Dérivations

Pour le débat urbain

Demain l’urbain

Ce numéro de la revue Dérivations, le septième, a été conçu au cœur du mois de juillet 2020 : ce soir-là, il faisait très chaud. Cependant, on s’en souvient peut-être, nous pensions alors respirer quelque peu, après le confinement, très dur, du printemps précédent. Las ! Pour l’essentiel, les travaux présentés ici — articles de fond et textes littéraires, photographies, dessins — ont été pensés, écrits, relus et discutés durant le second confinement, certes plus dolent, qui se poursuit depuis l’automne. Bref, Dérivations 7 est le produit d’un temps difficile, et comme perdu, au sein duquel non seulement la fréquence, mais aussi la qualité des rapports sociaux, s’est plutôt amoindrie, et où la possibilité de se déplacer, donc de se mettre à l’épreuve de situations et d’idées nouvelles, a été strictement limitée.
On ne se plaint pas. Après tout, si les conséquences pénibles de la gestion étatique — risible, mais dramatique — de la crise du Covid-19 sont quelquefois vécues comme une rupture, une cassure historique (on parle bien d’un monde « d’avant » et d’un monde « d’après »), cela n’est vrai que pour une petite partie de la population mondiale, celle, jusqu’alors très privilégiée, au sein de laquelle se recrutent d’ailleurs pour l’essentiel les auteurs et les lecteurs d’une revue telle que Dérivations : des femmes et des hommes blancs, issus des classes moyennes, ayant fréquenté plus ou moins longtemps l’enseignement supérieur. Or on sait bien que pour la majorité des êtres humains — les enfants, les fous, les réfugiés, les précaires, nombre de femmes, les vieillards, tant d’autres populations interstitielles, dans tel ou tel pays — les libertés formelles garanties par les démocraties bourgeoises — en particulier la liberté de circuler, l’accès à l’espace public — n’ont jamais été que des promesses vaines, ineffectives, ou des idées vides et lointaines.
Le monde « d’après », c’est au fond le monde « d’avant » tel que l’expérimentait la majorité de la population mondiale, mais généralisé, presque universalisé. Et sauf à compter sur une cassure historique — ou une série de micro-fissures formant système — d’un tout autre style, il y a fort à parier, malheureusement, que tel sera désormais notre régime d’historicité : le temps collectif suspendu, l’espace public claquemuré. Mais l’espace-temps politique inaccessible, mort, c’est simplement l’expérience des dominés devenue modale. On rappellera simplement à ce sujet que ces mêmes dominés ont vécu plus douloureusement que d’autres — cela semble être une des lois du destin social — le mode de gestion d’une crise imposé à tout un chacun.
On conçoit que dans ces conditions délétères l’envie de fuir la réalité présente et de se réfugier dans une image idéalisée du passé et de la nature soit largement partagée. L’idée que le ver de l’effondrement et des catastrophes était d’entrée de jeu logé dans la pomme de la civilisation n’a en tout cas jamais reçu autant d’attention : untel estimera que la révolution néolithique, la domestication des animaux et l’apprentissage de l’écriture serait la cause de tous nos maux, tandis que la plupart s’accordent sur l’idée que la civilisation urbaine — pour ne rien dire de la ville moderne, la cité industrielle —, qui constituerait une dimension importante du problème, ne peut en aucun cas être envisagée comme un lieu d’invention et d’expérimentation face aux difficultés du jour. De même, on n’avait jamais vu autant de gens soutenir de bonne foi qu’il est urgent, si l’on veut vivre et penser à hauteur des catastrophes, d’apprendre la permaculture ou de s’inspirer de la vie belle et bonne des chasseurs-cueilleurs ou, à tout le moins, de renouer avec les traditions paysannes, de repeupler quelque village isolé — dont on peine d’ailleurs à se rappeler pourquoi les humains en quête d’émancipation étaient en leur temps si pressés de le déserter…
Bien sûr, lorsque l’on prend connaissance du fantasme inverse qui, lui aussi, rencontre aujourd’hui un beau succès — on pense à l’utopie néo-tech d’un capitalisme numérisé et cependant vert —, on sympathise avec ceux qui entendent se réapproprier les techniques ancestrales de la fermentation et faire paître leurs vaches en se réglant sur la courbe des étoiles ; mais on ne voit toujours pas en quoi de telles pratiques, ni, surtout, l’idéologie qui les soutient — « Retour à la terre », « Nous sommes la nature qui se défend ! » — pourraient aider d’une manière autre que marginale les humains à sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent actuellement engagés, après plus de deux siècles dominés par la logique, délirante, de l’accumulation capitalistique, et quelques décennies d’intense dé-culturation politique et morale (néolibéralisme managérial).
Dans le dossier qui constitue le cœur de ce numéro — « La ville face aux limites » —, Dérivations s’est refusé à succomber aux fantasmes régressifs, qu’ils soient nostalgiques (le noble geste paysan) ou utopistes (l’écran numérique, prolongement de la main humaine). C’est que l’on n’est guère convaincu, ici, des vertus politiques et intellectuelles de l’espérance. Il nous a paru plus utile de regarder autant que faire se peut la réalité en face et de considérer, sur un mode parfois assez technique, les ressources dont disposent les villes dès lors que l’on admet, d’une part, la réalité des catastrophes à venir, mais que l’on ne cède pas, d’autre part, sur l’idée qu’y faire face n’implique pas d’abandonner les idées de liberté et d’égalité, d’émancipation du genre humain. On constatera également que les travaux graphiques et plusieurs des textes présentés hors dossier n’ont pas davantage pour but de nous consoler de la dureté des temps présents, en favorisant la fuite dans l’imaginaire ; mais de tenter de l’élaborer, de la symboliser, de la penser.
Les temps difficiles, et perdus, dont nous faisons l’épreuve ne nous conduisent donc pas à renoncer à l’idée que la Cité constitue bien un lieu d’une importance décisive où se joue, pour une large part, l’avenir d’une humanité possiblement émancipée. Et non point seulement pour des raisons de fait ou de démographie : mais parce qu’il est exact que c’est ici, et nulle part ailleurs, que se sont d’abord dites, écrites et transmises les idées mêmes de liberté et d’égalité ; c’est ici que les humains ont appris, parfois douloureusement, que l’avenir est une dimension de l’histoire et non de la nature, qu’il est comme tel incertain, imprévisible, ouvert à l’événement, et qu’il peut aussi bien être modifié par la volonté des hommes eux-mêmes ; ici enfin qu’ils ont reconnu que l’unique moyen de s’accommoder de leur sort — une fois admis qu’il n’y a en nous nulle essence à rejoindre, à laquelle nous conformer, et nulle nature hors de nous prête à nous accueillir, où apprendre enfin quoi faire, et où aller — est de tenter l’expérience collective de l’égalité et de la liberté, c’est-à-dire de la politique. Et parce qu’il reste vrai que la politique exige aujourd’hui encore la rencontre, sur un territoire relativement large, de populations numériquement importantes, aux origines et aux buts divers mais ouvertes sur l’extérieur, sur l’étranger, et pour lesquelles l’appropriation et la réinvention de ce cadre d’existence commun constitue un intérêt vital.
Le temps suspendu, morne et languissant, qui est actuellement le nôtre est aussi celui où la formule actuelle de Dérivations sera définitivement suspendue. Dans le prochain numéro, fidèle à la conviction rappelée à l’instant, c’est sous une forme tout à fait inédite que nous continuerons d’explorer les voies qui permettront aux milieux urbains d’accueillir et de favoriser l’émancipation des êtres humains et, par suite, non-humains. D’ici là… Bonne lecture et portez-vous bien !

Pour citer cet article

Bolmain T., « Demain l’urbain », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 1-4. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/demain-l-urbain.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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