Luc Schuiten : « Je ne crois pas à la disparition des villes »
Luc Schuiten a été l’un des pionniers, en Belgique et en Europe, de ce que l’on pourrait nommer l’architecture écologique, pensée pour s’intégrer dans un milieu vivant et pour être peu dépendante de ressources extérieures, grâce à l’utilisation du soleil, de la pluie ou du vent. Sa maison « Orejona », construite en 1972 en périphérie bruxelloise, préfigure des préoccupations et des approches qui ont, ensuite, largement essaimé.
Depuis lors, Luc Schuiten a cependant délaissé l’architecture et s’est consacré essentiellement à la production d’une œuvre dessinée, entre prospective et onirisme, imaginant l’évolution possible de nos sociétés urbaines en « cité végétale ». Ce travail repose sur des travaux de recherche portant sur le règne végétal, la possibilité de s’en inspirer pour créer des artefacts (biomimétisme) et les interactions que le monde humain peut envisager avec lui.
Luc Schuiten est aujourd’hui un fabricant d’imaginaire – littéralement : un créateur d’images qui stimulent la réflexion – pour celles et ceux qui réfléchissent à ce que pourrait être un monde écologique, un monde où habiter ou se déplacer se ferait en symbiose avec les vivants non-humains plutôt qu’en lutte contre eux. Depuis une dizaine d’année, ses livres et ses expositions ont connu une large diffusion, principalement dans le monde francophone.
Doublement à rebours pourtant du catastrophisme et de la posture anti-urbaine plus ou moins explicite d’une grande partie des mouvances écologistes de notre époque, Luc Schuiten propose une vision de l’avenir à la fois urbaine et optimiste. Il imagine une mutation en profondeur de la ville, qui sous sa plume devient peu à peu organique sans pour autant perdre ses qualités fondamentales de densité, de mixité et d’urbanité.
C’est notamment cette singularité qui nous a donné envie de le rencontrer et de lui donner la parole dans les pages de Dérivations, avec la volonté d’interroger les racines théoriques de sa ville végétale, son rapport complexe à la technologie et ses soubassements politiques.
propos recueillis par Luca Piddiu et François Schreuer
Quelles sont les racines, si nous pouvons ainsi dire, de la ville végétale que vous dépeignez dans vos créations ?
Je ne peux pas donner une origine à la ville végétale. La ville moderne paraît difficile à vivre pour toute une série de personnes par tout ce qu’elle n’est pas, tout ce qu’elle n’apporte pas afin de s’y sentir bien, notamment par son absence de lien avec le vivant. Ce qui est susceptible de créer ou de recréer notre équilibre est à mon sens une proximité relativement grande avec tout ce qui constitue le vivant. Il s’agit en quelque sorte d’un repère, qui nous ramène à cette question fondamentale de notre propre fonctionnement. La dérive la plus apparente actuellement, dans ce mal-être que la ville engendre, peut nous fourvoyer vers l’illusion du numérique, de l’informatique, du virtuel, d’un monde artificiel ne reposant sur rien d’autre que l’imaginaire de quelques personnes ayant échafaudé un cauchemar déboussolant. Je pense qu’au contraire, si nous voulons trouver des espaces où nous ne sommes pas en fuite, mais en harmonie, en phase, il faut retrouver un certain rapport à la réalité temporelle et physique, au rythme des saisons, à tout ce qui palpite, qui crée, tout ce qui vit : une certaine sensibilité, donc, à l’ensemble de la famille du vivant. J’aime à voir l’humain dans cette grande famille, qui ne peut retrouver du sens à son existence dans ce qui peut l’entourer, la flore comme la faune. Cela éveille en nous des émotions allant vers l’empathie, tout ce qui fait de nous des êtres d’émotion avant tout. Il s’agit donc de retrouver notre place dans cet environnement marqué d’émotions. Ce qui se situe en dehors reste vite anecdotique, des informations précieuses mais non-déterminantes dans nos comportements.
Dans les évolutions récentes de la ville, les architectures qui se développent actuellement sont très peu « communicatives », elles sont techniques, assez insipides, ne communiquant pas ou peu d’informations sur les gens qui l’occupent et y vivent. Par rapport aux siècles précédents, chaque habitation pouvait s’apparenter à un visage, un reflet de son ou ses habitants ; il existait une envie de communiquer sur son propre idéal, sur sa manière de ressentir la société ou de se présenter aux autres. En quelque sorte, il s’agit pour moi d’une extension du vêtement : une forme d’identité, parlant de nous, s’exprimant sur la place que l’on a ou que l’on veut avoir dans le monde qui nous entoure. Et puis, il se fait à notre corps, il est donc une protection qui s’adapte à ce que nous sommes. L’habitation est un macro-vêtement. C’est dans cette mesure que l’architecture peut être un langage. En écoutant, en regardant, on s’enrichit des vécus et des conceptions véhiculées par l’architecture.
Quel cheminement vous a-t-il amené à ces réflexions ? Cela remonte à vos premières expériences d’architecte ?
Bien au-delà, en réalité. Ma mère était photographe et terriblement sensible à cette beauté de la nature et m’a éveillé à elle. Mon père, lui, était un architecte dont le travail était basé sur la relation entre l’habitation et le jardin. Il ne pouvait pas concevoir une maison sans en concevoir l’environnement externe, là où il pouvait intervenir. Mes parents ont fait naître en moi cet émerveillement. Très vite, je me suis rendu compte qu’il s’agissait pour moi d’une valeur absolue, accompagnée d’une confiance totale en celle-ci. J’ai donc basé l’ensemble de ma réflexion et de mon travail sur ce qui était cette valeur essentielle. Elle doit pouvoir exister tout autant dans une ville qu’une campagne, mais exprimée autrement, dans une autre intégration. Comment peut-elle prendre place dans un environnement où l’Homme a mis son empreinte de façon volontaire ? Il en résulte cette idée centrale que l’ensemble de la nature est notre modèle, notre mentor. Comment concevoir une ville qui soit un paysage ? Comment penser une ville qui soit une portion d’un environnement naturel ? C’est ainsi que mes premiers coups de coeur en tant qu’architecte furent l’art nouveau. J’ai commencé à travailler à partir de cette même approche : dessiner des choses vues dans la nature. Puis, cela a été rapidement insupportable. D’abord parce que j’ai pris conscience que j’étais déjà dans un élément dérivé, l’art nouveau étant une représentation. J’avais le sentiment d’être dans une sorte de dégradation. J’ai également été le témoin de choses choquantes et contradictoires dans cet art nouveau : en premier lieu ce constat que l’art nouveau ne peut fonctionner que dans un système économique capitaliste excessivement riche, qui doit ses richesses à l’exploitation coloniale du Congo. Donc un déséquilibre que nous avons créé ailleurs. Dans ce contexte socio-économique, c’est la face émergée de l’iceberg et, soudain, on perçoit quelque chose de laid, alors que la beauté doit pour moi être dans tous les gestes de la construction.
Ensuite, j’ai réfléchi sur la forme-même de l’art nouveau : une forme magnifique, superbement dessinée, avant de réaliser qu’elle vient d’un arbre réduit en parallélépipède rectangle, passé dans une scierie et ensuite redessiné en fonction de la forme que l’arbre avait à l’origine. Soit une dépense considérable d’énergie et un gaspillage. Et quelle prétention de vouloir recréer quelque chose « en mieux » qu’au départ ! Ce n’est effectivement pas « mieux », peut-être stylisé, maniéré, artificiel, mais la beauté de l’arbre, à l’origine, répond à autre chose : au vent, à la pluie, à la lumière, au sol, à sa nutrition… Il a pris ses formes pour de multiples raisons, dans une forme de beauté, de finesse, que l’on peut garder intégralement. C’est en réfléchissant à ces éléments et en y ajoutant une dimension bio-mimétique, donc utiliser la nature comme modèle, qu’il peut exister un réel rapprochement avec la nature. Le reste n’est qu’image et représentation. Je vais de plus en plus vers cette réflexion : la beauté d’une construction ou d’une œuvre d’architecte doit être prise en compte à partir des premiers matériaux que l’on va aller chercher jusqu’au moment où ils vont retourner dans l’environnement. En ce sens, j’ai trouvé des modèles extraordinaires dans l’architecture vernaculaire à travers le monde. Quand on voit comment se bâtissent les constructions au Yémen, à Sanaa, par exemple : des villes faites en terre, composées d’immeubles de dix étages, naturellement auto-climatisés par cette terre. Quand les constructions sont abandonnées, que les gens vont vivre ailleurs, les ruines sont encore plus belles que lorsque les immeubles étaient habités. Progressivement, l’immeuble va se dégrader et retourner dans son trou d’origine. Je ne peux que persister vers cette vision d’ensemble dans l’acte de construire, en phase avec la planète et sa pérennité, dans son inscription dans le temps et l’environnement.
Quels sont vos sources littéraires ? Dans la fiction, dans l’architecture ?
Elles sont évidemment multiples. Le livre de Jean-Marie Pelt et Pierre Rabhi, Le monde a-t-il un sens ?, a été pour moi remarquable. De même, Sapiens de Yuval Noah Harari a été un ouvrage marquant. On peut aussi citer le livre de Jared Diamond Effondrement et, d’ailleurs, tous ses autres écrits également. Le Pacte écologique de Nicolas Hulot m’a aussi influencé, de même que, plus récemment, L’entraide : l’autre loi de la jungle, de Gauthier Chapelle et Pablo Servigne.
Il s’agit de références très récentes. Qu’en est-il de ce que vous lisiez, de vos inspirations de jeune architecte ?
Sans aucun doute, Le Corbusier. Cela peut paraître curieux, mais j’ai passé une semaine au couvent Sainte-Marie de la Tourette (œuvre de Le Corbusier inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, ndlr.) quand j’avais 16 ans, pour réfléchir à ce que je voulais faire. À mon retour, je n’ai pas voulu devenir prêtre ou curé, mais bien architecte. Ce fut un éblouissement de voir comment cet homme avait travaillé les ouvertures, les espaces. Dans un autre domaine, il y a aussi le livre de l’auteur de bande-dessinée Nicolas Devil, Orejona, qui est devenu le titre de mon projet de maison individuelle : il s’agit d’un recueil de textes issus de la contre-culture, où j’ai puisé beaucoup de choses. En quelque sorte, un rejet de la société bourgeoise capitaliste, très normative, et j’y ai découvert cette manière de penser où on cherche des références dans l’environnement et la nature, dans des formes d’expression neuves que l’on porte en nous et qui ne demandent qu’à sortir, donc une certaine forme d’expression personnelle.
Votre référence à Jared Diamond ouvre sur cette question : vous proposez un imaginaire qui, si vous ne le définissez pas comme optimiste, rend en tout cas beaucoup de gens optimistes, offrant une perspective qui génère de l’enthousiasme, mais qui diffère des théories de l’effondrement. Or, une grande partie du discours écologiste – et c’est très marquant pour le moment – est un discours de l’effondrement, avec le thème du collapse. Comment expliquez-vous cet optimisme ?
J’ai souvent dit que mon travail n’était pas forcément optimiste. Mais c’est probablement faux ; je pense être en réalité fondamentalement optimiste. Les optimistes portent en eux l’envie de croire qu’il y a des multiples possibilités. Mon expérience de vie a confirmé cette intuition dans la mesure où j’ai cherché à tendre le plus possible vers cela. C’est vrai que ma communication vers l’extérieur, principalement mes dessins mais aussi mon discours construit autour de ceux-ci, permet d’entrevoir les chemins permettant une évolution positive. Cette manière de communiquer m’a permis de rentrer en contact avec une série de personnes étant dans la même optique, allant vers la construction d’une manière de vivre en phase avec ce qu’on ressent.
Votre ville végétale semble s’envisager dans un monde où l’on maîtrise des technologies avancées, ou en tout cas éloignées des sociétés industrielles et post-industrielles que nous connaissons encore. Comment envisagez-vous le passage de l’un à l’autre ?
J’ai beaucoup travaillé autour de scénarios et d’histoires concernant ce passage vers les villes utopiques. Je pense que tout commence par des essais, des expériences, des premiers tests. Dans n’importe quel domaine, les moments d’évolution sont marqués par cette reprise, cette copie du modèle. « Ville en transition », par exemple, est un concept né en Angleterre dans un petit village pour être ensuite essaimé rapidement, dans de nombreuses villes. Il se fait qu’actuellement, la communication la plus généralement répandue va en sens contraire : on est dans un monde où la consommation reste le leitmotiv. C’est évidemment là que l’influence est la plus grande : une histoire centrée sur la consommation, le déchet, le remplacement. Le contre-discours commence toutefois à prendre racine, qui est porteur de valeurs positives, différentes. Je crois qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une valeur de rayonnement qui affecte les autres, qui crée une envie de partager. L’image forte d’une famille à vélo allant à l’école par exemple crée une attractivité intéressante. Je le vis au quotidien avec mon véhicule à pédales, qui une machine un peu impensable, sortie tout droit d’une bande dessinée. Je l’ai rendue en même temps comique et drôle, en y ajoutant une bande son de cheval qui hennit puisque l’engin est silencieux. En même temps, cela fait passer une sorte de message montrant que ces comportements différents peuvent être festifs, amusants et peuvent provoquer une envie.
En vous lisant, en voyant votre travail, nous n’arrivons pas à comprendre si vous êtes un partisan de la low-tech ou de la high-tech ? C’est-à-dire, d’une part, cette pensée de la symbiose, des références aux chasseurs-cueilleurs, résolument sur une posture post-industrielle, et en même temps, on a l’impression qu’un certain nombre de vos propositions requierrent une technologie dont nous ne disposons pas aujourd’hui. Comment articuler ces deux dimensions ?
Sans avoir forcément de réponse précise, il me semble qu’il y a une tentative de mettre des étiquettes sur une même chose. À quoi pourrait ressembler le monde durable d’ici 100 ans ? C’est cela qui habite ma réflexion : porter un monde désirable. À ce moment-là, qu’est-ce qui doit changer aujourd’hui, notamment dans l’utilisation du vivant comme matériau de construction ? Il y a là un monde de possibilité à investiguer, mais il faut fournir un certain effort, comparable à celui qu’ont fourni nos prédécesseurs pour la course à l’espace dans les années ’60.
Dans ce cas, est-ce que ca passe par une modification du vivant ?
Je n’aime pas cette idée. Il y a là une énorme risque sous un système libéralisé où toutes les dérives sont possibles. Je préfère l’idée selon laquelle on fonctionne avec le vivant en le comprenant, avec des mutations et des clonages existant déjà dans la nature, via des sélections mais jusqu’à un certain point. En sélectionnant des plantes et arbres, on peut les utiliser beaucoup mieux : le bambou est une merveille dans sa pousse, sa résistance, sa structure. On pourrait penser à une structure vivante assez stable, un bambou pousse avec une section maximale puis ne bouge plus, et seulement sur une année. Parallèlement, on peut imaginer différentes formes de textile, en production biologique, dont des améliorations permettraient de capter l’énergie solaire par photosynthèse, des textiles transparents, d’autres isolants. Le textile peut faire une enveloppe architecturale légère, souple, respirante, recyclable, mobile, tout en employant moins de matière. C’est dans une économie de matière qu’on peut aussi rentrer dans un paradigme de durabilité.
Dans cette question de la technique, on est frappé par le rapport que vous avez à l’aérien, à travers de nombreuses inventions volantes, calquées sur des modèles naturels. Paradoxalement, en arrivant à Bruxelles, on est survolé de façon permanente par des avions. C’est étonnant parce que l’aérien est a priori, du moins au regard de la technologie actuelle, l’élément le moins durable. Pourquoi cette présence de l’aérien ?
L’aérien c’est d’abord l’accès à une troisième dimension pour nous, bipèdes, un déplacement en hauteur, qui nous donne un espace considérable. Mais aussi un changement de perspective : la perception d’un monde que l’on peut voir loin, une vue holistique des choses. J’ai toujours été attiré par cette dimension aérienne : depuis petit, déjà, je rêve de voler. J’ai mon brevet de pilote d’ULM, je fais du parapente. J’ai aussi conçu des engins volants comme « l’aéroplume », avec lequel j’ai traversé la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris, en battant des ailes, comme le ferait un oiseau. C’est une expérience radicalement différente du déplacement en avion moderne, où on a simplement l’impression d’être téléporté de l’autre côté du monde, sans avoir la sensation de voler. Il s’agit, dans le cas de l’aéroplume, de réellement vivre une expérience au sens premier du terme, quelque chose d’extraordinaire, qui nous change. C’est pour cela que j’ai travaillé, avec quelques amis, à la conception d’un « aerium », un endroit où l’on peut réellement voler en battant des ailes.
Dans cette ville végétale de l’an 2100, comment se déplace-t-on ?
Tout d’abord, il faut comprendre que le déplacement tel que nous le connaissons aujourd’hui repose sur une erreur complète, en s’imaginant que l’on dispose d’une énergie infinie. Un litre d’essence est une énergie considérable avec laquelle on pourrait faire bien mieux que faire rouler nos voitures et ne correspondant pas réellement à nos besoins. Un véhicule comme une voiture, allant à la vitesse où elle peut aller, avec le poids qu’elle fait par rapport à la masse qu’elle doit transporter, est une aberration complète. On a l’impression que ce n’est pas le cas car on vit dans l’illusion de ressources infinies, alors qu’en réalité nous dépensons celles de nos enfants et petits enfants.
J’imagine une ville complètement différente, qui travaillerait dans une sorte d’autonomie énergétique renouvelable, et qui consommerait moins d’énergie qu’actuellement : il faut être plus léger, moins performant, mais en gagnant en beauté, en justesse, en économie d’énergie correspondant à ce que la nature produit. Je cherche simplement des voies qui me permettent d’exprimer cela : mes véhicules sont légers, modulables, fonctionnant sous la forme d’une intelligence collective, comme dans une fourmilière.
Nous aurions voulu, justement, aborder ce thème des flux et de la mobilité, avec votre création du « chenillard ». On a l’impression qu’aujourd’hui, les grandes firmes automobiles s’en sont inspirés, dans cette idée de petites unités pouvant se connecter entre elles. Par ailleurs, les transports collectifs sont relativement absents de votre ville, mais il existe cette combinaison entre l’individu et son trajet personnalisé et une forme de train.
Si l’on veut être léger, il faut rester dans les petits modules, avant de garder un équilibre entre le poids du transporté et du transporteur. A ce titre, la plus belle invention est le vélo, une dizaine de kilos pour en transporter 60, 70, 80 ! Si pour y arriver, il est nécessaire de compartimenter davantage, cela engendre automatiquement des espaces moins collectifs. Cela dit, les rencontres et la création de collectivité peuvent se passer ailleurs et autrement que dans le transport en commun. Ce n’est pas une volonté de fragmenter la société mais un compromis avec la rentabilité du transport.
Pour poursuivre cette réflexion, quelle est la place de l’individu et du collectif dans votre ville ? Où trouve-t-on l’expression collective ? Pour être plus précis, comment imaginez-vous la démocratie dans ce cadre ?
Je l’imagine dans la continuité ou au départ de « Villes en transition ». Donc dans des éco-quartiers, des groupements se partageant les tâches, par exemple celle d’élever des enfants ensemble. De façon à être plus en autarcie, en petites communautés, entre cinquante et cent-cinquante personnes, limite au-delà de laquelle, selon certains sociologues, les contacts réellement individuels (inter-personnels) peuvent disparaître. On rentre alors dans une tout autre logique, de délégation. J’aime donc ces petites unités, un assemblage de quartiers, ce qui n’empêche évidemment pas tout déplacement, mais les besoins essentiels doivent être nourris par des environnements connus et locaux, même si le quartier est un peu éclaté. Mais ils fonctionnent en bonne coopération l’un avec l’autre.
Dans le même sens, y a-t-il une architecture participative à la Lucien Kroll ou s’agit-il d’une architecture demandant un grand niveau de centralisation ?
Je suis très en phase avec la pensée de Lucien Kroll, et le côté participatif est certainement quelque chose dans lequel je place la ville végétale. La clé est sans doute d’être dans une autogestion collective. La ville végétale se développe par la volonté de tout le monde, selon une forme d’équilibre où chacun joue son rôle, voire à tour de rôle.
Mais alors, quel est la place de l’architecte ?
L’architecte est quelqu’un qui doit passer son temps à travailler avec plusieurs parties. Mais c’est aussi quelqu’un qui est l’interprète des désirs du maître de l’ouvrage, des entrepreneurs. Dans le cas de la ville végétale, ça serait quelqu’un qui aura effectivement quelques connaissances techniques supplémentaires aux autres, qui pourra intervenir dans les choix à faire, présentant avantages et inconvénients. Son rôle dans le temps serait cependant différent, davantage dans l’anticipation, par rapport aux éléments qui poussent ou à la durée de vie très longue d’un arbre.
On note tout au cours de votre carrière un engagement social, dont des interventions ponctuelles au service de collectifs citoyens et militants. Quels liens faites-vous entre cet engagement et votre pratique d’architecte ?
Ma pratique architecturale n’est pas quelque chose d’individuel, un créateur étalant son œuvre, tels les architectes-ténors placés sur un socle. Au contraire, c’est vivre dans la communauté pour être à l’écoute des demandes et des besoins. De la même manière, j’essaie de me mettre derrière le maître de l’ouvrage : c’est sa demande qui est importante. Je vais le prévenir que je suis un interprète, mais un interprète orienté.
Quel lien faites-vous entre la politique et la ville végétale ? On a parfois l’impression qu’une récupération de votre esthétique, de votre imaginaire, sert de justification à toutes sortes de choses. Des projets comme Europa City, dans le nord de Paris, se présentent à certains égards comme un urbanisme végétal mais abritent un gigantesque complexe commercial. Comment évite-t-on ce dévoiement ?
Je vais vous étonner, mais je ne suis pas contre le greenwashing dans la mesure où ce dernier nous démontre une évolution de la société, signe d’une véritable demande populaire pour davantage de nature. Évidemment, il s’agit de récupération mais le message principal est qu’il y a un manque ressenti par tout le monde. Les tricheurs vont vite être démasqués comme tels, cela ne m’inquiète pas vraiment. Ce phénomène d’usurpation va tomber à plat, je l’espère.
Dès lors que les distances sont réduites, la ville redevient un espace politique beaucoup plus central qu’aujourd’hui. Cela pose la question de l’organisation politique de la cité. Quelle est la taille idéale d’une ville végétale et quelle est son organisation politique ? Est-on dans un système toujours gouverné par des États-nations ou dans un système plus municipaliste ?
Plus la ville est grande, allant vers les mégapoles, plus les problèmes sont difficiles à gérer. Une ville allant au-delà d’un million d’habitants devient aberrante, c’est un maximum. En fait, la taille maximum réside dans le minimum vital en termes d’infrastructures. Une ville de 300 000 ou 400 000 habitants comme Fribourg, par exemple, présente selon moi une taille idéale, en matière de communication, de transports, d’infrastructures, organisée de façon relativement simple. Les relations les plus proches et les plus humaines se passent, comme dit précédemment, à l’échelle du quartier et puis, au-delà, on passe à des relations d’ordre techniques, avec des relations de délégation vers les niveaux plus hauts.
Sur cet enjeu du municipalisme, et face à l’échec de structures étatiques qui ne parviennent plus à traiter les grands enjeux, n’est-ce pas au niveau des villes qu’on doit reposer les questions ? Comment organiser le tissu urbain, la mobilité, le traitement des déchets ? Mais aussi des questions plus larges, plus profondes, où une ville serait légitime à s’exprimer. On retrouve cela dans le groupement des grandes villes animé par la maire de Paris ou, sous d’autres formes, chez des auteurs anarchistes comme Murray Bookchin. La ville végétale s’inscrit-elle là dedans ?
On est à un stade où les villes ont grandi et où les campagnes ont en partie diminué. Ce ne sont pas des phénomènes éternels : il y a un moment où les choses vont se stabiliser ou s’inverser. Nous en avons déjà des prémices, comme avec la permaculture, permettant une agriculture sur des surfaces plus petites occupées par davantage d’individus. D’autre part, à partir du moment où on imagine un futur passant par une case de crise, de blocage ou d’effondrement – et il paraît difficile d’imagine un moment où on ne va pas passer par là –, cela sera forcément plus avantageux de vivre dans un environnement rural. À ce moment, on pourrait se retrouver avec des unités plus petites et en collectivités organisées, dans cette idée de municipalisme.
Pourtant, un élément marquant chez vous, et à rebours de notre propos précédent, c’est l’appréhension positive de la ville, d’un avenir possible à la ville, là où beaucoup de penseurs écologistes la considèrent comme un espèce de Léviathan et expliquent que la survie passe par la dispersion. Or, dans vos dessins, on a même une impression de densification, vers la hauteur notamment. Est-ce que c’est un choix pro-urbain délibéré ? Est-ce la forme la plus souhaitable ?
En tout cas, je ne crois pas à la disparition des villes. Comme je place mon travail dans le domaine du désirable, je ne cherche pas à atteindre ce qu’il y a de plus probable. Puisque les tailles et les densités de ville continuent à évoluer sur des modalités très techniques et génératrices d’isolement, j’essaie de voir comment elles pourraient prendre un visage, celui d’une ville exprimant, renvoyant, une certaine empathie, des liens créés par le vivant. Sur l’aspect de la densité, j’imagine un modèle où tout le monde ne va pas dans la ville partout et tout le temps, mais plutôt des organisations par quartiers, où les déplacements sont réduits en raison de distances moins grandes, avec des modes de déplacement adaptés. Puisque la ville se construit sur elle-même (le bâti se régénère), il est difficile d’imaginer des entités très éloignées les unes des autres. Je suis donc resté dans une idée de densité urbanistique et d’agglomération de grande taille, mais de quartiers relativement autonomes. Évidemment, cela est réfléchi sur des modèles de ville européennes, a contrario de modèles très densifiés ou très éclatés.
Est-ce aussi le cas pour le climat de vos villes ?
Absolument. J’ai fait quelques hypothèses dans d’autres climats et variétés végétales, mais cette approche archiborescente ne va jamais donner un modèle mondial ou mondialisé. Chaque modèle ne peut être que local. En définitive, c’est une certaine approche du terroir, de façon culturelle, climatique, au niveau des sols et sous-sols, de la faune ou de la flore. Pour le dire autrement, il faut considérer des environnements qui ont leurs spécificités. ●
Propos recueillis par François Schreuer et Luca Piddiu,
le 20 novembre 2018
Pour citer cet article
Piddiu L., Schreuer F., « Luc Schuiten : « Je ne crois pas à la disparition des villes » », in Dérivations, numéro 6, décembre 2019, pp. 20-31. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-6/je-ne-crois-pas-a-la-disparition-des-villes.html
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