Dérivations

Pour le débat urbain

Le tramway de 1875 guide l’ouverture de la ville

Le tram définit la forme de la ville dans l’espace

La construction du tramway à Luxembourg fait partie intégrante du processus d’ouverture de la ville au lendemain du Traité de Londres du 11 mai 1867. En 1873, le plan définitif d’urbanisation de la ville de Luxembourg est adopté. Les travaux de démantèlement sont officiellement achevés en 1883. Le plan radioconcentrique, favorisant la densification a été adopté pour développer le noyau historique de la ville. A l’image des lignes de chemins de fer qui convergent sur la gare, les avenues sont appelées à relier la ville aux marchés voisins. Leurs lignes droites et leurs largeurs sont conçues de façon à pouvoir faire circuler le tramway comme sur une voie ferrée. Lors de la planification du pont Adolphe, en 1899, il avait été retenu de le construire 2 mètres plus large afin que le futur tram puisse y circuler. La première traversée du pont par un tram électrique se fait le 8 août 1908.
Le tram contient la population à l’image des anciens remparts
Le 27 juin 1873 les ingénieurs belges Charles de Féral et Gustav Defacqz soumettent à la ville de Luxembourg leurs projets d’aménagement d’un tramway à l’américain. Au moment de l’inauguration du projet en 1875, Luxembourg est la 11e capitale en Europe à opter pour ce mode de locomotion. Une quarantaine de villes industrielles, fonctionnent à leur tour, grâce à ce nouveau mode de transport. Comme l’agglomération représente en 1875 seulement 25 000 habitants et que la ville est appelée à se réinventer, suite à la perte de la garnison prussienne, l’investissement élevé pour une infrastructure aussi lourde qu’un tramway traduit une détermination ferme des investisseurs privés. La municipalité et l’Etat reconnaissent la valeur du projet, car ils y reconnaissent un moyen pour guider la croissance et orienter la forme de la ville, qui, à défaut de remparts, risque de se diluer dans l’espace à l’image d’une flaque d’huile. En accordant la concession à la SA de Tramways luxembourgeois, tout en se gardant le droit de supervision de l’exécution du projet et en garantissant une subvention d’intérêt pour l’investissement, la municipalité participe activement au projet. L’Etat vend à la S.A. le réduit du fort Wedell, dont une autre partie du fort avait été cédée pour la construction des laminoirs de Hollerich. Cet intérêt manifeste pour le projet peut s’expliquer par l’action de trois hommes directement associés au développement de la ville et membres de la commission qui examine le projet de construction du tram. A la tête de ce trio se trouve Tony Dutreux, qui s’était inspiré du parc des Buttes de Chaumont à Paris pour faire convertir, à Luxembourg, les anciennes friches militaires en quartiers urbains de valeur ; Jean Worré, cet infatigable ingénieur luxembourgeois qui seconde l’ingénieur-paysagiste Edouard André sur le terrain pour l’aménagement des avenues, boulevards et parcs. Enfin, Antoine Luja, l’architecte de la ville.

La gare centrale, première plateforme modale

Comme dans d’autres centres urbains, le tram relie la périphérie au centre, les terrains les moins chers aux plus précieux, la force de travail à l’emploi. Le train le tram et le vélo structureront et animeront les villes au XIXe siècle. Le trottoir, l’allée pour promeneurs et les rails du tram se partagent l’espace public appartenant tantôt à l’Etat, tantôt à la ville.
Entre 1859 et 1904 la gare de Luxembourg se mue en plateforme modale, réunissant les lignes de chemin de fer qui relient le Luxembourg à l’étranger, les chemins de fer vicinaux et intérieurs, en direction de Remich et d’Echternach, les messageries postales en diligences. En tout, 8 lignes ferrées convergent dès 1904 en un point central. La SA des Tramways luxembourgeois avait adopté le même écartement de voies que les chemins de fer ordinaires dans l’objectif de pouvoir assurer également le transport de marchandises et de pouvoir offrir le raccordement à des entreprises industrielles. Ce ne sera qu’en 1908, que le tramway électrique va emprunter la voie métrique.
Guider la croissance, rendre la ville accessible pour tous
Déjà en 1899, la société berlinoise « Union » propose de relier les plateaux Bourbon, la plaine de Merl et le Limpertsberg à un réseau de tramway électrique. Il faudra cependant attendre 1906 pour voir chargé la société Siemens-Schuckert de construire le tramway électrique. Le projet jusqu’ici privé passe désormais sous régie communale. Le tram électrique circulera à partir de 1908. Le dépôt est transféré au Limpertsberg, soit sur un plateau tombant sous l’autorité de la ville, Hollerich représentant une commune à part jusqu’à la fusion avec la capitale en 1920. Les édiles de la capitale demandent à l’urbaniste allemand, Joseph Stubben, de lui soumettre un plan d’aménagement et de valorisation des propriétés sis au Limpertsberg. Suite à ses propositions, la municipalité acquiert un lot important de terrains pour y créer des infrastructures censées développer un quartier urbain. Le premier élément consistait dans la construction d’une avenue centrale, l’avenue Victor Hugo. Au centre de cette nouvelle artère, des terrains sont réservés pour la construction d’un hôpital, des écoles, une église, des logements. C’est ici que le dépôt du tram sera établi et que ces infrastructures resteront en service jusqu’en 1975. Le tram assurera l’épine dorsale de ce nouveau quartier, la voie initiale étant prolongée en direction du nord.

Structuration sociale de l’espace

Plus le réseau se densifie, plus la circulation se fera en forme de boucles et d’antennes. Les boucles délimitent les quartiers centraux, les boucles septentrionales (Rollingergrund), ouest (Hollerich-Etoile) Sud (Bonnevoie-Hollerich) fixent la limite extérieure de la ville et identifie dans l’espace les espaces à structurer, urbaniser, bâtir et à densifier. Les antennes pointent vers l’extérieur et lient la périphérie lointaine au centre, où des lignes circulent en boucle, assurant une centralité à la gare, au Puits Rouge, à l’Hôtel des Postes.
En 1913, le tramway gagne l’ancienne commune d’Eich et relie ainsi les quartiers ouvriers à la ville haute. Suite à la fusion de la ville avec ses communes voisines en 1920, le bourgmestre Gaston Diderich fait construire pas moins de 7 lignes supplémentaires sur le nouveau territoire de la ville. Leur construction fait partie d’un programme plus global de développement et de structuration de l’espace comportant la construction d’établissements scolaires, l’aménagement de places publiques, l’extension de l’éclairage et des trottoirs, la construction d’infrastructures sportives et de santé (stade municipal, maternité). Les quartiers à topographie difficile sont reliés par des omnibus aux quartiers centraux. Dès 1925, la périphérie lointaine est raccordée à la zone centrale par le renforcement de la cadence des trains sur les tronçons Luxembourg-Alzingen et Luxembourg-Dommeldange et le tram circulera jusqu’à Heisdorf. En 1930, le réseau du tramway, dont l’étendue avait été de 2,5 km, en 1875, passe à 31 km pour une population de près de 50 000 habitants. Des tarifs spéciaux sont également autorisés sur ces voies. Il est à noter que ce programme va de pair avec une prise de responsabilité politique dans les questions du logement. On peut désormais vivre à la lisière de la ville sur des terrains moins chers. Le transport public va désenclaver les régions plus à l’écart et leur donner vocation de réservoirs démographiques desquelles vit la ville. La Société Nationale des Habitations à Bon Marché construit ainsi à proximité des lignes du tramway au Limpertsberg, à Belair, ou encore à Beggen ses colonies axées sur les maisons individuelles entourées de jardins privés et proches de places publiques. En 1936, un nouveau quartier avec arrêts de tram est inauguré à Bonnevoie.

La distance se mesure désormais en temps de voyage

En 1876, les plans de lotissements des quartiers à gauche et à droite de l’avenue de la gare tiennent déjà compte de la proximité des arrêts de tram. Le potentiel d’habitants visé se recrutait ici dans les classes moyennes artisanales et commerciales vivant de la proximité de la gare centrale. Il est à noter que sur les sections les plus nobles au Boulevard F.D. Roosevelt (rue Chimay-boulevard Royal) et au Boulevard Royal (Avenue Emile Reuter- Avenue de la Porte Neuve), le tramway avec son bruit, ses cloches, ses flux de passage ne circule pas. Les habitants des villas et maisons de maîtres pouvaient ainsi vivre tranquillement derrière l’écran de leurs hautes grilles protégeant leurs parcs et jardins privés des regards et bruits du passage. Grâce à une cadence régulière et fiable, à une vitesse garantie (max 12 km/h), la distance en ville ne se perçoit plus ni en km, ni en topographie, mais bien en minutes. Dans l’Entre-Deux-Guerres, plusieurs annonces de ventes de maisons d’habitation à Eich ou à Bonnevoie signalent la proximité de ces immeubles d’un arrêt de tram et le temps de voyage en tramway jusqu’au centre-ville !

L’arrêt comme nouvel élément d’urbanité

Les arrêts, pour lesquels certaines aubettes sont attestées dès 1877, ont une fonction sociale bien distincte des gares. Certes, elles réunissent, suivant un rituel journalier, les mêmes personnes pour leur parcours domicile-travail. Ces personnes font partie de la société économique, car elles sont titres de billets ou de carnets voyageurs de 1re ou de seconde classe. Si leur code vestimentaire laisse à désirer, leur comportement dérange, le règlement permet de les écarter du groupe. L’arrêt est situé au centre de la rue, et en attendant le tram circulant à des cadences de 30 à 4 minutes suivant les lignes et événements, le voyageur peut flâner et contempler les vitrines, passer des commandes pour bois de cheminées à des vendeurs ambulants, ou faire des courses rapides. Jusqu’en 1923, les tramways étaient accessibles de deux côtés. La prescription de monter du côté trottoir n’est arrêtée qu’en 1953. Cet arrêt en plein rue représente un phénomène nouveau : le commerce s’est spécialisé dans la vente de produits finis qui peuvent être exposés, et les nouveaux matériaux de construction permettent aux négociants de créer des devantures aux grandes vitrines, même éclairées en soirée. Comme voitures circulant sur la voie publique, le tramway devient porteur de publicités, tant sur ses parois extérieures qu’à l’intérieur de ses wagons, une pratique quasi inconnue pour les voitures de chemins de fer. Dès 1930, le voyageur peut se procurer ses carnets de voyages dans des magasins proches de l’arrêt, respectivement au Café de proximité servant également de salle d’attente. Bien plus qu’une gare fixe et immobile, l’arrêt du tram favorise la cohésion sociale, faisant ainsi de chaque entrepreneur privé, un acteur interactif de la ville. Dans le sillage du trajet se construisent des écoles, ouvrent des cinémas et des hôtels, des grands magasins. Un « A » signale l’arrêt sur la façade. Ils se succèdent à des intervals de 300 m seulement, pour tenir compte des capacités d’un piéton, éventuellement chargé de marchandises. La zone de chalandise d’un arrêt peut dépasser un km.

Si le tramway structure la ville, la définit dans l’espace, il signifie autant l’ouverture vers l’extérieur, aux visiteurs de la ville. Sa cadence et son horaire, liés aux trains internationaux, imprime à la ville un rythme inconnu jusqu’alors, celui des affaires, de l’économie.

Pour citer cet article

Philippart R., « Le tramway de 1875 guide l’ouverture de la ville », in Dérivations, numéro 5, décembre 2017, pp. 164-167. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-5/le-tramway-de-1875-guide-l-ouverture-de-la-ville.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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