Dérivations

Pour le débat urbain

Marseille, engambi à la Plaine

La Plaine se trouve dans le centre de Marseille. Son nom l’indique clairement, c’est un plateau (plan, en occitan). Lo Plan de Sant Miquèu désignait cet espace hors les murs qui servait de champ de manoeuvre. Intégré à la ville après la démolition des remparts à la fin du XVIIIe siècle, ce vaste terrain rectangulaire fut peu à peu entouré de maisons. Au milieu du XIXe siècle, le nom fut francisé et la Plaine Saint Michel accueillit le marché de gros, en liaison avec le Cours Julien qui se trouve à quelques rues : à la Plaine se revendait tout ce qui arrivait en camion, i.e les productions de la région, au Cours Julien tout ce qui arrivait en train ou en bateau. Une fois terminé le marché de gros, au matin, le marché de détail prenait place à son tour sur la Plaine, jusqu’en début d’après-midi. Ce marché existe toujours. Par contre le marché de gros de la Plaine et du Cours Julien a été déménagé en 1972, vers le Marché d’Intérêt National dans le nord de Marseille. Les MIN furent crées dans toutes les villes françaises dans le cadre de la politique d’Aménagement du Territoire : des espaces ouverts comme la Plaine ou le Cours Julien ne se prêtaient guère à la perception rigoureuse de la toute nouvelle TVA, et de plus l’urbanisme fonctionnaliste préconisait de séparer les activités urbaines en autant de zones. La vie nocturne s’éteignit donc à la Plaine, seul le marché de détail maintenant un peu de la vie antérieure. C’est ce marché que la Ville veut à présent éliminer.

En réalité la Plaine n’était pas seulement un lieu de marché. C’était une vraie piazza : le lieu de l’urbanité par excellence, qui se définit par sa capacité d’accueillir sur un même espace des activités et des gens différents tout au long de la journée, tout au long de l’année. En période estivale elle accueillait la Foire de Saint-Lazare, qui débordait sur les rues adjacentes et attirait tous les Marseillais. Plusieurs établissements comme les salons Pélissier (où Sydney Bechet s’est produit après-guerre) ou le théâtre Chave : ils ont depuis été démolis pour laisser place à des immeubles résidentiels destinés à la classe moyenne aisée... des lieux de sociabilité extérieure laissent ainsi place à des résidences. Ce qui correspond à la vision de la Plaine dominant à la Ville après 1972... Le quartier a cependant connu une nouvelle vie à la fin des années ’80. D’anciens locaux de stockage abandonnés, des bars qui périclitaient depuis la disparition du marché nocturne, furent repris par des Marseillais audacieux, issus du milieu rock’n roll (la Plaine était aussi le rendez-vous des bikers, le vendredi soir). Les dealers d’héroïne qui occupaient la place depuis dix ans durent dégager, et une vie nocturne, bien différente de celle d’antan, put y éclore. La Maison Hantée, le Degust’, le Bar de la Plaine, le MayBe Blues, le Balthazar, l’Intermédiaire furent nos lieux d’élection. C’est là que se produisit un beau passage de témoin entre la génération du rock’n roll et celle du rap. C’est là que la quasi totalité des groupes marseillais fit ses débuts, Massilia Sound Sistem, IAM, Quartiers Nord, Lo Còr de la Plana, Dupain, etc. Les années ’90 furent des années créatives à tout point de vue, entrainant l’installation de nombreux locaux associatifs : MTP (Marseille Trop Puissant) club de supporters de l’OM antifascistes et antiracistes, l’Ostau dau País Marselhés, qui défend la culture et la langue d’oc, le Tipi, association fondée par d’anciennes toxicos marseillais pour lutter contre le SIDA qui a fait des ravages dans cette ville, et d’autres encore... C’est là que sont apparus, fin des années 1990, à l’initiative de l’association La Plaine sans frontières, les repas de quartier, le Carnaval indépendant de la Plaine-Noailles, la sardinade des Feignants le 1er mai (à l’initiative du Massilia Chourmo)... Entre toutes ces associations, des liens de solidarité très forts se sont noués.

Puis vint le retour de bâton... l’arrivée du TGV en 2000, Marseille qui, de ville maudite devient une destination branchée, les bourgeois parisiens ou lyonnais descendant acheter de beaux appartements pas chers... la Plaine n’y fit pas exception. Les loyers montaient... Entre temps, Marseille, dernière ville de l’hexagone restée prolétaire commençait à se faire écraser sous le rouleau compresseur du capitalisme immobilier. Le monstre s’appelle Euroméditerranée, il a avalé tout un pan de la ville, au bord de mer... la Joliette, Arenc, et maintenant encore plus au nord... un paysage glacial de façades verre-acier remplace peu à peu le dédale chaotique dans lequel Marseille ne s’était jamais perdue... La rue de la République fut vidée de ses habitants et de ses commerces de proximité, bradée par la Ville (qui était propriétaire de tout le bâti) à des consortiums comme Lone Star puis la Lehmann Bros... une partie des immeubles rénovés a été revendue aux acteurs et techniciens du mauvais feuilleton télévisé « Plus belle la vie »... le reste, muré. Une rue fantôme... À la Plaine, la vie continuait comme avant... le oai, comme dit ici : ce mot improbable, sans doute dérivé du napolitain guai, résume l’esprit toujours un peu frondeur de la plèbe marseillaise. Ce marché de la Plaine en est le résumé.

La Plaine Saint-Michel a perdu son nom pour devenir officiellement la place Jean Jaurés en 1924. Mais les Marseillais continuent d’appeler cette place La Plaine (Saint-Michel ayant disparu entre temps, ne laissant plus de trace qu’à travers la rue Saint-Michel et deux bas-reliefs représentant l’archange terrassant le dragon). La Plaine désigne aussi le quartier entourant la place, formés par les rues adjacentes. Sur la place proprement dite, un bâti bourgeois — c’est là que résidaient les négociants de jadis, ceux qui tenaient le marché de gros sur la Plaine et sur le Cours Julien. Dans les rues, un bâti plus modeste — c’est là que résidaient les employés et manoeuvres de jadis, ceux qui travaillaient de leurs bras et de leurs épaules sur ces marchés.

À présent que la première tranche d’Euroméditerranée est terminée (une seconde tranche étant en cours), la Ville a décidé d’entreprendre le nettoyage des quartiers du centre avec le projet Grand Centre Ville. C’est dans ce cadre que la Soleam, organisme municipal en charge du projet, a annoncé en septembre 2015 une opération de « requalification » de la Plaine1. Il s’agit d’intervenir sur toute la surface de la place, en redessinant l’espace. Le coeur du projet semble bien le marché : il s’agirait d’en réduire l’emprise au sol, et d’impulser une « montée en gamme » des étalages qui subsisteraient. La surface dégagée serait occupée par des terrasses de bar permanentes (alors qu’actuellement les modestes terrasses se retirent aux horaires de marché pour laisser place aux forains). Autrement dit, la Ville entend faire de la Plaine un espace de consommation touristique, dans une logique marchande déjà éprouvée à la Joliette, sur le Vieux Port rénové etc.

Actuellement le marché de la Plaine est consacré pour environ 15 à 20 % à de l’alimentaire, le reste se répartissant entre le tissu, traditionnellement vendu au nord de la Plaine par des Gitans, et les fringues bon marché ; plus récemment, de la droguerie et de la quincaillerie. Les forains, qui arrivent à 6 h du matin et repartent vers 14 h, pour la plupart résident en dehors du secteur ; ce marché constitue l’essentiel de leur chiffre d’affaires, généralement modeste. Ce sont des travailleurs formellement indépendants, mais en réalité dépendants de l’arbitraire municipal, qui peut révoquer leur emplacement d’un jour à l’autre — ce qui n’a pas été sans effets sur la difficulté à mener des actions communes avec eux... Ces forains, tous Marseillais, sont assez représentatif de la richesse ethnique de la ville : Italo-Provençaux, Arabes, Juifs, Arméniens, Gitans, chaque groupe étant plus ou moins spécialisé dans un type de produits.

L’argument de la Soleam est que le marché de la Plaine « vend beaucoup de merde » (dixit Marie-Louise Lota, adjointe au maire chargée des espaces publics, lors d’une visite éclair en décembre 2016). De fait, le marché a suivi la paupérisation générale du centre ville depuis les années ’80. Tel forain nous raconte ainsi que ses parents, d’origine arménienne, fabriquaient eux-mêmes les vêtements qu’ils vendaient à la Plaine : quand il reprit leur emplacement, il dut se spécialiser dans la fabrication de jean’s, qu’il écoulait au même endroit ; puis, avec l’arrivée du textile chinois il devint impossible de tenir le coup, et à présent il vend... du textile chinois bas de gamme et bon marché. « Ce sont eux, avec leurs mesures commerciales, par exemple d’ouvrir le marché européen aux produits chinois, qui ont rendu impossible de travailler proprement, qui viennent à présent nous reprocher de vendre du bas de gamme ! » dit-il à propos des élus (la majorité municipale de Marseille est UMP). La conclusion est évidente : on vend au marché des produits que, dans la France, les gens vont généralement acheter dans les grandes surfaces. Que des forains puissent vendre en plein air du shampooing ou des produits d’entretien à 1 € semble déplacé aux élus qui fantasment sur un marché « typique & pittoresque », autrement dit un marché de produits dits de qualité — où l’on vendrait un cube de savon de Marseille bien empaqueté et joliment présenté à 6 €, quand il est vendu actuellement nu et brut à 2 €. La classe politique locale est dans une logique de mise en scène de l’espace, et considère qu’une place aussi centrale devrait attirer un autre type de clientèle : Gérard Chenoz, le président de la Soleam, disant clairement qu’il voulait attirer les touristes à la Plaine. Dans leur logique, un marché doit fonctionner comme une représentation idéale des produits régionaux, attirant les visiteurs en quête d’exotisme. Ils sont évidemment incapables de comprendre que ce marché, tel qu’il est actuellement, vendant beaucoup de produits bas de gamme et bon marché, est, de par son animation, son joyeux chaos bien organisé, quelque chose qui en soi vaut le déplacement...

L’Assemblée de la Plaine s’est constituée en 2012 pour lutter contre l’installation des caméras de videosurveillance dans le quartier, et dans Marseille en général |1|. Elle a menée plusieurs actions de sensibilisation. Lors d’un défilé d’inspiration carnavalesque, en mai 2012, une dizaine de caméras furent détruites, en plein jour et sans que la police puisse arrêter qui que ce soit. L’année suivante, alors que Marseille était « Capitale Européenne de la Culture », le Carnaval indépendant fut littéralement nassé par la BAC et par les CRS, sous prétexte de ces destructions. En 2014, la police finit par intervenir brutalement, provoquant des affrontements lors du bûcher final. L’Assemblée de la Plaine assura la solidarité avec les personnes arrêtées et condamnées, et mena une série d’actions sur la Plaine en faveur du Carnaval, maintenant une campagne de protestation jusqu’à l’édition de 2015, qui attira trois fois plus de monde qu’auparavant. En 2016, cette affluence accrue se confirma et cette fois-ci ce fut la Soleam. qui constitua le Caramentrant, qui fut jugée lors du procès final puis brûlée.

Il faut savoir que ce Carnaval indépendant existe depuis 1999, ayant été créé par l’association La Plaine sans frontière, dont l’actuelle Assemblée s’est en partie inspirée ; ce Carnaval ne fait jamais l’objet d’une demande d’autorisation auprès des autorités, et il ne veut surtout pas être subventionné. Le carnaval se rassemble sur la partie sud de la Plaine, puis part en défilé par la rue Saint Michel en direction du quartier voisin de Noailles, situé en contrebas, où il fait plusieurs arrêts sur des places, et enfin remonte sur la Plaine par la rue des Trois Mages et termine sa trajectoire sur la partie nord de la Plaine, où ont lieu le procès et le bûcher. Le Caramentrant est une figure en bois et papier peint, de plusieurs mètres de haut, qui représente tout ce qui, durant l’année précédente, a révolté les gens. Euroméditerranée, le journal local La Provence, le maire du IV/Ve arrondissement, MP2013 capitale européenne de la culture, l’incinérateur de Fos sur mer, les horodateurs municipaux et d’autres encore ont ainsi été représentés, jugés et brûlés depuis 1999, les carnavaliers dansant d’interminables farandoles et tarentelles autour du bûcher. La Ville fermait les yeux, mais depuis 2012 le Carnaval en est venu à assumer, par rapport à la politique urbaine de la Ville, une dimension conflictuelle qui n’est plus seulement symbolique... Cette année, la presse locale s’est faite clairement l’écho de cette dimension violemment hostile à Jean-Claude Gaudin, l’actuel maire (LR) de Marseille.

À partir de septembre 2015, l’Assemblée de la Plaine a organisé une série de réunions et d’ateliers d’information sur le projet Soleam, jusqu’à lors officiellement non divulgué. La Ville organisa en retour plusieurs ateliers de consultation, en novembre et décembre, dont l’organisation fut confiée à un cabinet de consultants parisiens, Res Publica. Les séances, limitées à cent personnes (pour un quartier qui brasse des dizaines de milliers de gens) furent extrêmement houleuses, les gens de l’Assemblée ainsi que d’autres habitants contestant bruyamment le contenu et la logique du projet Soleam face aux élus crispés et à des consultants parisiens visiblement dépassés. Les forains participèrent aussi à cette contestation, dont la presse locale se fit l’écho. Plusieurs défilés de protestation eurent lieu le samedi dans le marché, derrière la banderole « Gardarem lo mercat ! »2, sous les applaudissements des forains. Ceux-ci, à la quasi-unanimité, étaient sortis ulcérés des réunions de pseudo-concertation organisées par Res Publica : « Pour eux de toutes façons nous ne sommes que des gueux, on compte pour rien, ça les gêne pas de nous jeter à la poubelle comme des encombrants etc. » Le seul résultat positif de cette concertation fut que le responsable de la Soleam dut s’engager publiquement à publier le cahier des charges qui allait être remis en janvier 2016 aux quatre bureau d’études chargés de préparer un projet (trois étant basés à Paris et un à Valence).

Il fallut tirer l’oreille à la Soleam, mais celle-ci finit par rendre public ce cahier en mars 2016. Les bureaux d’études ont remis leur projet le 15 juin, et la Soleam devra trancher en octobre et choisir celui qui lui convient. L’Assemblée de la Plaine a adressé une lettre, courtoise et argumentée, à chacun des cabinets, les avertissant de ce qu’un projet contraire à l’esprit du quartier ne rencontrerait que de l’hostilité tant de la part des habitants que des habitués. Cela sans guère d’illusions, mais au moins les architectes ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas...

Entre temps s’était produit l’affaire des tables... En décembre 2015, lors d’une journée d’information sur le terre-plein central, un groupe de jeunes (qui participe à l’Assemblée) avait installé deux tables avec des bancs, en bois et cimentés à la base, un bel ouvrage du dire même de charpentiers professionnels. Du jour au lendemain, ces tables et ces bancs, inaugurés en fanfare, étaient devenues un lieu de rendez-vous pour beaucoup de gens, habitants comme habitués de la Plaine : à toute heure du jour et même la nuit, adolescents, immigrés, joueurs de dames, musiciens, étudiants en lutte, l’utilisation témoignait de façon éloquente du fait que cet équipement sauvage répondait à un besoin dans le quartier. La tendance générale, au niveau des chantiers de réaménagement de l’espace urbain, étant au contraire de faire disparaître les bancs publics...

Quelques jours après le Carnaval, environ 70 flics municipaux, munis de leurs nouveaux équipements (flash-ball, gazeuses géantes, et même tasers) investirent le centre de la place pour permettre à deux ouvriers, manifestement engagés au noir, de venir démonter à coups de disqueuse les bancs et les tables. Les gens alertés par sms accoururent, et essayèrent de sauver la seconde table en se cramponnant aux bancs... la scène a circulé amplement sur les réseaux sociaux, qui montre les flics de Gaudin tabasser et gazer des gens assis... L’adjoint au maire responsable de la police municipale justifia l’intervention par le fait qu’il s’agissait d’une appropriation privée de l’espace public par un petit groupe de gens, les mêmes qui le dimanche précédent avaient endommagé des caméras de vidéosurveillance lors du carnaval... L’indignation fut telle devant cet acte de vandalisme policier que, un mois plus tard, au cours d’une nouvelle journée festive et d’information organisée par l’Assemblée, de nouvelles tables et de nouveaux bancs furent installés : cette fois, ce ne furent pas deux mais six tables-bancs. Au jour d’hui, ils sont très fréquentés...

Le 23 juin, l’Assemblée de la Plaine a manifesté devant les locaux de la Soleam, sur la Canebière, pour rappeller ses exigences. Reste à voir si le projet retenu et annoncé à l’automne prochain trouvera les financements annoncés (11 millions d’euros) : en effet, si c’est la Ville qui mène le projet, c’est à Marseille Provence Métropole, communautés de communes, qu’il reviendra de le financer. Et les caisses sont vides...

La Ville se trouve au diapason de ceux des résidents qui rêvent d’une Plaine réduite à un espace résidentiel. Aujourd’hui encore, la plupart des gens habitant sur la place même sont assez hostiles à l’animation qui règne sur la place et beaucoup espèrent que la rénovation fera enfin disparaître ce qu’ils considèrent comme une nuisance. Le porte-parole de ces derniers serait le Comité d’Intérêt du Quartier, qui ne s’est pourtant pas manifesté publiquement à propos de ce projet, préférant les contacts privés avec certains élus. Les CIQ sont des structures créés par Gaston Defferre, qui constituent traditionnellement une courroie de transmission entre les élus municipaux et leurs électeurs. Ces comités recrutent uniquement par cooptation... Celui de la Plaine-Cours Julien est notoirement tenu par des gens de droite, voire d’extrême-droite. Déjà à la fin des années ’90 ce CIQ demandait à la mairie la suppression du marché, coupable de générer de la saleté et du bruit et, sotto voce, coupable d’attirer les habitants de Belsunce, quartier nord-africain en contrebas de la Plaine. Le problème pourrait se résumer ainsi : les gens qui habitent sur la Plaine même votent, et ils votent généralement pour cette municipalité. Aujourd’hui, on ne vote pas là où l’on vit, là où l’on travaille, mais là où l’on réside, là où l’on dort. Et la majorité des Marseillais qui fréquentent la Plaine dort ailleurs.

Une question d’appartenance sociale entre en jeu dans ce problème : la plupart des gens résidants dans les rues adjacentes, dans des logements plus modestes, sont favorables à l’Assemblée de la Plaine et beaucoup y participent activement. Laquelle assemblée ne rassemble pas seulement des résidents, mais aussi des habitués, des gens qui ont leur vie sociale à la Plaine, soit en tant qu’habitués du marché, des cafés et des salles de concert, soit en tant que militants actifs dans des associations basées dans le quartier -il est d’ailleurs assez arbitraire de différencier les uns des autres, la plupart se trouvant à assumer plusieurs de ces fonctions à divers moments de la semaine. Ceux des résidents qui participent à l’Assemblée sont donc des gens qui, outre le fait de ne pas avoir les moyens financiers d’accéder au bâti bourgeois entourant la place, non seulement acceptent mais revendiquent la Plaine comme appartenant à tous les Marseillais, et pas seulement à ceux qui y résident.

L’Assemblée se réunit une fois par mois, en plein air à la belle saison, dans des locaux associatifs le reste du temps. Elle n’a pas vocation à organiser toutes les actions menées sur la Plaine. De fait plusieurs collectifs y participent qui peuvent aussi mener leurs propres actions, en plus des actions spécifiquement organisées et revendiquées par l’Assemblée (manifestations, repas de quartier, séance d’information-débat). C’est le cas du collectif de squatters « Jadis Igor » et du collectif de jeunes architectes ETC, qui sont à l’origine des tables et bancs ; c’est aussi le cas du collectif Primitivi qui réalise des reportages vidéos sur la vie de la Plaine et a engagé fin juin le tournage d’une fiction inspirée du film de Peter Watkins sur la Commune — le thème : la mairie de Marseille, lassée de ce quartier, a décidé que la Plaine ne ferait désormais plus partie du territoire communal, et les gens ont réagi en proclamant la Commune de la Plaine...

Les élus municipaux ont fréquemment dénoncé l’Assemblée de la Plaine (« 150 excités qui donnent de la voix depuis vingt ans, avec le temps on a réussi à en civiliser quelques uns » déclarait Gérard Chenoz à la fin de cette « consultation » épuisante pour lui...) Ils se sont trouvés cependant confrontés à une hostilité qui dépassait largement les seuls rangs de l’Assemblée... L’enjeu est pour les élus de mettre la Plaine en conformité avec le néo-paysage imposé dans d’autres quartiers, à la Joliette, au Vieux Port. D’en faire un lieu dédié à la consommation des classes aisées, à l’instar de ce qui a été déjà fait place de Lenche, dans le quartier du Panier, ou au Cours Estiennes d’Orves, derrière le Vieux Port : les tables et chaises des bars et des restaurants occupant la totalité de l’espace, ainsi privatisé, ceux qui n’ont pas d’argent à y dépenser n’ont donc plus accès à cet espace. De fait, le cahier des charges que la Soleam a remis aux bureaux d’études dit explicitement que rien ne sera prévu pour les adolescents — ceux-là même qui, en fin d’après midi, viennent jouer au ballon sur la partie nord de la Plaine. Encore plus explicite, il est dit que les aménagements « devront être pensés de manière à interdire les usages déviants » — lesquels correspondent aux libertés que les gens s’octroient sans demander aucune autorisation aux autorités, de la simple partie de foot ou de pétanque aux repas de quartier en passant par le Carnaval et la sardinade du 1er mai. L’argument invoqué est de « mettre fin aux conflits d’usages » : or, s’il est bien quelque chose qui saute aux yeux sur la Plaine, c’est bien l’absence de tels conflits, tel type d’occupation laissant place à un autre suivant l’heure. Il n’existe actuellement aucun conflit entre les forains, les cafés bordant la place, les adolescents et les retraités qui occupent les bancs l’après-midi et le soir, et pas davantage avec des occupations ponctuelles de type festif et culturel. C’est bien au contraire le projet Soleam, avec ce découpage de la Plaine en morceaux distincts, chacun se voyant attribuer une fonction unique et dans le but d’interdire certaines pratiques, qui, s’il était réalisé, ne manquerait pas d’engendrer des conflits d’usages, lesquels pourraient facilement devenir violents.

La revendication portée par l’Assemblée de la Plaine et par les divers collectifs qui s’y sont joints pourrait se résumer ainsi : faire de l’espace public un espace commun. La notion d’espace public, en effet, avec sa rigide séparation d’avec l’espace privé, définit un territoire neutralisé, où seuls les pouvoirs dits publics ont vocation à décider des usages et des pratiques permises. Le propos de l’Assemblée est inversement de défendre la possibilité que des usages et des pratiques, qui s’élaborent au quotidien, déterminent la nature des travaux publics à réaliser éventuellement. L’Assemblée a clairement dit qu’elle ne s’opposait pas à d’éventuels travaux visant à améliorer l’existant en matière de voirie, de conduites souterraines, d’éclairage public, de nettoyage. La Ville laisse au contraire délibérément pourrir la situation sur la Plaine, l’éclairage nocturne ne fonctionnant qu’a moitié, les canalisations d’égouts refoulant des odeurs nauséabondes, le ramassage des ordures après le marché étant scandaleusement bâclé : selon un modèle déjà éprouvé en d’autres quartiers de Marseille avant rénovation...

En outre, la durée annoncée des travaux est de deux ans : deux ans durant lesquels le marché aurait totalement disparu, et durant lesquels tous les petits commerces de proximité feraient faillite. L’exemple de la rue de Rome est d’ailleurs connu de tous, et les commerçants du quartier qui ont rejoints l’Assemblée l’évoquent : en deux ans de chantier pour faire passer le tramway (qui, soit dit en passant, double une ligne de métro en dessous !) de la Canebière à la place Castellane, ce ne sont pas moins de soixante-sept commerces qui ont fait faillite, selon les chiffres de la Chambre de Commerce. Tous n’ont évidemment pas disparu : ils ont laissé place à des boutiques franchisées... Ainsi les forains spécialisés dans les vêtements évoquent l’installation de boutiques H&M ou Primark dans le secteur de la Plaine une fois le projet Soleam réalisé...

Quoi qu’il advienne, si le projet Soleam était appelé à se concrétiser, il faudrait s’attendre à un durcissement du conflit. Outre les conséquences ici exposées d’un tel projet contre la vie sociale de notre quartier, la perspective de voir la Plaine clôturée par un chantier de longue durée, et d’endurer une présence policière permanente et divers agents de sécurité, est évidemment inacceptable pour ceux qui ont leur vie sur cette place.

Marseille, juillet 2016.

NB : un engambi signifie, en occitan, un croc-en-jambe. Le mot est couramment employé à Marseille pour désigner une embrouille, un coup-fourré, une manipulation.

Pour citer cet article

Dell’umbria A., « Marseille, engambi à la Plaine », in Dérivations, numéro 3, septembre 2016, pp. 204-209. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-3/marseille-engambi-a-la-plaine.html

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