Dérivations

Pour le débat urbain

« Préparer » les villes au siècle des limites ?

Entretien avec Frédéric Keck

De quelles ressources disposent les territoires urbains pour faire face aux catastrophes sanitaires ? Eléments de réponse avec le philosophe et anthropologue F. Keck.

propos recueillis par Thomas Bolmain et Benjamin Laks

Formé à l’histoire de la philosophie, devenu anthropologue, Frédéric Keck est directeur de recherche au Laboratoire d’Anthropologie Sociale (CNRS/EHESS/Collège de France), une institution fondée en 1960 par Claude Lévi-Strauss. Les enquêtes de terrain qu’il mène depuis une quinzaine d’années le situent au carrefour de l’anthropologie de la nature, de la sociologie des risques et de l’histoire de la médecine. La pandémie de Covid-19 a mis son travail au centre de l’actualité. Après Un Monde grippé (Flammarion, 2010), Frédéric Keck avait prévu de faire paraître une version française de son Avian Reservoirs (publié au début de l’année dernière aux États-Unis). Mais la sortie des Sentinelles de la pandémie sera finalement repoussée au mois de juin 2020, en raison, précisément, d’une pandémie mondiale. Depuis lors, Frédéric Keck, scientifique pointu, est mis en demeure de se prononcer sur les sujets les plus divers, la nature du pouvoir chinois, le port du masque comme signe d’une mutation anthropologique, la mise en cage des animaux et le confinement des humains, etc. — et même, comme dans les pages qui suivent, les ressources éventuelles des territoires urbains « au siècle des limites ».

Nous avons choisi d’entamer la discussion au plus près des préoccupations habituelles de l’auteur et de rejoindre peu à peu notre thématique. On commencera donc par rappeler que les enquêtes menées par Frédéric Keck portent sur les techniques de préparation aux crises sanitaires mises en place à Taïwan, Singapour et Hong Kong suite à l’épidémie du SRAS de 2003. Elles sont l’occasion de montrer comment l’apparition d’un être invisible à l’œil nu (un virus) transforme les rapports interhumains, les rapports entre humains et non-humains, les sociétés, enfin les rapports que les sociétés entretiennent entre elles. Marchant sur les traces de personnes qui, pour des raisons diverses, notamment professionnelles, suivent les virus à la trace, il en vient donc à questionner l’horizon catastrophique auquel toutes les sociétés humaines se rapportent désormais. S’il relève que celles-ci s’y confrontent de manières différentes, en fonction des différentes visions du monde qui les distinguent entre elles, il rappelle aussi que ces confrontations ont lieu dans un cadre géopolitique mondialisé — et néolibéral — qui, lui, leur est commun. Au travers d’un bref voyage dans le temps et surtout dans l’espace, Frédéric Keck nous aide à nous représenter ce que serait une ville préparée au siècle des limites.

Prévention ou préparation, naturalisme et animisme

BL Dans plusieurs pays d’Europe occidentale, par exemple en France ou en Belgique, les mesures sanitaires mises en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19 ont suscité de nombreuses incompréhensions. D’abord critiquées pour leurs réactions tardives, les autorités ont ensuite été accusées d’en faire trop. Que dit cet épisode de notre culture du risque et de la prévention ?

FK Pour répondre, je dois d’abord faire un détour par l’enquête de terrain qui a permis de définir ces termes. Dans mon travail, j’ai observé comment la ville de Hong Kong se prépare à une pandémie et comment cette idée de préparation a redéfini l’identité même de la ville. Hong Kong — ville hyperconnectée qui dépend intégralement de flux économiques (personnes, marchandises) —, est un cas assez extrême mais représentatif de la structure libre-échangiste de l’économie mondiale. Par ailleurs, il s’agit d’un port ultra-urbanisé, mais qui est relié à des espaces ruraux, notamment des fermes de volailles et des réserves d’oiseaux sauvages : c’est là que j’ai suivi des microbiologistes qui parcourent en permanence ces territoires pour essayer de bloquer les chaînes de transmission depuis les animaux aux humains.

On jugera que cela ne dit pas grand-chose de nos villes, qui ne sont pas obsédées par le risque de la grippe aviaire. Mais je crois que le fait qu’une ville telle que Hong Kong puisse être mise à l’arrêt, pendant la crise du SRAS par exemple, et connaître une sorte de mort économique — provisoire —, est quelque chose qui nourrit notre imaginaire catastrophiste. La catastrophe, pour nous, c’est au fond l’interruption de la mobilité permanente, de la libre circulation des flux. Un virus qui vient des animaux et des espaces ruraux suspend le mode de fonctionnement normal d’une ville : voilà qui permet de prendre un certain recul sur la manière dont nous nous représentons cet état normal et ce que serait son interruption catastrophique.

BL À Hong Kong, le risque d’interruption avait une dimension existentielle, vitale…

FK Oui, un risque existentiel pour la définition du territoire lui-même, en tant que lieu de stockage, de circulation et de spéculation. Or, dans sa manière d’affronter ce risque vital, Hong Kong a trouvé l’occasion de se définir comme sentinelle des pandémies, un lieu d’attention permanente aux risques : on en vient à la notion de préparation.

BL C’est-à-dire ?

FK Mon problème, avec d’autres, c’était de comprendre la logique de la préparation de l’intérieur, tout en la contrastant avec d’autres logiques d’anticipation du futur, en particulier celle que l’on connaît bien en Europe, la prévention des risques. Notre hypothèse était la suivante. La préparation consiste à imaginer la catastrophe comme si elle était déjà là, par le biais d’un ensemble de sentinelles, c’est-à-dire de signaux d’alerte précoce, mais aussi de simulations par des exercices — une pratique qui provient de l’organisation de la défense civile, aux États-Unis (risque d’attaque nucléaire), et qui a été ensuite transférée au domaine de la santé. Ceci est bien différent de ce que l’on connaît en Europe en termes de gestion des maladies, par exemple la tuberculose ou la variole, pour lesquelles il est possible de calculer les risques d’exposition de la population.

Ces deux rationalités du futur entrent en tension autour d’une maladie émergente : on comprend alors que la prévention essaie de calculer les risques, afin d’intervenir au niveau des foyers infectieux (abattages, vaccinations), tandis que la préparation maximise les risques pour imaginer la catastrophe. Il s’agira alors plutôt de mobiliser la population afin qu’elle soit en état d’alerte permanente à l’égard de ces menaces infectieuses : quoique celles-ci demeurent imprévisibles, l’idée est que la population soit en état de réagir au moment où la menace apparaît. On voit également bien que la préparation s’adresse à l’ensemble d’une population, là où la prévention s’adresse à des groupes particuliers, les groupes dits « à risque ».

BL La logique de la préparation vous semble-t-elle plus appropriée aux temps présents ?

FK La prévention, qu’il faut rapporter au cadre de pensée pasteurien, repose sur l’affirmation d’une forte discontinuité entre le sauvage et le civilisé : elle a ainsi clairement partie liée avec le projet de construire la ville comme un lieu propre, hygiénique, en multipliant les espaces intermédiaires de contrôle du sauvage. On constate cependant que même dans les villes hyperconnectées le sauvage ne cesse de faire retour. Et à cet égard — c’est l’enseignement de la grippe aviaire à Hong Kong, ou bien des coronavirus de chauves-souris de Wuhan — on voit que la logique de la préparation permet de mieux faire face à ces menaces virales. L’approche « calculatrice » typique de la prévention suppose des fréquentations à long terme du virus par les populations humaines — comme dans le cas de la tuberculose —, alors que les problèmes rencontrés aujourd’hui relèvent de catastrophes internes aux populations animales elles-mêmes (augmentation ou extinction massives) ayant un impact rapide sur les populations humaines : dans cette mesure, en effet, la préparation me paraît mieux adaptée. On ajoutera que, dans le cas des épidémies, ce qui est requis de la population, ce sont aussi des gestes appliqués à son propre corps (masques, etc.) : or je crois que la logique de la préparation nous y dispose en quelque sorte davantage, parce qu’elle contribue à prendre conscience du rapport entre des causes environnementales et son propre corps.

TB En vous référant au livre de l’anthropologue Philippe Descola Par-delà nature et culture (2005), il vous arrive de faire correspondre la préparation à ce que cet auteur nomme l’ontologie « animiste » et la prévention à ce qu’il identifie comme l’ontologie « naturaliste ». Le naturalisme, typique de la pensée occidentale, repose sur l’idée d’une coupure nette entre nature et culture, entre les humains réputés rationnels et les autres formes de vie — le « cadre pasteurien » évoqué à l’instant est exemplaire —, là où l’animisme souligne la continuité, ce qu’il y a de commun entre toutes les formes de vie. Si l’on revient sur la manière dont la crise a été gérée en Europe et en Asie dans le but de comprendre pourquoi elle l’a été selon des manières différentes, plus ou moins efficaces, plus ou moins consensuelles, insisteriez-vous sur des raisons d’ordre « politique » (régimes plus ou moins autoritaires ou démocratiques) ou, plus fondamentalement, sur des raisons « ontologiques » ?

FK La translation de la logique de la préparation du problème nucléaire aux États-Unis au problème sanitaire en Chine est un point de départ de mon enquête. Dans ce passage se sont révélés des enjeux scientifiques (luttes d’experts en santé afin de capter des investissements jusque-là destinés à la défense militaire) et politiques. On s’est par exemple demandé si la Chine allait se montrer capable de contrôler les épidémies comme l’Occident le fait depuis deux siècles : et l’on a effectivement vu que la crise du SRAS a conduit l’État chinois à maîtriser la maladie sur son territoire et à investir les arènes internationales (OMS). Évidemment, cet État à l’histoire très longue n’a pas grand-chose à apprendre en matière de gestion des épidémies, notamment parce qu’il dispose de techniques d’(auto-)surveillance de sa population très efficaces. Reste donc l’enjeu ontologique. Car, de fait, la préparation, ce n’est pas seulement le quadrillage bio-sécuritaire de la population en vue d’épidémies éventuelles, c’est aussi une prise en compte de vulnérabilités partagées entre les humains et les animaux ; la question est alors de savoir si les Chinois y sont plus disposés du fait de leur tradition ontologique et historique.

C’est là que m’ont intéressées les controverses et les négociations entre les moines bouddhistes et les ornithologues, les birdwatchers : ces derniers, qui relèvent d’une tradition plutôt naturaliste, ont vu que leurs lieux d’observation (réserves naturelles) situés aux limites des villes étaient fermés par les autorités, tandis que les moines, pour des raisons liées à leur croyance dans la réincarnation des âmes, relâchaient des oiseaux parfois infectés au cœur même de ces villes. J’ai alors commencé à développer l’idée que, dans la préparation, il faut prendre le point de vue des animaux, et que ceci peut être fait à la manière des bouddhistes, en vue de la réincarnation des âmes, mais également par le biais de moyens technologiques complexes (gps, etc.) qui permettent de suivre les animaux et d’interpréter leur disparition, par exemple, comme le signe d’une menace pour nous. On constate donc qu’en Asie les ornithologues vont retrouver une ontologie de style plus animiste — qui correspond au fond aux peuples de chasseurs —, afin de prendre le point de vue de l’animal et d’éviter sa mise à mort (l’éradication par abattages à laquelle conduit chez nous la prévention). Or, dans un cas — « préparation animiste » — le problème sera pris en charge au cœur de la ville, dans l’autre — « prévention naturaliste » — il sera repoussé en-dehors de celle-ci. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment un problème concret impose des alliances entre des traditions ontologiques différentes. Dans le contexte chinois — qui n’est ni animiste, ni naturaliste, mais, toujours dans la terminologie de Descola, « analogiste » — on voit des scientifiques, dont la pratique repose sur l’idée d’une séparation entre nature et société, homme et animal, mettre à profit des techniques animistes — suivre l’animal à la trace, prendre son point de vue — et finalement contribuer à implanter dans les villes elles-mêmes une logique de la préparation.

Effondrement, crises, limites

BL Nous sommes dans une situation relativement inédite si on la compare aux douze derniers millénaires : depuis l’invention de l’agriculture, de nombreuses sociétés ont disparu de manière localisée ; désormais, nous devons faire face à des menaces de plus en plus précises qui, potentiellement, mettent en question l’existence de l’humanité en général. Il ne s’agit plus d’une société particulière qui s’avère incapable d’entretenir sa propre complexité, mais d’une espèce animale évoluant dans un environnement tel qu’il ne lui permet plus d’assurer sa subsistance et sa reproduction. Cette question nourrit-elle votre propre pensée ?

FK C’est encore une fois à partir de Hong Kong que j’envisagerais le problème. Cette ville est hantée par le spectre de l’effondrement : c’est une ville récente, construite à l’ombre d’une civilisation très ancienne, qui vit en permanence avec la possibilité d’être écrasée par la patte du dragon chinois. La Chine, elle, n’est pas hantée par l’effondrement, notamment parce qu’elle s’appuie sur une tradition plusieurs fois millénaire de construction d’un État fort et centralisateur. Hong Kong, au départ un simple village de pêcheurs, voit bien sa dépendance envers une économie exponentielle et finalement destructrice — les maladies infectieuses étant un signe parmi d’autres de ce caractère destructeur. Alors, qu’est-ce que cela fait de considérer les débats actuels autour de l’effondrement en anthropologue, et à partir d’un lieu tel que celui-là ? On peut prendre le cas de Jared Diamond — l’auteur de Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, en 2005 — et rappeler que celui-ci, qui est entre autres choses ornithologue, a d’abord théorisé l’effondrement à partir de l’effet des épidémies sur le Nouveau Monde.

Les scénarios, qui émergent à partir des années ’70, d’une multiplication des maladies infectieuses — en raison de la production industrielle de viande, de la déforestation, etc. — deviennent d’autant plus crédibles, d’un point de vue imaginaire, qu’ils s’appuient sur le souvenir plus ou moins refoulé de l’effondrement des civilisations amérindiennes. On a là quelque chose, un moment du passé, qui contribue à rendre crédible l’idée que nous sommes désormais pris dans un grand bouleversement, aussi important que la révolution néolithique, au moins en ce sens que les coévolutions que nous avons connues avec les animaux et les microbes sont altérées et qu’il va falloir les rétablir sur de nouvelles bases. Ce qu’à titre personnel je trouve passionnant, c’est comment cette grande rupture, au cœur de l’imaginaire occidental, entre l’Ancien et le Nouveau Monde, et l’effondrement des civilisations qui composaient celui-ci sous la pression de celui-là, est comme déplacée et réinventée sous la forme d’une petite coupure entre une ville, une ex-colonie britannique, et le continent chinois. L’intérêt du travail de Diamond sur l’effondrement, à mon sens, c’est en fait moins la causalité globale à laquelle celui-ci obéirait, que les déclinaisons locales auxquelles il donne lieu.

BL Mais c’est pourtant bien la possibilité d’un effondrement global que nous soulevons ici ! Et non pas simplement l’impossibilité, pour une société donnée, de se montrer plus compétitive que son voisin, comme dans le cas de Hong Kong et la Chine…

FK Je pense que c’est justement un des effets du paradigme de l’effondrement : des phénomènes jusque-là décrits en termes de compétition — compétition entre les populations européennes et amérindiennes pour l’espace du continent américain — sont maintenant perçus comme des phénomènes globalisés du fait de l’interdépendance de toutes les sociétés entre elles. Que l’effondrement d’une société paraisse annoncer l’effondrement de l’humanité tout entière me semble assez nouveau. Du coup, le rapport de Hong Kong et de la Chine ne doit sans doute pas être pensé en termes de compétition : c’est plutôt que l’effondrement possible de Hong Kong, qui est très fragile, pourrait annoncer l’effondrement de toute l’humanité parce que la pression qu’elle exerce sur son environnement est décidément trop forte ; et, dans ce cas, la Chine elle-même devient hantée par la possibilité de sa propre disparition, dans la mesure où cet immense pays est en fait extrêmement dépendant de ce territoire minuscule et récent pour accéder au marché global.

TB Après tout, il n’est pas tellement étonnant qu’un scientifique attaché à penser des cas singuliers résiste quelque peu à s’approprier la notion d’un effondrement global… Peut-être la notion de crise — indissociablement écologique et économique — vous paraît-elle plus maniable ? Brutalement dit : une gestion de la crise écologique menée dans le cadre économique et politique existant (le capitalisme y trouvant l’occasion de sa régénérescence) vous paraît-elle possible ?

FK Le concept de « crise », dans ma pratique, je l’ai d’abord rencontré sous la forme de la « crise sanitaire » : qu’est-ce que la gestion de crise du point de vue des experts en santé ? Ce qui apparaît assez vite, c’est que la gestion de crise doit être envisagée comme un des outils de management du capitalisme : lorsqu’un défaut affecte le système de production, ce qui entraîne une baisse de la consommation, il s’agit d’intervenir de manière fine afin de relancer la consommation en redonnant confiance dans le système.

Mais ce que la crise du Covid-19 montre plus spécialement, c’est que la crise sanitaire doit elle-même être mise en rapport avec la catastrophe environnementale, qui relève pour sa part de causalités de long terme. Il faut le noter, ces différentes crises s’emboîtent, mais selon des temporalités différentes, plus ou moins longues (réchauffement climatique) ou courtes (crise sanitaire) : la pandémie actuelle, ce n’est pas seulement l’effet de pratiques données dans des marchés traditionnels, c’est aussi l’effet des transformations du mode de production chinois et de ses conséquences environnementales. À la limite, cette temporalité très longue nous oblige à penser la crise sanitaire, non pas seulement comme l’effet de contradictions internes au développement du capitalisme, mais en fonction de causalités environnementales profondes, qui remontent à notre manière de domestiquer les animaux depuis le Néolithique ; ce sont des choix très anciens posés par l’homme dans son rapport à la nature qui reviennent de la sorte en question. Ceci nous introduit à l’idée que d’autres choix, d’autres alternatives « ontologiques » sont à l’ordre du jour — c’est ce que suggère l’observation de petits groupes qui entretiennent avec les animaux un rapport non marchand. Après, le problème de la valeur, et de la manière dont le capitalisme intègre les crises afin de créer de la valeur, demeure central. Finalement, j’en arrive à faire l’hypothèse que si le capitalisme veut intégrer les crises sanitaires et environnementales qu’il contribue à provoquer, c’est aux conditions de la domestication issue de la révolution néolithique qu’il faut revenir. À la suite de Mauss — ou de travaux comme ceux de Catherine Larrère ou de Jocelyne Porcher — il me semble que le paradigme du don/contre-don (l’animal échange sa viande contre des soins) doit être réinterrogé et revalorisé. Les crises, aux causalités multiples, que nous affrontons, nous confrontent d’une part à des alternatives « ontologiques », elles nous suggèrent d’autre part de questionner les sources « solidaristes » de l’économie.

La ville au siècle des catastrophes

BL Qu’est-ce que cela signifie pour une ville d’être mise sous contrainte, quelle vie peut s’y développer « au siècle des limites » et comment voyez-vous l’adaptation des sociétés humaines urbanisées dans ce contexte ?

FK Prenons une technique que j’ai étudiée dans le cadre de la préparation : le stockage de biens prioritaires. L’anthropologie montre que le stockage est une des fonctions premières des sociétés, une des premières sources d’inégalités, mais aussi une condition de l’accumulation d’un nombre considérable d’humains sur un même territoire. Par ailleurs, c’est l’hygiénisation, phénomène récent, qui a permis que les villes sortent des cycles de construction/effondrement auquel leur existence, jusque-là, obéissait. Bref, la stabilisation des maladies est un vecteur essentiel de l’urbanisation, tout comme le stockage de l’alimentation. C’est aussi pour cela que, dans le contexte actuel, la question du stockage de biens dans le but de prévenir des maladies me paraît importante : parce qu’elle va à l’encontre de la logique des flux qui est cœur de l’économie libérale, mais qui fait aussi sa limite, sa fragilité. C’est une manière de mettre en perspective le débat actuel sur notre impréparation face à la pandémie : dans une économie des flux, le stockage est coûteux, donc peu valorisé. La question, pour moi, est donc de savoir comment les villes vont continuer à accomplir leur fonction (historique) de stockage, dans un moment où celle-ci se révèle à la fois particulièrement nécessaire — du point de vue des limites que nous atteignons — mais peu valorisée — du point de vue du fonctionnement normal du système.

C’est la notion de réservoir qui m’aide à poser ce problème. J’ai été fasciné par ce fait que, à côté des villes, qui sont les lieux à protéger, il y a des « réservoirs à virus » — et pas seulement dans des forêts éloignées (comme dans le cas d’Ebola), mais à proximité des villes, ainsi que l’a montré le cas de la grippe aviaire. Or je crois que l’idée de réserve à virus oblige à requalifier la notion de réserve naturelle, que l’on conçoit habituellement comme des lieux extérieurs aux villes qui permettent aux citadins de se ressourcer. Et l’intérêt des réservoirs de virus, au-delà de leur caractère effrayant, c’est aussi la diversité des espèces animales qui y coexistent, diversité dont l’absence, précisément, et y compris dans les réserves naturelles, est une importante cause environnementale des crises sanitaires passées et à venir. L’avenir des villes au siècle des limites, il faut je crois l’envisager, au centre des villes, à partir de la reprise du problème du stockage, et aux marges de la ville, dans la rencontre plus ou moins risquée, plus ou moins conflictuelle, avec des réserves de biodiversité.

En fait, la logique émergente de la préparation, dont les possibles dérives biosécuritaires sont connues, propose aussi et dans le même temps d’utiles ressources pour faire face à la crise environnementale. L’intéressant, ce serait de voir les pratiques de « réserve » et de « stockage » être transformées par leur intégration au sein d’une logique de la préparation — plutôt que de la prévention.

BL Qu’est-ce qu’une ville « préparée » au siècle des limites ?

FK C’est une ville qui a conscience de ses stocks et de leurs vulnérabilités, alors qu’elle semble se définir par la variabilité de ses flux. La ville est un lieu d’accumulation permettant d’atténuer le cycle des saisons en garantissant des ressources permanentes, mais elle rencontre aussi ses propres limites dans la façon dont elle anticipe la finitude de ses stocks. J’ai été notamment très frappé en travaillant au musée du quai Branly à Paris de voir que les réserves d’objets patrimoniaux faisaient l’objet d’un plan de prévention des risques d’une crue de la Seine avec des exercices de préparation définissant les objets prioritaires en cas d’évacuation.

TB Feriez-vous vôtre l’idée selon laquelle les villes continueront de jouer un rôle essentiel dans le cadre de crises dramatiques ? Qu’elles représentent elles-mêmes un « réservoir » dans lequel puiser des attitudes, des manières de s’adapter tant bien que mal au contexte « contraignant » qui est le nôtre ?

FK Oui, je reste un partisan de la ville — mais la ville, c’est à partir de l’idée de diversité telle que je viens de la développer que je l’envisage. De diversité, et de rencontres. C’est pour ça que l’idée « classique » de réserve naturelle, ou celle d’une écologie alternative qui se pratiquerait à distance des territoires urbains, m’intéressent moins que le projet de transporter à l’intérieur de la ville et aux limites de celle-ci cette idée de réserve, à la fois lieu de ressources et de vulnérabilités.

BL L’idée de recolonisation des campagnes ou d’exode urbain est aujourd’hui présente dans une part de la pensée écologique. On peut cependant penser que l’ensemble des espaces disponibles ont déjà été colonisés, et l’on ne voit pas l’utilité « organisationnelle » de coloniser davantage des espaces subissant déjà de fortes pressions… La civilisation maya s’est effondrée, mais la population a pu trouver refuge dans les forêts ; cette possibilité, dans notre cas, semble barrée. Qu’en pensez-vous ?

FK C’est la question du rapport rareté/abondance que vous soulevez. Marshall Sahlins — dans Stone Age Economics, en 1972 — a montré que les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont des sociétés d’abondance et non de rareté. Philippe Descola suggère pour sa part que, dans ces sociétés, on a des modes symboliques de gestion de la maladie très viables, qui lui donnent une place au sein d’un écosystème assez stable, sans pour autant la faire disparaître. Bref, dans des communautés autarciques de ce style, les problèmes de la rareté et de la maladie se posent, mais sans s’appuyer sur les ressources « ontologiques » déployées par les villes qui, elles, reposent sur la coupure nature/société. Mais là aussi, il y a du « bougé » : j’habite un village hors de Paris, et je participe à une expérience en permaculture dans laquelle on cherche à anticiper certains effets du réchauffement climatique du point de vue des espèces sélectionnées. Ce qui me frappe dans cette expérience c’est la coexistence d’un idéal d’abondance (enrichissement des sols, diversité des plantes) et d’une gestion de la rareté (par exemple la raréfaction de l’eau). L’avenir des villes au siècle des limites se loge dans ces expériences de circulation entre l’intérieur et l’extérieur des villes, l’exploration de leurs espaces liminaires, et dans l’introduction en leur sein d’une diversité qui leur est extérieure, et réciproquement.

BL Marshall Sahlins décrit des populations dont les pratiques de subsistance sont liées à des densités de population plusieurs centaines de fois inférieures aux sociétés contemporaines qui vivent de l’agriculture. Il me semble très difficile de suggérer que nous pourrions dans ce contexte nous inspirer d’eux, alors que les problèmes que nous rencontrons ne sont absolument pas de même nature. Pour le dire très concrètement, notre difficulté réside dans le fait que nous devons trouver le moyen de nourrir des milliards de personnes, ce qui impose de maintenir une production agricole élevée, mais dans un environnement transformé de manière radicale et avec des contraintes d’espace et d’énergie qui vont croître. C’est à cet endroit que nous interrogeons l’avenir des sociétés urbaines et la manière dont elles vont devoir affronter ces problèmes dans un contexte qui leur est propre. Qu’en pensez-vous ?

FK La taille démesurée des villes nous fait en effet changer d’échelle dans les techniques d’anticipation. Alors que les chasseurs pouvaient se porter directement vers les animaux pour se préparer aux événements à venir, nos sociétés urbaines doivent multiplier les dispositifs sentinelles pour assurer la chaîne de production et de consommation en chacun de ses points. J’ai ainsi montré que la biosécurité était une norme appliquée en plusieurs lieux de la ville de Hong Kong : les fermes, les marchés, les douanes, les hôpitaux, les laboratoires…

TB La ville au siècle des limites renégocie donc son rapport à ses propres limites (spatiales) et se transforme concrètement, mais peut-être aussi « ontologiquement », au fil de cette expérience : c’est une épreuve de ce type qui a fait de Hong Kong une « sentinelle des pandémies ». Les notions de stockage et de réservoir vous ont permis d’aborder la question d’un point de vue concret ; reprenons-la dans une perspective ontologique. Pour les sociétés occidentales, la préparation à la vie au siècle des limites implique-t-elle le basculement dans un autre cadre ontologique (Descola estime que le naturalisme est « épuisé »…) ou bien le naturalisme dispose-t-il de la capacité de se transformer en s’autocritiquant — ainsi que l’histoire de la discipline anthropologique elle-même pourrait le suggérer ?

FK Je pourrais peut-être aborder la question à partir de l’objet « marché » (d’animaux), ces endroits qui sont perçus comme destinés à la gestion des flux et à la production de valeur, alors qu’ils sont aussi des lieux où se négocient les rapports de la vie et de la mort, et donc également des rapports de don et de contre-don au sens où je les évoquais tout à l’heure…

TB …le marché, comme le montrait Polanyi dans The Great Transformation (1944), c’est aussi le lieu qui, une fois qu’il cesse d’être mis au service de la société, qu’il se « désencastre » et s’autonomise, constitue la condition historique de possibilité d’Homo œconomicus, lequel Homo peut bien être tenu responsable de certaines difficultés qu’il nous faut aujourd’hui affronter… Le marché, alors, comme institution capable de se réinventer, à l’aune de la catastrophe que le marché a contribué à créer ?

FK C’est au fond ce que suggère Anna Tsing dans The Mushroom at the End of the World (2015). Les processus d’extraction, de sécurisation, etc., nécessaires au fonctionnement du marché, ne produisent pas simplement de la valeur d’échange : le fait que des espèces animales ou végétales deviennent plus rares, donc plus valorisées, cela crée aussi des niches où s’inventent des pratiques de production et de consommation tout à fait étonnantes au regard des normes du marché.

TB En même temps, ces niches, par exemple le champignon matsutaké, sont surtout l’occasion de développer des pratiques de survie qui ne concernent pas des collectifs humains numériquement importants… Or les questions que nous tentons d’élaborer — et c’est pourquoi le thème urbain est selon nous central, la majorité des humains vivent en ville — s’ancrent dans la conviction que des manières de faire ajustées à « la fin du monde » ne peuvent seulement concerner des minorités marginalisées (par choix ou par contrainte), surtout si elles persistent à viser l’émancipation et l’égalité.

FK C’est en effet la limite de la dimension du marché, qui ne connaît que des individus liés par des rapports d’échange, et non pas des collectifs. Plutôt que de se débrouiller au milieu des ruines, c’est la volonté de faire territoire qui vous intéresse ?

BL C’est exactement ça. Comment on s’y prend concrètement, à quelle condition, et quel prix cela implique. On se demande aussi, très simplement, pourquoi la civilisation urbaine s’est développée de manière exponentielle, en dépit de ses aspects néfastes…

FK Sans doute pour des raisons qui ne sont pas seulement matérielles, mais aussi philosophiques : la ville, c’est quand même le lieu où se conquiert et où s’expérimente la liberté (de penser par soi-même, de parler publiquement, etc.). C’est l’émergence des villes franches, des villes comme lieux de rencontres et de mélanges (foires, etc.)… Même l’exode rural qu’entraîne la révolution industrielle révèle la ville comme un lieu où s’expérimente progressivement la liberté — quoique l’expropriation puis l’exploitation soient évidemment dans ce cas les conditions réelles des aventures de la liberté. Mais enfin, je reste fidèle à cette idée, qui explique selon moi leur succès historique, selon laquelle les villes sont le lieu où s’invente et s’éprouve la liberté, d’abord individuelle, celle qui s’exerce dans la rencontre aléatoire avec l’autre, mais aussi collective — en dépit des contraintes que l’État fait peser sur elle. Le cas de Hong Kong est ici aussi exemplaire.

TB Bref l’espace public, comme lieu de débat infini et de libre critique, dont le réinvestissement implique nécessairement la réinvention, la refonte. Il me semble que l’on a là une figure de ce que je cherchais à identifier tout à l’heure, d’un point de vue « ontologique » plutôt que concret, comme l’aptitude à la transformation par l’autocritique de certains produits du naturalisme ou, plus simplement, de la modernité…

FK L’espace public doit devenir le lieu où se discutent les alternatives possibles à notre mode de vie et de pensée — or d’autres possibilités, c’est ce que l’anthropologie nous met sous les yeux. Et j’observe que l’espace public est en train de s’ouvrir à des alternatives très larges.

TB Dans ce cadre, et pour finir, comment interprétez-vous le fait que la transformation de Hong Kong en véritable « sentinelle des pandémies » a récemment coïncidé avec un important mouvement de contestation populaire et d’occupation de l’espace public ?

FK Le mouvement récent de manifestation dans l’espace public et d’occupation des universités à Hong Kong a confirmé mes hypothèses sur l’identification entre les citoyens de Hong Kong et des êtres de l’environnement qui leur permet de résister à leur mise sous contrôle : des slogans comme « Ba water » ou « Blossom everywhere » soulignaient la volonté des manifestants d’échapper au pouvoir pastoral chinois. Pendant vingt ans les oiseaux-sentinelles ont permis aux citoyens de Hong Kong de défier de façon codée le pouvoir chinois, à travers le langage des mutations virales, alors qu’ils le défient aujourd’hui ouvertement en réclamant les droits de vote et d’expression. J’espère que le sacrifice, qui reste une option très forte dans la cosmologie chinoise, ne sera pas choisi par les deux partis pour résoudre ce qui est bien à mes yeux un conflit ontologique ouvert.

Pour citer cet article

Bolmain T., Laks B., « « Préparer » les villes au siècle des limites ? », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 60-68. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/preparer-les-villes-au-siecle-des-limites.html

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