Dérivations

Pour le débat urbain

L’urbanisme tactique, une autre manière de faire la ville

Le succès actuel de l’urbanisme tactique est lié à l’essoufflement du modèle du Master Plan, trop souvent associé à des travaux infrastructurels lourds et couteux. L’urbanisme tactique se focalise, lui, sur des interventions ponctuelles et réversibles en milieu urbain. Il s’appuie sur les réseaux sociaux et culturels existants pour « réenchanter la ville » et contribuer à une forme d’empowerment des habitants. Nous plaidons pour un recours à ce modèle d’urbanisme tactique dans le cadre des interventions dans les quartiers en difficulté.

La fin du Master Plan ?

Le Master Plan est un outil d’urbanisme lié à la transposition des démarches de planification stratégique depuis le domaine de l’entreprise vers celui de la ville et de l’urbanisme. Les Master Plans reposent sur la coordination d’un grand nombre d’acteurs, publics et privés, qui s’associent afin de transformer en profondeur les structures spatiales d’une partie de la ville. De nature non réglementaire et indicative, on va les voir fleurir dans l’Europe entière dans le cadre d’une série de programmes de régénération urbaine dans des espaces marqués par la désindustrialisation.

A titre d’illustration, on remarquera qu’un Master Plan très ambitieux a été mis en œuvre, chez nous, dans la commune de Seraing, de manière à accompagner la transformation de la ville liée à la fermeture de la phase à chaud. Il reposait sur une collaboration étroite entre responsables de la ville de Seraing, qui souhaitaient par là reprendre en main l’avenir de leur territoire, et les « grands acteurs » métropolitains et régionaux (SPW Route, SRWT, administration régionale de l’urbanisme, SPI etc.) ainsi que des acteurs privés (en particulier Arcelor qui souhaitait conserver la maîtrise foncière de ses terrains).

Ce modèle transnational du Master Plan apparaît aujourd’hui remis en question.

Un premier motif d’interrogation est lié à la baisse structurelle de moyens publics pour financer de tels programmes de régénération urbaine. On a pu par ailleurs reprocher aux Master Plans une forme de standardisation et de reproduction de mêmes recettes dans des contextes urbains très différents, avec des résultats parfois décevants. On constate par ailleurs que ces démarches de Master Plan tendent à ignorer une série de demandes citoyennes et ce même lorsque des dispositifs de participation sont mis en œuvre pour accompagner la démarche de réflexion.

Plus fondamentalement, le Master Plan se concentre largement sur des investissements dans les composantes physiques et matérielles de la ville — infrastructures de communication, équipements culturels phares, nouveaux quartiers —, avec souvent la désagréable surprise que la dynamique urbaine ne prend pas et que ces « beaux objets urbains » se dégradent après quelques années. Ceci est lié au fait que ce mode d’intervention mise essentiellement sur les composantes « hardware » de la ville. Il oublie l’importance du substrat social et culturel de nos espaces de vie, le « software » de la ville, qui joue un rôle de premier plan dans les dynamiques de régénération urbaine. Or ce substrat social et culturel joue un rôle fondamental en matière d’intégration sociale et d’émancipation individuelle.

Le Master Plan se trouve ainsi régulièrement en décalage par rapport à l’ensemble des initiatives spontanées liées au champ de l’économie collaborative, qui reposent sur des dynamiques horizontales entre usagers de services urbains (peer-to-peer).

L’urbanisme tactique : un mouvement issu de pratiques contestataires
Douay et Prévot définissent de la sorte l’urbanisme tactique : « l’urbanisme tactique propose à tout citoyen d’agir matériellement sur son environnement urbain immédiat et quotidien afin de le rendre plus agréable à vivre, et ce sans attendre que les autorités/acteurs en charge de l’aménagement et de l’urbanisme répondent à ses aspirations. » (Douay et Prévot, 2016)

A l’origine, cette manière de faire la ville repose explicitement sur une approche contestataire de l’urbanisme. On retrouve dans la boîte à outils de l’urbanisme tactique des pratiques telles que le « guérilla gardening », « faire sauter l’asphalte » ou encore de « chair bombing »… Ces pratiques s’inscrivent assez naturellement dans la foulée des approches situationnistes.

On peut se référer à cet égard aux écrits de Michel de Certeau pour qui « les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps — aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments successifs d’un “coup”, aux croisements possibles de durées et de rythmes hétérogènes » (de Certeau, 1990). On voit ici l’importance donnée au temps court, au caractère non linéaire et pour partie imprévisible de la fabrique de la ville.
Cette forme d’urbanisme se développe à contrepied des discours dominants, de l’entrepreneurialisme et du marketing territorial. Il s’appuie sur des démarches ascendantes, communautaires et ponctuelles menées dans un esprit « do it yourself », pour agir sur le mode de l’acupuncture urbaine. Le choix des lieux et de la rapidité des interventions sont ici des paramètres fondamentaux.

L’urbanisme tactique repose ainsi sur trois basculements fondamentaux. Il privilégie (I) le détournement plutôt que l’alignement, (II) la réversibilité et le provisoire plutôt que l’irréversibilité et (III) l’expérimentation plutôt que la planification.

Intervention dans les quartiers en difficulté

Cette autre manière de faire la ville trouve un terrain d’application favorable dans les quartiers en difficulté. On sait en effet le manque de moyens auquel la politique de la ville et des quartiers est aujourd’hui confrontée. C’est tout particulièrement le cas en Wallonie, où les budgets alloués aux politiques de rénovation et de revitalisation urbaine n’ont cessé de baisser depuis 2008.

Qui plus est l’effet d’entraînement attendu des politiques de rénovation urbaine, à savoir le fait de stimuler les investissements privés dans la foulée des investissements publics, se voit aujourd’hui profondément remis en question. On se heurte dans les quartiers en difficulté à un certain nombre de verrous (manque d’intérêt des propriétaires bailleurs, taux de rotation des habitants, déclin structurel de l’activité commerciale, difficultés d’intervention de la puissance publique face au morcellement de la propriété privée) qui limitent fortement les effets d’entraînement attendus.

Par ailleurs, le risque de gentrification amène à considérer de tels effets d’entraînement avec prudence. Convenons néanmoins que ce risque reste assez hypothétique en Wallonie. La figure 2 propose une cartographie des quartiers en difficulté en Wallonie sur base de données récentes (2015). La méthodologie adoptée par la CPDT repose sur l’intégration de 20 variables, à l’instar de ce qui avait été proposé lors de la réalisation de l’atlas « Dynamique des quartiers en difficulté dans les régions urbaines belges » (Grippa et al, 2015). Il ressort de cette cartographie que les quartiers les plus fragiles restent fortement concentrés dans les zones urbaines du sillon industriel, qui restent peu attractives pour une part substantielle des classes moyennes et aisées. [ voir fig. 2 ]

Des expériences à Liège dans le cadre des projets Interreg SUN et VALUE Added

Ces différents facteurs expliquent très logiquement l’intérêt porté par les acteurs de la ville pour des modes d’action alternatifs dans ces quartiers. C’est la raison pour laquelle des interventions inspirées de l’urbanisme tactique ont été développées à titre expérimental au sein de la ville de Liège, dans le quartier Saint-Léonard ainsi qu’autour du parc de la Chartreuse, dans le quartier du Longdoz notamment.

Dans les deux cas les interventions ont été construites sur base d’une collaboration entre Ville — différents départements dont la maison de quartier de Saint-Léonard (Gregor Stangherlin) et le service des travaux publics (Anne Rondia) — et Université de Liège — laboratoire LEMA (Christine Ruelle) —, développée dans le cadre des projets Interreg SUN et VALUE Added.

Dans le cadre du projet SUN, il s’agissait de soutenir des initiatives habitantes en matière de verdurisation des quartiers. Des micro-projets proposés par des collectifs constitués d’habitants, de commerçants, d’associations et/ou d’écoles ont été évalués, sélectionnés, accompagnés et financés par le projet Interreg. On parle ici de financements de l’ordre de 3 000 à 5 000 euros. Dans le cadre de la Chartreuse, la conception du projet et certains aspects de sa réalisation ont mobilisé les établissements scolaires proches (Ecole professionnelle de Froidmont, Collège Saint-Louis), des écoles d’art (ESA Saint-Luc Liège, Van Hal Larenstein University), les associations présentes autour du site (le Monde des Possibles,…), etc. Les acteurs sociaux et culturels sont, on le voit à travers ces quelques exemples, au cœur de la démarche de l’urbanisme tactique…

Il ressort de ces expériences que le processus de mise en place des actions a parfois autant si ce n’est davantage d’importance que leur résultat final qui peut paraître modeste. Il s’agit en effet de constituer et de mobiliser des collectifs d’habitants dans les quartiers, de soutenir leur intégration dans un processus de délibération collective, de les mettre en capacité, par exemple, de répondre à des appels à projets, soit une série de compétences qui pourront ensuite être mobilisées dans d’autres contextes. C’est là tout le sens de l’urbanisme tactique, qui entretient une confusion délibérée entre fins et moyens.

On observe par ailleurs que dans l’évaluation de ces actions, les processus de mobilisation et les effets d’apprentissage induits apparaissent comme déterminants au regard de l’intérêt de pérenniser et/ou mettre à échelle certains dispositifs, tels que les appels à verdurisation d’un quartier.
Il convient par ailleurs de souligner que ce mode opératoire ne peut masquer le manque d’investissements structurels dans les quartiers en difficulté. Il faut toujours y investir dans des espaces verts de qualité, les formes de mobilité alternative, l’amélioration de la qualité de l’habitat. L’urbanisme tactique n’est pas une panacée et ne peut devenir un alibi pour oublier les injustices profondes dont souffrent les quartiers en difficulté.

Dans cet esprit, on constate aujourd’hui que plutôt que de modes opératoires opposés et incompatibles, urbanisme tactique et stratégique se voient combinés dans un nombre croissant d’interventions urbaines. L’urbanisme tactique apparaît alors comme un moyen d’intervenir dans le temps court de la ville pour préparer, anticiper et tester des interventions, de nouveaux usages qui seront éventuellement stabilisés sur le temps long. L’urbanisme tactique sort ici du rôle contestataire et marginal qu’il tenait par le passé pour s’institutionnaliser. Un tel couplage entre urbanisme tactique et stratégique nous paraît particulièrement pertinent dans les quartiers en difficulté, considérant que des interventions ponctuelles et une mobilisation citoyenne exigent, dans ces quartiers, un soutien de la puissance publique et des acteurs intermédiaires (réseau associatif, maisons de quartier, écoles etc.).

Pour citer cet article

Teller J., « L’urbanisme tactique, une autre manière de faire la ville », in Dérivations, numéro 5, décembre 2017, pp. 203-206. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-5/l-urbanisme-tactique-une-autre-maniere-de-faire-la-ville.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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