par Michael Bianchi
Pour une revue consacrée à la ville et au débat urbain, choisir de parler de la ruralité est sans doute un paradoxe, mais seulement en apparence. Le rural et l’urbain, bien que séparés et parfois opposés, présentent des destins qu’il s’agit aujourd’hui de penser ensemble, sans pour autant aplanir leurs singularités respectives. La ruralité, à l’heure du « triomphe de la ville » (pour reprendre le titre, par ailleurs discutable, de Edward Glaeser), s’affiche comme un espace où coexistent résignations et résistances, conservatismes et créativités politiques. Un espace qui continue d’être mis en question, dans ses pratiques et ses valeurs, par différents acteurs sociaux et économiques issus de la ville et plus généralement par les appropriations capitalistes, qu’il s’agisse du tourisme sous différentes formes, des plus prédatrices (comme à Durbuy ou dans le parc naturel des Deux Ourthes) aux plus respectueuses en apparence (agritourisme ou habitat touristique léger en Ardenne), de l’agriculture et de ses conditions d’existence, ou de la nature, exploitée ou consommée. La ruralité, saisie depuis la ville, est un lieu d’abondances et de restrictions bien différentes de celles que connaît cette dernière.
Certes, la campagne wallonne n’est pas la même que la campagne française. On n’y est jamais à moins de cinquante kilomètres d’une ville. Les contrastes y sont sans doute moins puissants. En Belgique, point de « désert médical » ou de « campagne profonde ». Beaucoup d’urbains sont issus de villages ruraux et nombre d’entre eux y séjournent tout en travaillant en ville. N’empêche : ces contrastes subsistent. En ruralité, la proximité de la nature est bien réelle. Les animaux sont présents, bien plus qu’en ville. Les paysages, même altérés, sont des biens communs et l’objet de nombreux conflits.
Ce numéro tente d’approcher les particularités des territoires ruraux et de ceux qui y vivent – humains ou non – sur les plans du politique, du sensible, du culturel et de l’intime. Dans ses rapports à l’urbain et aux urbains. Dans ses contacts, aussi, avec le sauvage. Quelles sont les forces invisibles qui travaillent ces espaces ruraux, et comment offrent-ils aujourd’hui des supports à la diversité des existences ? C’est ce que nous avons cherché à mieux percevoir au travers des éclairages très divers des auteurs réunis ici. On y retrouvera peut-être un peu moins de questions d’architecture. Enfin, en apparence. Car celle-ci, dans les espaces ruraux, est plus diffuse. Elle ne se borne pas aux configurations des bâtiments isolés, des villages ou des bourgs mais concerne aussi la modification des paysages, la localisation et la forme des infrastructures, des limites, des clôtures, le positionnement des équipements collectifs ; un échantillon de matières à réflexion qu’il serait bien trop simple de cantonner à de l’ « aménagement du territoire » au sens strict. Ces différentes contributions laissent apparaître, en filigrane, les thématiques politiques qui imprègnent notre temps, et qui sont aussi éclairées par quelques regards vers le passé. Trois sujets de cet ordre émergent de nos récits.
Premièrement, les ressorts humains, culturels et matériels d’un vote d’extrême droite – ici, dans les campagnes françaises en déclin –, tendance qu’il s’agit avant tout de penser, plutôt que de la considérer avec distance et mépris. Ensuite, une imprégnation difficile de l’écologie, du moins de l’écologie portée par les appareils politiques, ressentie comme une injonction morale venue de l’extérieur plutôt que comme un projet ancré et partagé – et notamment partagé entre habitants des villes et habitants des campagnes. Enfin, l’histoire, qui plonge ses racines loin dans la première modernité, d’une émancipation sociale contrariée du monde rural. Une histoire où les mouvements d’émancipation issus du marxisme se sont souvent heurtés à des structures sociales très différentes de celles du monde ouvrier – leur matrice originelle.
Comme l’a raconté Karl Polanyi dans son ouvrage La Grande Transformation, publié au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’émergence en Europe des mouvements contre-révolutionnaires – au 19e siècle – et fascistes – au 20e siècle – résulte d’une alliance de circonstance entre, d’une part, la masse d’un monde rural écrasé par la marchandisation forcée de la terre et des pratiques agricoles et, d’autre part, une aristocratie alors déclinante, mais encore bien implantée dans les campagnes et dont les valeurs – propriété, tradition, identité – sont apparues aux classes paysannes comme des refuges possibles au regard des forces écrasantes du marché. Cette lecture, trop rapidement résumée – nous renvoyons à l’ouvrage pour une lecture plus affinée –, éclaire peut-être encore, pour une part, la situation politique de nos ruralités contemporaines, du moins dans l’Hexagone. C’est la raison pour laquelle, aussi étrange qu’il puisse paraître dans une revue dédiée aux problématiques spatiales contemporaines, un regard en arrière vers le maoïsme, qui a tenté de penser ensemble villes et campagnes, apporte ici de surprenants ingrédients au débat.
Si la ville peut s’enorgueillir aujourd’hui d’héberger 56% de la population mondiale, elle n’est rien sans les territoires desquels sont extraites les ressources qui permettent de l’édifier et de faire vivre ses habitants. Ceci étant posé, et comme nous en avions déjà fait état dans notre dernier numéro au travers de la recension par Thomas Bolmain de l’ouvrage Les Métropoles Barbares, de Guillaume Faburel, nous restons convaincus de l’invalidité des théories anti-urbaines, autant sur le plan culturel que politique ou écologique. Dans le même temps, la tentation d’un regard en surplomb des villes sur les campagnes, d’autant plus prégnante qu’elle est en partie inconsciente, alimente la lecture de ces deux espaces comme des mondes opposés, alors même qu’ils sont interdépendants, irréductiblement. Le « regard urbain » – expression que nous empruntons à Benoît Coquard, dans le grand entretien que nous publions dans ces pages –, doit donc améliorer sa propre compréhension des dimensions existentielles du rural, au-delà des visions économiques qui interprètent les territoires comme des ressources ou, à l’inverse, des représentations qui les fétichisent en échappatoires des perversions de la ville. À cet élargissement du regard urbain, nous espérons contribuer ici à notre manière.
Pour citer cet article
Bianchi M., « Regards urbains pour le rural », in Dérivations, numéro 9, septembre 2024, pp. 1-3. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-9/regards-urbains-pour-le-rural.html
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