par Michael Bianchi
Il n’est pas vraiment question ici de commenter le cinéma des situationnistes. Et non, la dialectique ne peut sans doute pas « casser des briques » |1| à elle toute seule ou mettre à terre le capitalisme urbain… Mais l’occasion était trop belle de revenir à ce titre pour régler quelques comptes à un cliché répété ad nauseam. On a en effet coutume de dire que les Belges ont « une brique dans le ventre » pour signifier combien l’attachement au logement serait soi-disant ancré, en Belgique, dans une culture viscérale de la propriété privée individuelle. C’est une manière assez courante d’inscrire la question du logement dans le projet personnel de chaque individu, c’est-à-dire d’en faire une question strictement individuelle pour mieux la soustraire aux grandes délibérations collectives, qu’elles soient sociales ou écologiques. Or l’existence, même toute théorique, d’un « droit au logement » dont la portée est constitutionnelle, pose d’emblée le caractère collectif de cette question et sa dimension éminemment politique. Réfléchir au logement, dans sa globalité, comme un commun auquel chacun devrait pouvoir avoir accès et dont les processus de production, de distribution et de régulation devraient être le résultat d’une délibération politique consciente et explicite, apparaît comme une nécessité pour faire exister ce « droit » autrement que sur le papier.
L’idéologie qui s’appuie sur l’expression « la brique dans le ventre » n’est que la traduction locale d’une tendance lourde, celle qui consiste à voir le monde à travers le prisme de la propriété privée ; une tendance qui, on le sait, sévit aussi ailleurs. Dans cette perspective, la propriété privée de l’habitat se trouve inscrite comme norme de référence pour la régulation du partage des espaces disponibles – par le biais du sacro-saint marché immobilier. Or, la propriété privée est une norme sociale qui n’a rien de naturel. Sa forme moderne est issue d’un héritage historique relativement récent à l’échelle de l’histoire humaine et ses principes constitutifs ont été forgés dans le contexte de rapports de domination, sur le plan social comme sur le plan environnemental. L’ouvrage récent de Sarah Vanuxem, La propriété de la terre |2|, décrit bien la manière dont cette norme nouvelle s’est substituée aux modalités multiples de partage des usages de l’espace, organisées auparavant par le droit coutumier.
Pour enterrer définitivement l’idée que cette « brique dans le ventre » des Belges ferait partie de leur patrimoine génétique, on pourra lire notamment l’entretien d’Aline Fares présent dans ce numéro. Elle rappelle comment cette notion s’est construite dans l’après-guerre, et les intentions politiques dont elle était – et reste encore – chargée. D’autres auteur·rices présent·e·s dans ce numéro questionnent l’hégémonie de la propriété privée et ses effets pervers, qu’il faut pouvoir considérer dans leur ensemble pour envisager collectivement et politiquement notre désenvoûtement de ses charmes divers.
L’impossibilité d’incarner dans la réalité concrète ce fameux « droit au logement » au sein de sociétés développées qui en ont pourtant parfaitement les moyens est l’un de ces effets pervers. Disons-le clairement : plus qu’un « effet » pervers, les difficultés d’accès à un logement digne, pour les personnes involontairement sans domicile fixe, comme pour celles dont l’espace de vie est précaire, sont une perversion inhérente à nos sociétés modernes. Il faut que les normes qui régulent la distribution des espaces de vie soient perverses pour que le spectacle du sans-abrisme ou du sans-chez-soirisme, commun à nos grandes cités contemporaines, soit accepté à ce point comme une fatalité. Le texte de Laurent d’Ursel, ainsi que l’œuvre de Charlotte Lavandier, sont là pour le rappeler dans ce numéro. Et comme d’autres contributions le racontent également, cette réalité n’est que la pointe émergée d’un phénomène beaucoup plus large de difficulté d’accès à l’habiter dans la dignité et la sécurité ; phénomène souvent peu visible dans l’espace public puisqu’il s’incarne dans l’intimité des vies, derrière les façades des immeubles.
À ces considérations s’ajoutent les lectures induites par les questions écologiques, qui invitent notamment à limiter, voire à stopper, l’urbanisation des sols naturels, et à réintroduire de la biodiversité dans les espaces densément peuplés. En somme, les nécessités d’occuper l’espace plus sobrement et de manière plus partagée entre humains et non humains introduisent des contraintes et des enjeux nouveaux dans la manière dont l’habitat humain peut occuper (ou pas) l’espace. Ce numéro s’imprègne de cette sensibilité au travers de plusieurs contributions. On y parle d’animaux urbains, notamment les martinets de Bruxelles (Marion Guillard) ou d’alliances interspécifiques (Jeremy Lienaert), qui deviennent monnaie courante pour résister à des projets d’expansion immobilière sur les espaces « naturels » subsistant encore au cœur des métropoles. D’autres rencontres entre humains et non humains s’y retrouvent aussi, comme les collaborations artistiques de Anna Mancuso avec des pigeons et des mésanges.
Cette rareté croissante des espaces disponibles, combinée à la multiplicité des êtres et des choses qui seraient légitimement en droit d’y inscrire leurs présences et leurs relations, pose aussi des questions culturelles et intimes. Au sein des villes et des campagnes, le développement récent et croissant de communautés d’habitat sous diverses formes – cohousing, habitats partagés, colocations, logements « kangourou », community land trusts, squats, ZADs – ne répond pas uniquement à des nécessités économiques, mais aussi à des attachements sociaux, relationnels, écologiques. Ce numéro rend compte de quelques-unes de ces expériences, dans leurs difficultés comme dans leurs potentiels. Elles sont autant des solutions pragmatiques que des laboratoires où s’élaborent de nouvelles économies de l’habiter, plus sobres en ressources et plus engageantes socialement et écologiquement, et dont certaines constituent concrètement le front des luttes pour un droit au logement digne, ou pour la défense de l’environnement.
Habiter est une pratique qui touche profondément ce que nous sommes. C’est un « trait fondamental de l’être », comme le disait Martin Heidegger |3|. Avoir réussi à encastrer ce trait fondamental dans une logique de marché n’est pas la moindre des victoires des supporters du capitalisme. Mais ce que montre ce numéro, comme bien d’autres travaux récents, c’est que le spectre des communs continue de hanter nos sociétés contemporaines, y compris au cœur de tous les dispositifs qui nous tiennent lieu d’habitats ou, pour certains, simplement de refuges.
|1| Viénet, R., La dialectique peut-elle casser des briques ? (film), 1973.
|2| Vanuxem, S., La propriété de la terre, Marseille, Wildproject, «
Le monde qui vient », 2022.
|3| Heidegger, M., Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 170-194.
Pour citer cet article
Bianchi M., « De la dialectique pour casser des briques », in Dérivations, numéro 10, septembre 2025, pp. 1-3. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-10/de-la-dialectique-pour-casser-des-briques.html
Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.