Lors de l’écriture du chapitre introductif du Guide d’architecture moderne et contemporaine à Liège, répertoriant les pratiques de la commande publique entre 1945 et 1977, il nous est apparu que l’Université de Liège avait agi en un maître d’ouvrage particulièrement éclairé, bien au-delà de ce que nous imaginions initialement.
Certes, le fait était connu avec le laboratoire d’architecture publique qu’avait été après-guerre le Sart Tilman |1| — comme l’avait été trente ans plus tôt le Val Benoît, qui avait déjà démontré la capacité de l’institution à s’inscrire dans le discours de la modernité, avec la nouvelle Faculté des sciences appliquées et les bâtiments iconiques de Charles Duesberg (centrale thermoélectrique), Joseph Moutschen (génie civil), Albert Puters (chimie) et Fernand Campus (mécanique) ou, à Bavière cette fois, avec l’Institut de Stomatologie réalisé par le jeune Charles Servais |2|.
Les programmes de construction remarquables qui attiraient maintenant notre attention étaient cependant antérieurs à l’inauguration du Sart Tilman (1967), et s’avéraient moins connus pour certains d’entre-eux car démolis ou oubliés — mais dont les revues spécialisées et les archives avaient heureusement gardé la mémoire. À l’analyse du contexte de leur édification, l’Université apparaissait soudainement comme un acteur de premier plan dans l’accession à la commande des architectes de la jeune génération. Et pas n’importe lesquels, à l’aune de leurs carrières ultérieures : Charles Vandenhove, Jacques Gillet et Jean Barthélemy. Leurs œuvres allaient questionner, voire même renouveler, la manière de concevoir l’architecture à l’époque.
Ainsi, Charles Vandenhove reçoit-il de l’Université et de la Ville de Liège, en 1958, et alors qu’il n’est âgé que de 31 ans, la commande de l’Institut médico-légal en Outremeuse — complété ultérieurement par le Centre de transfusion sanguine de la Croix-Rouge (1963-1967) — proposant un édifice au plan ingénieux et d’une simplicité déconcertante, dont se détachent les « briques aux délicates teintes gris-beige », apparentes à l’extérieur et partiellement à l’intérieur, des châssis en teck de Moulmein et de « rares pièces de mobilier en marbre blanc. » |3|
Quatre ans plus tard, à une encablure de là en bord de Meuse, il est chargé de la réalisation de la résidence universitaire Lucien Brull, comprenant 128 chambres d’étudiants pour la Faculté de médecine et un self-service de 200 couverts. « La construction a 45 m de hauteur et la structure est réalisée par voiles et poteaux en béton armé. Les escaliers, les allèges et un grand nombre d’autres pièces sont en béton armé préfabriqué en usine. Tous les matériaux sont laissés à l’état naturel, à l’exception de quelques éléments de béton lisse qui sont laqués à l’émail brillant. En 1975, a été ajouté au programme une crèche pour 20 enfants, sur la terrasse » |4|. Cette tour de quatorze étages où s’expriment « la quête de l’essentiel, l’emploi de matériaux simples (béton préfabriqué et briques apparentes), la clarté des volumes » est dotée d’un remarquable escalier hélicoïdal en granito, d’un mobilier dessiné par ses soins et d’une intégration d’œuvre d’art du peintre espagnol Luis Feito qui contribuent, selon le grand critique d’architecture belge Geert Bekaert, à élever le bâtiment « au rang d’un geste puissant d’où se dégagent une vie intense, un besoin profond de créer une certaine durée dans le passager et le provisoire » |5|.
La même année, l’architecte Jacques Gillet (31 ans) achève le Laboratoire de Recherches Radio-biologiques sur le site de l’hôpital de Bavière, un élégant édifice brutaliste (démoli au début des années 2000), trois ans avant le démarrage de la maison-sculpture à Angleur qui le rendra célèbre en Belgique et à l’étranger. Toujours en 1962, l’ingénieur-architecte Jean Barthélémy, alors âgé de 30 ans, se voit confier la conception du Laboratoire d’essais de matériaux sur le site du Val Benoît, conciliant résolution programmatique, « conditions très strictes de budget » |6|, exigence constructive et formelle (portiques métalliques, panneaux préfabriqués en béton léger autoclavé, châssis en afzélia). Démoli il y a une quinzaine d’années dans l’indifférence générale, ce complexe de trois halls séparés par des patios arborés, reçoit le Prix d’architecture Van de Ven en 1966 |7|.
Enfin, pour clôturer cet aperçu, en 1964, Charles Vandenhove conçoit le premier bâtiment du Sart Tilman, « en un point périphérique du site, sous la zone réservée à l’hôpital, [dans l’] objectif de ne pas contrarier le plan d’urbanisation du domaine, non encore défini à l’époque de sa construction. » |8| L’espace polyvalent (une grande salle), qui deviendra le « magasin à livres » pour la conservation des collections de la bibliothèque générale, est doté de toitures terrasses qui le fondent dans le paysage, d’une impressionnante couverture en paraboloïdes hyperboliques et d’un mobilier de rangement conçu par l’auteur : une architecture qui confine au chef-d’œuvre.
Soulevant l’enthousiasme de la part de la critique architecturale |9| — une attention qui ne se relâchera pas ensuite, en particulier pour l’œuvre de Vandenhove —, ces projets convoquent de manière intense les liens entre recherches spatiales et constructives, et accordent une importance clé à la matérialité de l’architecture, exaltant la beauté rugueuse de la matière : brique, béton et bois chez Vandenhove et Gillet ; acier, béton et bois chez Barthélemy.
Au de-là de l’enjeu de la conservation physique de cet héritage — du moins pour les bâtiments qui n’ont pas encore disparu et auquel il est indispensable de se saisir — le témoignage historique auquel il nous convoque jette une lumière crue sur les pratiques actuelles de la maîtrise d’ouvrage publique. Qui soutient aujourd’hui à Liège l’émergence d’une génération d’architectes susceptibles de revisiter la manière de concevoir notre cadre de vie ? Et plus fondamentalement : quels sont les pouvoirs publics qui croient encore dans l’architecture et sa capacité à transformer notre quotidien ?
La prise de risque en maîtrise d’ouvrage publique, une espèce en voie de disparition ?
L’audace dont a longtemps fait preuve l’ULg en qualité de commanditaire publique ne lui est pas spécifique : au lendemain de la guerre, la société de logement public « La Maison liégeoise » initiera deux concours d’architecture fameux, Angleur (1947) et Droixhe (1950), qui seront remportés par les jeunes architectes du groupe EGAU (Charles Carlier, Hyacinthe Lhoest et Jules Mozin), qui renouvèleront au passage la manière de fabriquer le logement social dans une exigence de confort jusque là inégalée. Il n’empêche : il nous est apparu particulièrement intéressant à mettre en exergue la perspicacité et le courage des aïeux de l’Alma mater, à l’heure où les maîtres d’ouvrages publics d’aujourd’hui à Liège ont toutes les peines à porter un discours engagé sur l’architecture contemporaine — autre que celui de l’étendard réservé aux « starchitects » |10| (Santiago Calatrava, Rudy Ricciotti, Ron Arad, Rem Koolhaas, etc.), ou que celui réduisant l’architecture à de la promotion immobilière (en arguant la faute aux moyens publics et à la complexité juridique, justifiant la multiplication de DB ou DBFM |11|) ou encore celui qui la relègue en une simple question interne à l’administration (à l’image du pôle créatif de Bavière, un projet de 30 millions d’euros dessiné par les services techniques provinciaux). Au contraire, les exemples historiques cités ici témoignent d’une véritable prise de risque dans le chef des maîtres de l’ouvrage public, qui agissent en pleine conscience de la valeur d’exemple que représentent ces investissements pour la collectivité — entraînant par ailleurs un soutien concret à l’éclosion d’architectes de talent |12|.