidiennement, se rend au supermarché le plus proche de chez lui se plaindra ainsi de la énième modification des rayonnages. Le baroudeur habitué se surprendra des modifications de son itinéraire dans un aéroport suite à des travaux, ou à la fin de ces travaux après plusieurs années. Tous ces éléments, sous les apparences anodines de l’ordinaire amènent réellement l’usager à se constituer une chronologie du « non-lieu » qu’il emprunte pour un temps plus ou moins long. Globalement, affirmer l’absence d’histoire des non-lieux apparait donc bien ardu.

Cependant, il pourrait être argué que ces propos ne sont valables que pour des utilisateurs récurrents, habitués des lieux qui peuvent constater son évolution, ou des personnes conscientisées à l’intérêt historique et patrimonial que représente telle ou telle architecture, et que la mémoire des événements est, dans la majeure partie des cas, bien éphémère. Dans le cas du touriste, par exemple, figure type de Augé, le non-lieu an-historique constitue donc bien une réalité potentielle.

Questionner l’absence d’identité des non-lieux pourrait, ensuite, se résumer à lister le nombre conséquent d’œuvres picturales et littéraires évoquant leurs ambiances particulières, les utilisant comme source d’inspiration ou comme sujet principal. À flâner dans les passages couverts, on s’imagine les précieuses d’antan fréquenter les grands couturiers et l’on y retrouve, encore aujourd’hui, tel artisan centenaire, tel magasin de luxe qui parlent tout autant de cette identité. Sur les quais des gares, les locomotives ont changé, mais on sait bien l’ambiance particulière qui y règne, de l’attente, des arrivées et des départs, des embrassades et des adieux et, même si les nouvelles technologies ont certainement relégué ces actes à un statut marginal, c’est encore l’image qui subsiste, et qui se véhicule à travers les films ou les ouvrages. L’identité de ces lieux est telle qu’elle se manifeste même dans le langage : on parle des romans de gare, par exemple, qui évoquent l’attente voire l’ennui, ou les échoppes de piètre qualité, un imaginaire en soi.

Les espaces surmodernes n’en sont pas plus démunis en outre. Eux aussi font l’objet de représentations artistiques, inspirent et animent les œuvres. Le cinéma s’est ainsi fait une spécialité de représenter la crispation des suburbs américains, l’anxiété des aéroports ou la déambulation dans les supermarchés. Il s’agit bien là d’images particulières, qui participent d’un imaginaire collectif et contribuent à générer des identités spécifiques pour ces non-lieux.

Au delà du type de fonction que l’on trouve dans le lieu, dont la représentation apparait bien mondialisée, elle, l’architecture des lieux mêmes permet bien souvent de distinguer des identités locales. Par des interventions spécifiques, d’abord, qui restent relativement exceptionnelles cependant. Telle ville emploiera ainsi un architecte de renom pour construire une gare ou un aéroport, tel quartier en cours de transformation en fera autant pour son supermarché |7| . Une architecture de qualité, innovante ou atypique, dotera ainsi le « non-lieu » d’une identité bien spécifique que s’approprieront ses usagers d’une façon ou d’une autre. Mais d’autres propriétés architecturales ou fonctionnelles, plus sobres celles-ci, peuvent également amener l’usager à différencier les non-lieux. Par là, ils en deviennent moins interchangeables que Augé ne le souligne. Des propriétés de taille d’abord : on ira ainsi au « grand Delhaize » ou au « petit Carrefour » ; d’offres de produits ou de services aussi, qui n’est jamais exactement la même de lieu en lieu ; de localisation enfin, on distinguera ainsi la grande surface à proximité du domicile, ou de la grand-place, de celle située le long d’une autoroute, par exemple. Ces éléments, bien entendu, se rapportent à la consommation et participent du calcul individuel et solitaire dans lesquels s’inscrivent les non-lieux. Ils n’en sont pas moins des moyens d’identification et de référence qui permettent aux usagers de difféncier les lieux, de leur trouver des caractères spécifiques, même minimaux.

Ainsi, le non-lieu n’est-il pas non plus dénué d’identité : les individus peuvent y trouver à la fois des images générales, issues de fictions et d’œuvres artistiques, et des attributs spécifiques, issues des caractéristiques physiques, esthétiques et fonctionnelles du lieu. Ces propos sont également valables pour la figure-type du touriste. Lui aussi projettera, selon toute vraisemblance, ces images fictives issues de sa culture cinématographique, littéraire ou artistique et discriminera tout autant les lieux en fonction des critères cités.

Il pourra encore ici être opposé que, ces identités fictives reposant sur un bagage culturel particulier, elles ne sont portées que par un nombre limité d’individus, appartenant à des classes sociales particulières. Chaque individu ne possède pas la même tendance à discriminer les architectures qu’il emploie, ou à associer celles-ci à des souvenirs cinématographiques ou littéraires. De plus, les attributs identitaires plus locaux pointés précédemment pourraient tout à fait relever exclusivement, pour nombre d’individus, de conceptions consuméristes et individualisées visant l’efficacité avant tout. Dès lors, si une dimension identitaire peut exister pour le « non-lieu », elle n’est pas non plus présente en permanence pour tous.
L’absence de relation sociale dans le non-lieu peut enfin être questionnée.

David Le Breton |8| décrit ainsi le centre commercial comme un lieu central d’interactions pour les jeunes, présentant des espaces de rencontres et d’activités où l’on observe et où l’on est observé. Pareillement, Marie-Christine Jaillet et Lionel Rougé |9| relèvent des échanges de services et des relations de voisinage avérées dans les milieux périurbains, pourtant souvent décrits eux aussi comme des non-lieux.

Même le supermarché ou l’aéroport peuvent être vus comme des lieux sociaux. Il n’est ainsi pas rare d’apercevoir parmi les rayonnages des personnes croisant des connaissances et en faisant le lieu de leurs interactions, de la même façon qu’ils le feraient dans la rue. Des personnes esseulées cherchent la conversation des caissières ou des chalands. Les courses sont également faites en couple, ou en famille, transformant le supermarché en scène des interactions familiales. Les entrées d’aéroport sont aussi peuplées des familles se faisant leurs adieux ou accueillant leurs amis. Au-delà même des portiques de sécurité, c’est l’attente souvent longue qui pousse chacun, encore une fois, à s’observer, à échanger des regards voire quelques mots. Des rencontres, souvent éphémères, mais pas toujours, peuvent y être faites.

Tous ces exemples témoignent bien d’une dimension sociale certaine des « non-lieux » : aucun espace peuplé n’est dépourvu d’interactions, même minimes. Sans aucun doute, ces lieux ne sont pas conçus dans cette optique, cela n’empêche en rien ces relations de se développer, sous des modalités spécifiques à ces formes spatiales.

Comme Bernard Debarbieux |10| le pointe, la réappropriation des lieux par les usagers doit être prise en compte, les dimensions historiques identitaires et sociales de l’espace ne peuvent être résumée à leur absence dans les normes a priori inscrites dans sa conception. Si ces modèles spatiaux apparaissent relativement similaires de par le monde, une réinterprétation locale est toujours de mise. Je rejoins ici Arjun Appadurai |11| qui défend la capacité des populations locales à se réapproprier les effets de la mondialisation. Certes, les supermarchés ou les aéroports apparaissent comme des produits relativement anonymes de logiques de marchés et de flux mondialisées, pour autant, ils ne sont pas dépourvus de spécificités locales qui permettent à leurs usagers de les considérer comme des lieux de vie et d’activité en soi, dotés d’une identité, d’une histoire et de relations sociales.

Le concept de non-lieu ne peut cependant être entièrement contesté. Pour certains individus, dans certaines conditions, tel ou tel espace sera bien un non-lieu, un endroit où il se rend exclusivement pour des services précis et où il n’expérimente rien sinon l’obtention de ces services. En réalité, « si la notion de non lieu contient autant l’espace que le rapport à l’espace que des individus entretiennent avec ces espaces, il faut donc envisager qu’un espace puisse être ou ne pas être un non lieu selon le statut de l’individu envisagé »  |12|.

En soi, tout lieu peut-être un non-lieu et inversement, tout non-lieu pourra devenir lieu suivant la situation, le moment, la personne. Le monument, lieu-type porteur d’identité pourra tout à fait, selon le rapport à cet espace entretenu par ses utilisateurs, devenir un non-lieu, un endroit de passage qui n’évoque et ne provoque rien. Pareillement, si l’on considère les grands ensembles, non-lieu-type, ils apparaissent bel et bien utilisés et revendiqués par des populations reléguées en leur sein comme le lieu d’une identité propre et forte |13|.

Le non-lieu est donc moins symptomatiques de nouvelles structures spécifiques que d’une diversification des rapports à l’espace de façon générale. Plus encore, « La multiplication de ces pratiques et de ces rapports à l’espace est peut-être d’ailleurs à l’origine d’une nouvelle territorialité que l’on pourrait qualifier de nomade, voire planétaire dans quelques cas particuliers »  |14|.

L’hyper-lieu : clé d’une conscientisation du pouvoir citoyen

Plutôt que la notion de non-lieu, c’est en fait la notion d’hyper-lieux telle que définie par Mongin |15| qui m’apparait ici comme plus pertinente. Celui-ci considère en effet les aéroports ou les gares TGV comme des espaces de la mondialisation, dans le sens où c’est par ceux-ci que les échanges se développent et sont permis. Conjointement, ils seraient aussi des espaces de localité, puisque lieux de branchements spécifiques aux réseaux mondiaux. Par là, ce sont des lieux de connexions et de mouvements qui se confondent avec les réseaux virtuels, mais aussi de sécurité, où l’on est surveillé et où l’accès n’est pas pleinement public.

Si l’on étend la notion, les structures surmodernes, précédemment pointées comme des non-lieux, peuvent toutes être vues comme des hyper-lieux, des endroits à la fois liés à une localité spécifique et connectés d’une façon ou d’une autre à un réseau global. Ainsi, même le supermarché constitue une sorte de hub par lequel l’acheteur est plongé dans un univers qui n’est pas entièrement délié de son expérience locale, comme nous l’avons pointé, mais qui est également en relation directe et manifeste avec les réseaux mondiaux d’échanges dans lesquels s’inscrit la diffusion de ces grandes chaines commerciales.

Il peut alors être argué que la similarité de ces lieux à travers le monde, cette production en masse d’espaces a priori anonymes, localement réappropriés, amène les individus de par le monde à être confrontés à des expériences similaires. Tout autour du globe, chacun est confronté à l’anonymat premier de ces espaces, et aborde des comportements de réappropriation identitaire, historique et sociale à un moment ou l’autre. Des individus, tous différents, répètent quotidiennement des gestes similaires dans des endroits similaires. Certains évoquent, parfois abusivement, le déclin des religions classiques comme la montée d’une religion du consumérisme et du post-matérialisme. Peut-être, aujourd’hui, la grand messe quotidienne qui se développe dans les supermarchés ou les aéroports du monde entier, ces lieux de culte mondialisés, pourrait être à la source de l’éveil d’une conscience collective globalisée.

En effet, comme Ulrich Beck |16| l’identifie, les consommateurs peuvent, aujourd’hui, être vus comme des acteurs importants d’une éventuelle société civile internationale. Face aux forces globalisées des multinationales et au delà des limites nationales des états, les individus de par le monde, unis, pourraient devenir une force considérable. Par là, ils pourraient renégocier les conditions d’une mondialisation qui, actuellement, renforçe les inégalités. Beck voit la possibilité de cette émergence dans les réactions aux risques globalisés, aux crises, en matière d’écologie, de terrorisme et de système financier. Face à ces risques d’échelle mondiale, aux impacts ressentis à un niveau global, une conscience globalisée des enjeux semble peu à peu apparaitre amenant les individus à s’organiser au delà des limites nationales pour affronter ces risques. Le contre-pouvoir ainsi établi pourrait faire poids face à des multi-nationales reposant sur les consommateurs de leurs produits. Par là, c’est une notion de l’achat, ou du refus d’achat, comme un vote, un acte politique qui s’érige. D’une certaine façon, le consommateur indique quelle société il sollicite par la façon dont il utilise son argent, le soutien qu’il donne à telles entreprises et non aux autres.

Cette lecture est bien entendue contestable. On peut en effet se questionner sur la volonté réelle de consommateurs appréciant et reposant sur les services offerts par ces sociétés à s’opposer à leur fonctionnement, même lorsqu’il est conçu comme source d’inégalités et de risques croissants. De même, il pourrait être pointé que, dans de nombreux cas, l’achat se fait plus par défaut, voire par contrainte financière, que par revendication politique. Chacun n’a ainsi pas la la liberté ni la possibilité de choisir ses fournisseurs de biens et de services. Cependant, des actions de boycott international ont déjà pu porter leur fruit, de même que des mouvements sociaux d’ampleur internationale tel Occupy peuvent amener à considérer l’émergence d’une société civile d’aspiration mondiale.

Beck pointe la réaction aux risques internationaux comme source de sa constitution. Si cela est, à n’en pas douter, un élément clé, la source même de la conscientisation de l’ampleur globale de ces risques n’apparait pas pleinement identifiée. Peut-être, en diffusant des modèles spatiaux relativement anonymes à travers le monde, en établissant ces hyper-lieux comme points de passage indispensables, les multi-nationales contribuent-elles en fait, malgré elles, à créer une société civile internationale, à souligner les similarités de situations entre les peuples qui fréquentent ces espaces. Par l’hyper-lieu, des individus culturellement différents, séparés géographiquement, expérimentent quotidiennement des situations similaires, sont confrontés à de mêmes structures et à de mêmes normes mises en places par ces sociétés. Par là, ils sont également confrontés directement aux inégalités produites par la mondialisation économique actuelle et son repos sur les logiques d’efficacité et de rentabilité à tout prix. Face à l’orange israélienne bradée, face aux caisses automatiques, face aux screenings des aéroports, l’indignation de chacun peut s’exprimer à chaque reprise, quotidiennement, aux quatre coins du globe.

Via les réseaux sociaux, et les partages venus de partout, l’individu peut constater les similarités chez les autres, qu’il aurait cru différents. Par delà les différences culturelles, religieuses, ethniques, un même quotidien est constaté, et une même indignation laquelle prend place en premier dans ces hyper-lieux. Par ces échanges, par ces constats communs d’un ressenti unanime, des mouvements de protestation à échelle internationale peuvent voir le jour, une conscientisation globalisée peut naître. Ces groupements affrontent en effet un même risque globalisé mais, avant tout, ils ont ressenti la même indignation et constaté la similarité de leur indignation par delà les frontières politiques ou culturelles, une similarité qui prend source avant tout dans un quotidien fait de ce qui est ressenti et présenté comme les mêmes supermarchés, les mêmes aéroports, les mêmes suburbs et les mêmes HLMs.

Le non-lieu d’Augé, l’hyper-lieu de Mongin, tel que produit par les multinationales, n’est ainsi non seulement pas dénué d’identité, d’histoire ou de relations sociales mais il devient véritablement un lieu d’éveil politique globalisé. En recréant les mêmes structures physiques, économiques et sociales à travers le monde, un focus est fait sur les similarités des peuples. Peut-être, de ce constat peut émerger une conscience collective toujours plus forte qui dépasse les différences, qui sort de l’indignation ordinaire de ces non-lieux pour occuper la sphère publique et, ainsi, constituer des organes citoyens internationaux puissants. Comprendre avec finesse l’impact de la fréquentation quotidienne de ces non-lieux sur le développement d’une conscience globalisée des risques apparait dès lors utile si l’on veut assister le développement d’une société civile globalisée potentiellement en émergence. Il ne s’agit donc plus de déplorer l’apparition de non-lieux anonymes face au déclin des lieux anthropologiques dans la surmodernité mais bien de comprendre dans quelles conditions des individus fréquentant un même espace le ressentent pour certains comme un tel non-lieu, pour d’autres comme un véritable lieu identitaire, historique et social au point qu’il contribue implicitement à l’émergence d’une conscience planétaire. Par là, l’on pourrait véritablement explorer, à notre sens, toute la diversité des attitudes par rapport aux lieux et aux hyper-lieux du quotidien, et toute la potentialité que ceux-ci possèdent en matière d’éveil politique. De la même façon, il serait alors possible de considérer la mondialisation tant dans ses effets pervers d’exploitation et d’homogénéisation des peuples, que dans ses capacités à générer une conscience commune de ces effets, pour mieux lutter contre les inégalités à une échelle mondiale.

|1| Voir Simmel Georg, « Métropoles et Mentalités » dans L’ecole de Chicago, naissance de l’ecologie urbaine, Flammarion, Paris, 2004 (1er ed. : 1903).
Tonniës Ferdinand, « La chaleur ou le droit » dans Penser la ville, choix de textes philosophiques, Bruxelles, AAM, 1984 (1er ed. : 1912).

|2| Durkheim, E., De la division du travail social : étude sur l’organisation des sociétés supérieures, PUF, Paris, 1893.

|3| Augé Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, 1992.

|4| Ibid., p. 100.

|5| Mongin Olivier, La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Seuil, Paris 2007 (1er ed. : 2005).

|6| Corboz André, Le Territoire comme palimpseste et autres essais, Les éditions de l’imprimeur, Besançon, 2001.

|7| À titre d’exemple, le quartier de Fragnée, à Liège, a ainsi vécu la construction récente d’un supermarché dont l’architecture a été primée. À quelques pas de là, c’est l’architecte Santiago Calatrava qui a édifié une gare qui, malgré toutes les réserves que l’on peut avoir à son sujet, reste acclamée par la critique internationale.

|8| Le Breton David, « Une jeunesse plurielle », dans Les Cahiers Dynamiques, vol.1, n°46, pp. 34-42, 2010.

|9| Jaillet Marie Christine, ROUGE Lionel, L’espace periurbain dans la ville à trois vitesses, Certus, Paris, 2007.

|10| Debarbieux Bernard, « Non lieux », compte-rendu de Auge M. (1992). Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité., dans Espace géographique, vol. 22, n°1, pp. 90-91, 1993.

|11| Appadura Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2005.

|12| Ibid 10, p. 91.

|13| Boucher, M., « L’expérience du ghetto » dans Déviance et société, 33(2), pp. 221-248, 2009.

|14| Ibid 12.

|15| Mongin Olivier, La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Seuil, Paris 2007 (1er ed. : 2005).

|16| Beck Ulrich, La société du risque, éd. Aubier, 2001.

Pour citer cet article

Kunysz P., « Déconstruire le non-lieu », in Dérivations, numéro 4, juin 2017, pp. 264-271. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-4/deconstruire-le-non-lieu.html

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