Dérivations

Pour le débat urbain

La banque de Stéphane Moreau

Ogeo Fund, le fonds de pension de Publifin, gérait plus de 1,1 milliard d’euros fin 2015. Comment cette immense manne est-elle investie ? Selon quels critères ? Et quel est l’impact urbanistique de ses investissements immobiliers ? Dérivations a enquêté…

« Vous êtes bourgmestre, responsable d’une intercommunale, président d’un CPAS, échevin des Finances, directeur général ou directeur financier d’une commune ou d’une ville, mandataire provincial, etc. Vous souhaitez construire l’avenir tout en assurant le paiement des pensions ? Des professionnels sont là pour vous aider à relever ces grands défis financiers ! » Ainsi débute le luxueux folder d’Ogeo Fund, disponible à l’entrée de son stand au Salon des Mandataires. Ogeo Fund ? C’est le cinquième fonds de pension de Belgique. Il pesait plus de 1,1 milliard d’euros fin 2015.
Au WEX de Marche-en-Famenne, ce jeudi 16 février 2017, l’ambiance est à l’image de la météo : morose. Quelques semaines seulement après l’éclatement du scandale Publifin 1, tout le monde ou presque a la gueule de bois. Stéphane Moreau, l’administrateur-délégué d’Ogeo Fund et CEO de Nethys (filiale opérationnelle de Publifin), s’est fait porter pâle. Il est pourtant là chaque année. Après les discours d’inauguration embarrassés d’André Bouchat (bourgmestre CDH de Marche), de Pierre-Yves Dermagne (le ministre wallon PS des Pouvoirs locaux qui a remplacé Paul Furlan, emporté par le scandale) et de Paul Magnette (ministre-président PS de la Région wallonne), le stand d’Ogeo Fund restera désespérément désert jusqu’à l’ouverture de l’« after-lunch privatif » organisé à 15h30. Durant une heure et demie, des amuse-bouches sophistiqués seront servis aux convives tandis que des magnums de champagne Pommery Brut Royal empliront leurs « coupettes ». On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Car des « mouches », justement, le fonds de pension peine à en séduire de nouvelles. La dernière en date est la sulfureuse intercommunale PubliLec, qui a rejoint Ogeo Fund en 2016. PubliLec ? C’est la maison-mère de SA Publipart, qui a provoqué un « publi-scandale » en Flandre, en février, à l’instar du scandale wallon Publifin. En cause : des investissements peu éthiques et de généreuses rémunérations à des élus gantois, qui ont dû démissionner 2. Basée à Seraing, la maison-mère PubliLec constituait aussi, jusqu’en février 2016, un fonds de pension pour d’anciens travailleurs de sociétés énergétiques liégeoise, gantoise et de Flandre occidentale. C’est Ogeo, désormais, qui gère la cagnotte.

Les petits fours et le champagne du Salon des mandataires ne font pas vraiment recette. La grande majorité des institutions publiques et parapubliques de la Province de Liège (communes, intercommunales et CPAS) sont méfiantes. Elles restent prudemment à l’Office national de sécurité sociale des administrations provinciales et locales (ONSS-APL) pour financer les pensions de leurs mandataires et de leurs personnels [ lire encadré page suivante ]. Il faut remonter à… 2012 pour qu’une autre « mouche » vienne se coller sur le serpentin englué d’Ogeo : l’Association intercommunale pour le démergement et l’épuration des communes de la province de Liège (AIDE), une structure créée en 1928 pour lutter contre les inondations dans la région liégeoise.

L’aventure Ogeo démarre en fait il y a près d’une décennie. En juillet 2007, cela ne fait même pas deux ans que Stéphane Moreau a été bombardé directeur général de l’ALE. Il transforme alors l’ASBL Fonds de pensions et de secours du personnel de l’Association liégeoise d’électricité (et ses quelque 500 millions d’euros de trésor de guerre) en « Tecteo Fund ».

L’Intercommunale d’incendie de Liège et environs (IILE-SRI) — dont Stéphane Moreau était le secrétaire général jusqu’en août 2005 — rejoint le fonds en lui apportant quelque 60 millions. Un an plus tard, c’est au tour de la Compagnie intercommunale liégeoise des eaux (Cile) — dont Alain Palmans, proche de Moreau, est actuellement directeur général. Entretemps le fonds a été rebaptisé Ogeo Fund pour souligner sa dimension « multi-employeurs ». Dans la foulée, avec l’aide de ses amis André Gilles (député provincial) et Alain Mathot (bourgmestre de Seraing), Stéphane Moreau obtient que les députés provinciaux, puis le personnel et les mandataires de Seraing (commune et CPAS), rallient Ogeo en 2009 et 2010.

Mais les autres camarades liégeois n’ont guère suivi le mouvement. Le rapport annuel 2015 du fonds de pension — le plus récent disponible en ligne — annonce que « des discussions sont actuellement en cours avec diverses autres nouvelles entreprises d’affiliation potentielles ». Or Le Vif a récemment révélé que les rats quittaient le navire : trois entreprises d’affiliation (dont la CILE) ont déjà bifurqué vers le système ONSS-APL de retraite par répartition. Une quatrième, l’AIDE, sautera le pas le 1er janvier 2018 3. La raison ? Une dégringolade des rendements financiers qui baissent lentement mais sûrement depuis 2012 : 9,17 % (2012), 7,38 % (2013), 6,95 % (2014), 5,08 % (2015) et 4,50 % (2016). « Le système par capitalisation n’est plus tenable. Nous allons donc passer au modèle de pension par répartition où les actifs paient pour les retraités », justifiait au Vif Claude Tellings, directeur général de l’AIDE et membre du comité financier d’Ogeo. Les mouches, malgré bulles et petits fours, semblent désormais se détourner d’Ogeo Fund. Et ce, même si les performances n’ont pas été mauvaises en 2015 : le rendement financier du fonds (5,08 %) a été supérieur au retour sur investissement moyen des institutions de retraite professionnelle belges (4,48 %) calculé par PensioPlus, l’Association belge des institutions de pension.

Le rendement, toujours le rendement

Bref, voilà pour l’historique. Fin 2015, Ogeo gérait ainsi 1,125 milliard d’euros d’actifs pour 4 183 bénéficiaires de rente actuels ou futurs, répartis entre sept entreprises d’affiliation. Un pactole qui a bien entendu gonflé en 2016 avec l’arrivée de PubliLec, huitième affilié. Mais le nouveau montant des actifs sous gestion reste top secret « jusqu’à la publication, cet été, du rapport annuel 2016 », nous explique-t-on chez Ogeo. Comment cette immense « cagnotte » est-elle investie ? Selon quels critères ? Et quel est l’impact urbanistique de ses investissements immobiliers ? La politique de placement d’Ogeo Fund (Statement of Investment Principles, dans le jargon) est validée chaque année par l’assemblée générale. Elle définit précisément la façon dont la manne d’Ogeo est investie. En 2015, c’était 20 % d’immobilier, 5 % de produits d’assurance et 75 % de titres (50 % d’obligations à long terme ; 22,5 % d’actions ; 2,5 % de bons à moyen terme) [ voir graphique ci-contre ]. Tous les titres financiers sont par ailleurs regroupés au sein d’une sicav (société d’investissement à capital variable) créée en 2014 et baptisée Ogesip Invest. Elle gérait 725 millions d’euros fin 2015. Que ces fonds soient publics n’impose aucune contrainte éthique aux gestionnaires en termes d’investissements : Ogesip est géré comme un fonds privé [ lire pages 41-43 ]. L’idée d’imposer des critères éthiques, sociaux ou environnementaux aux investissements publics, à tous les niveaux de pouvoir, est dans l’air depuis une dizaine d’années mais n’a jamais pu être mise en œuvre de manière satisfaisante.

Qu’en est-il des investissements immobiliers d’Ogeo Fund ? Ici aussi les critères d’investissement sont quasi-exclusivement basés sur le rendement financier. Comme on l’a vu, la politique de placement d’Ogeo prévoit une « poche » immobilière correspondant à 20 % des actifs sous gestion (elle peut grimper jusqu’à 25 % maximum). Au 31 décembre 2016, cette poche immobilière se montait à environ 220 millions d’euros investis. Mais le portefeuille immobilier d’Ogeo Fund se distingue de la plupart de ceux des autres fonds de pension belges. Ces derniers investissent généralement dans l’immobilier « papier » (via des sicafi, c’est-à-dire des fonds d’investissement qui possèdent des bâtiments) alors qu’Ogeo investit directement « en briques ». Une stratégie qui n’est certainement pas étrangère à la passion de Stéphane Moreau pour l’immobilier, lui qui a été échevin de l’urbanisme à Ans durant de nombreuses années et a ensuite conservé cette attribution en tant que bourgmestre. Bref, depuis 2009, Ogeo s’est ainsi constitué un portefeuille immobilier grâce à un partenariat avec Integrale, Caisse commune d’assurance.

« Les projets immobiliers dans lesquels Ogeo Fund investit affichent un rendement net moyen de 5 %, affirme le dernier rapport annuel. Un rendement constant, rendu possible par une sélection rigoureuse tant des projets que des locataires. Ogeo Fund met en effet l’accent sur l’acquisition d’immeubles de bureaux occupés par des locataires de qualité s’engageant sur le long terme, avec des loyers indexés. » Ça, c’est pour ce qu’Ogeo appelle les investissements immobiliers « de type 1 », dont les rendements sont fondés sur des baux commerciaux. Mais il y a aussi les investissements immobiliers « de type 2 » : des projets de construction à haut potentiel, plus risqués, mais destinés à rapporter du 9 % en moyenne.
Si plusieurs investissements de type 1 sont mentionnés dans les rapports annuels, ceux de type 2 n’y apparaissent pas du tout. Ils sont évoqués une seule fois dans le rapport 2012, à l’occasion du bilan des cinq ans d’Ogeo Fund : « En complément [des investissements de type 1, NDLR], Ogeo Fund a développé d’autres projets immobiliers. Ces investissements, préalablement audités par PwC (PricewaterhouseCoopers), ont également été mis en place au travers de sociétés dédiées, notamment, dans une perspective de contrôle. Ogeo Fund est donc investi dans les sociétés LIG (Land Invest Group) et UrBa Liège, qui mènent des projets de grande envergure et à haut potentiel de rendement. » C’est la seule et unique fois où les noms « Land Invest Group » et « UrBa Liège » apparaissent noir sur blanc dans les publications officielles du fonds de pension. Une brochure de mars 2015 sur les placements immobiliers « prudents et diversifiés » d’Ogeo donne un exemple d’investissement de type 2 sans préciser qu’il est réalisé via Land Invest Group (LIG). C’est le projet Kattendijkdok : « Développement de 6 tours à Anvers pour un total de plus de 400 appartements. Les deux premières tours sont finalisées et occupées. Les 4 autres tours sont en développement. Investissement Ogeo Fund : 8,4 millions €. » Circulez, y a rien d’autre à voir.

Immobilier, prêts, capital : opacité à tous les étages

Alors, pour y voir plus clair, Dérivations a demandé à Ogeo la liste complète de ses investissements immobiliers. En vain. On est loin, sur ce point, de la « transparence » tant vantée dans le dernier rapport annuel — le terme revient à huit reprises. Alors, nous nous sommes penchés sur les rapports annuels et le site internet du fonds de pension. Ils donnent plusieurs exemples d’immeubles acquis par Ogeo, mais on ignore quelle proportion des investissements immobiliers totaux ces exemples représentent [ lire pages 44-51 ]. Et il faut distinguer les immeubles déjà construits et loués d’une part (type 1), des projets immobiliers approuvés sur papier et non encore construits d’autre part (type 2). Des projets de type 2 où des montants importants sont investis en capital et sous forme de prêts. Selon les comptes annuels 2015 de LIG, par exemple, Ogeo a prêté plus de 27,7 millions d’euros à cette filiale : « La dette est constituée d’obligations qui ont été fournies par l’actionnaire Ogeo Fund. »

Cet énorme bras financier contrôlé par Stéphane Moreau est-il politiquement instrumentalisé ? Autrement dit, le fonds de pension jouerait-il occasionnellement le rôle de « banque » du PS principautaire pour arrondir certains angles ? La réponse est clairement positive. Des exemples ? À trois reprises au moins, Ogeo Fund a prêté de l’argent à Publifin : 25 millions d’euros en mars 2011, puis 30 millions en septembre 2012, puis encore 40 millions d’euros en juillet 2013. André Gilles a reconnu ces « avances de fonds à court terme » (respectivement 1 mois, 3 mois et 3 mois) devant la commission d’enquête Publifin du parlement wallon. Mais il a insisté : l’intégralité des fonds et les intérêts prévus ont été remboursés, les taux d’intérêt étaient des taux de marché, la solvabilité des débiteurs ne posait pas question. Ogeo Fund a également prêté 65 millions d’euros (50 millions en 2008 et 15 millions en 2014) à l’un de ses partenaires, la compagnie d’assurance Integrale. Ces créances ont été converties en capital fin septembre 2016 lorsque Nethys a injecté 90 millions d’euros en espèces pour prendre le contrôle de l’assureur liégeois. La SA Integrale est donc désormais contrôlée principalement par Nethys (54,9 % du capital) et Ogeo Fund (39,6 %).

La « banque » Ogeo sait également venir en aide aux entreprises « amies » en difficulté. Au printemps 2014, la société pharmaceutique Mithra connaît de grandes difficultés financières, comme l’a raconté le magazine Médor 4. L’ex-spin-off de l’université de Liège manque de liquidités et ne peut plus payer ses collaborateurs. Les factures des fournisseurs s’amoncellent. Un avocat est même contacté pour préparer une procédure de réorganisation judiciaire, l’antichambre de la faillite. Nous sommes à deux mois des élections régionales, fédérales et européennes du 25 mai 2014. Si Mithra « tombe » avant le scrutin, c’est un symbole du Plan Marshall qui s’effondre. Une catastrophe pour le PS et pour le ministre wallon de l’Economie Jean-Claude Marcourt, proche de Stéphane Moreau. Aux côtés de Meusinvest (7,7 millions d’euros en capital et sous forme de prêt) et de la SRIW (prêt subordonné de 10 millions), Ogeo Fund investira 10 millions d’euros en capital pour renflouer Mithra et financer son nouveau centre de production à Flémalle. Le fonds de pension se retrouve donc actionnaire de Mithra avec une participation de 4,76 %. Est-ce vraiment sa vocation ? D’autant que ce « placement » pose plusieurs questions, économiques et éthiques. D’abord, quand Mithra est rentrée en Bourse en juin 2015, son action valait 12 euros. Depuis, elle a chuté et vivote autour de 9 euros. Elle a donc perdu 25 % de sa valeur et la position d’Ogeo est — pour l’instant — largement déficitaire : une perte potentielle de 2,5 millions d’euros. Fin avril, la banque ING a réduit sa recommandation sur Mithra à « conserver » (contre « acheter » auparavant) et diminué l’objectif de 14 à 10 euros pour le cours de bourse. Ensuite, l’entreprise liégeoise, abonnée aux aides et subsides publics, a largement enrichi son patron François Fornieri d’au moins 6,5 millions les mois précédant son entrée en bourse (il a revendu à Mithra ses parts dans plusieurs filiales). Enfin, en 2016, le CEO de Mithra s’est octroyé un salaire annuel brut de… 805 000 euros — plus de trois fois celui du Premier ministre Charles Michel. C’est également le montant de son parachute doré. Un fonds de pension public doit-il vraiment cautionner ces pratiques pour le moins discutables en ces temps d’austérité ?

Des participations non-déclarées

Ainsi, au gré de ses prêts convertis en actions, ou de ses investissements directs en capital, Ogeo s’est constitué un portefeuille de participations « parallèle » et non transparent, dont on peine à comprendre la logique. Dérivations a ainsi identifié plusieurs sociétés participées par Ogeo qui peuvent intriguer. Integrale Insurance Services SA en fait partie. Ogeo Fund a créé cette société au capital de 10 millions d’euros en partenariat avec Integrale en mars 2008. Le fonds de pension y a injecté 3 millions et Integrale le solde. En juin 2015, un nouvel actionnaire est arrivé, avec un million d’euros supplémentaire : la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (deuxième mutuelle de santé en France avec 3,5 millions d’adhérents). Depuis, la participation d’Ogeo s’élève donc à 27,3 %. L’objet d’IIServices est de « fournir des services à des fonds de pension (essentiellement) en matière d’audit interne, compliance, actuariat, reporting, comptabilité, etc. ». Est-il sain que IIServices, dont Ogeo est actionnaire, s’occupe de l’audit interne d’Ogeo Fund ? Le fonds de pension s’enorgueillit en effet dans son dernier rapport annuel de sa « gouvernance qui va au-delà des prescrits légaux » en opérant « dans un cadre sûr, reposant sur des contrôles, tant internes qu’externes, rigoureux et une transparence absolue ». Le fonds a ainsi mis en place un double contrôle actuariel : « IIServices assure les missions de calcul, le cabinet Nexyan celles de contrôle. » La filiale d’Ogeo et Integrale joue le rôle de « l’actuaire technique qui calcule les provisions techniques et propose les plans de financement ». IIServices prend également en charge « le calcul de la marge de solvabilité ; le calcul de la durée moyenne des engagements de chaque entreprise d’affiliation ; la réalisation des tests de cohérence ainsi que des tests d’hypothèses (tables de mortalité adéquates, hypothèses sur les âges de départ en retraite, comparaisons des montants de rentes avec les chiffres de la comptabilité…). »

Même si son travail est ensuite contrôlé par Nexyan, l’actuaire technique IIServices, détenu en partie (27,3 %) par Ogeo, est-il suffisamment indépendant pour effectuer ses missions ? Conflit d’intérêts ? D’autant que depuis la prise de contrôle d’Integrale en septembre 2016 par Nethys (54,9 % du capital) et Ogeo (39,6 %), IIServices, filiale d’Integrale (à 63,6 %), est directement contrôlée par Nethys. Stéphane Moreau étant à la fois CEO de Nethys et administrateur-délégué d’Ogeo Fund, n’y a-t-il pas ici un étrange mélange des genres ?

Autre participation non-déclarée par Ogeo : ses 55 % dans la société Integrale Green Energy SA. Que fait cette discrète filiale créée en 2010 ? Le dernier rapport annuel d’Integrale (avant son rachat par Nethys et Ogeo) la décrit ainsi : « Cette entité dégage un revenu de l’installation de panneaux photovoltaïques sur des bâtiments propriétés d’Integrale. » Et ce par le biais de leasings qu’Integrale réalise via cette société qui n’emploie personne et recourt à de la sous-traitance.

Outre IIServices et Integrale Green Energy, Ogeo a pris le contrôle, en décembre 2012, de Greencity, une société qui possède un immeuble d’une valeur d’un million d’euros. Le rapport de gestion 2015 de Greencity précise que la société a été créée « dans un but immobilier » et qu’elle a « acquis des projets dont l’un est en cours de développement ». Lequel ? Mystère… En décembre 2015, son capital a été augmenté. Ogeo y a injeté 1,2 million d’euros. Nous n’en saurons pas plus. Idem concernant Terre As, filiale de Greencity créée en juillet 2015. Son capital est de 1,2 million d’euros. Terre As est gérée par un jeune employé d’Ogeo Fund en charge de l’immobilier.
Et que penser de Belgo Metal CW, une société domiciliée dans la banlieue gantoise dont l’objet social est principalement « la conception, la construction et la vente de tous les types d’objets en métal, fenêtres, portes, barrières, murs » ? De manière surprenante, Ogeo Fund y a investi 250 000 euros de capital en juin 2015, sur un total de 750 000 euros. Un investissement stratégique pour fournir les nombreux chantiers des projets immobiliers d’Ogeo ? Dans cette opération, le fonds de pension s’est associé avec la SPRL Westbridge de Jean-Jacques Neybergh, un homme d’affaires de Rhode-Saint-Genèse, qui a avancé les 500 000 euros de capital restants. Belgo Metal CW est un véhicule juridique destiné semble-t-il à reprendre l’actif de Belgo Metal NV, une société à l’objet social identique créée en 1966 et en situation de faillite depuis le 22 juin 2015… trois jours avant la création de Belgo Metal CW. En septembre 2015, pour se financer, Belgo Metal CW a émis des obligations convertibles pour 3 250 000 euros. Parmi les trois administrateurs représentant Ogeo Fund, on retrouve Emmanuel Lejeune, mais aussi Marc Beyens (qui a dû démissionner d’Ogeo en juin 2014) et… Gil Simon, le secrétaire général de Nethys qui n’a pourtant aucun lien structurel avec Ogeo.

Syndicats éjectés

Nethys, parlons-en. Il semble qu’Ogeo sache aussi servir ses intérêts. Il est vrai que Nethys est la filiale opérationnelle du principal affilié du fonds de pension : Publifin. On a vu le tandem en action en septembre 2016, lors de la prise de contrôle d’Integrale par Nethys avec l’aide d’Ogeo. Mais trois ans plus tôt, en 2013, Ogeo a également aidé Nethys à prendre pied dans une autre structure liégeoise importante : Liège Airport. Pour comprendre, un flashback s’impose. En 2003, la Caisse de pension et de secours du personnel de la Socolie prête 130 millions d’euros à du 3,9 % à Ecetia, le bras financier des intercommunales liégeoises. Dix ans plus tard, cette dette doit être remboursée. Problème : Ecetia n’a pas les liquidités nécessaires. Mais elle a des participations. Tecteo / Nethys rachète 50,1 % des parts de l’intercommunale Ecetia Participations, qui détient notamment 50,36 % de Liège Airport. Avec l’argent obtenu, Ecetia rembourse sa dette à la caisse de pension de la Socolie, entretemps absorbée par Ogeo Fund. C’est ainsi que Nethys est devenu l’actionnaire majoritaire de l’aéroport liégeois.
Toutes ces opérations d’investissement — dans l’immobilier, dans la sicav Ogesip, dans des entreprises diverses et variées — sont réalisées par Ogeo Fund sans le moindre contrôle du personnel des entreprises affiliées. Chez Ogeo, on aime avoir les coudées franches. Selon PensioPlus, la fédération des fonds de pension belges, 73 % de ceux-ci ont des représentants du personnel au sein de leur conseil d’administration. Et quand ce n’est pas le cas, le tiers des entreprises concernées ont au moins un comité social via lequel les représentants du personnel ont voix au chapitre. Chez Ogeo, il n’y a ni l’un, ni l’autre. Dès la création du fonds de pension en 2007, Stéphane Moreau et André Gilles sont parvenus à tenir les organisations syndicales à l’écart. Ils ont en outre réussi le tour de force de raboter les avantages des retraités de l’ex-ALG et l’ex-Socolie, plus élevés que ceux du secteur public, en invoquant une loi de 1978 qui n’avait jusque-là jamais posé problème. Ainsi, en juin 2013, 336 retraités n’ont plus reçu leur pécule de vacances et leur prime de troisième âge — un manque à gagner d’environ 1 000 euros par an.

Cette manière très particulière de fonctionner peut-elle continuer pour Ogeo Fund après l’éclatement du scandale Publifin, lequel a braqué une fois de plus les projecteurs sur des failles de gouvernance au sein d’instances publiques et parapubliques ? D’autant que le fonds de pension pourrait être inquiété sur le terrain judiciaire. Ogeo avait en effet été « visité » en mars 2012, une perquisition réalisée dans le cadre de l’enquête menée par la section financière de la police judiciaire fédérale de Liège à la suite d’une dénonciation anonyme datant de 2008 et concernant le groupe Tecteo. Aujourd’hui clôturé, ce dossier « Tecteo » diligenté par le juge d’instruction Frédéric Frenay a été transmis au parquet général de Liège le 30 janvier dernier. Son volet « Ogeo » porte sur certains crédits à court terme contractés par Ogeo auprès de son banquier UBS, sur des constructions financières douteuses, et sur un voyage d’agrément à Abu Dhabi que Marc Beyens et Stéphane Moreau auraient tenté, en 2011, de travestir en mission professionnelle afin que leurs billets d’avion soient pris en charge par Ogeo. A suivre donc.

Mais qui pilote le fonds de pension aujourd’hui, après la tornade Publifin ? Ogeo Fund a très longtemps été dirigé par le trio Stéphane Moreau (administrateur-délégué et président du comité de direction), Marc Beyens et Emmanuel Lejeune (membres du comité de direction), trio chapeauté par André Gilles (président du conseil d’administration). Mais le quatuor a vécu. En juin 2014, Marc Beyens a dû démissionner. Selon l’homme d’affaires bruxellois Dominique Janne, proche de Stéphane Moreau, ce pas de côté a été imposé par la FSMA, l’autorité de contrôle des marchés financiers, suite à une série d’opérations suspectes réalisées par Beyens pour Ogeo avec la banque UBS 5. (Quelques semaines plus tard, Marc Beyens était recasé chez Mithra comme administrateur indépendant et embauché par Nethys pour s’occuper du développement international de la société.) Stéphane Moreau pourrait bien connaître le même sort que Marc Beyens : la FSMA a ouvert une enquête pour évaluer s’il peut encore être considéré fit and proper (compétent et honorable) pour diriger un fonds de pension. En cause : trois instructions judiciaires qui le visent à Liège, dont une (le dossier Tecteo) pour laquelle il a été inculpé pour « détournement ». On verra si ses connexions haut placées dans la sphère politico-financière, via Guy Quaden (consultant d’Ogeo Fund), François-Xavier de Donnéa (administrateur indépendant d’Ogeo) ou le ministre MR des pensions Daniel Bacquelaine (dont le frère Yves pilote le projet immobilier d’Ogeo à Bavière), pourront lui sauver la mise. Quant à André Gilles, emporté par le scandale Publifin, il a finalement démissionné d’Ogeo : il a été remplacé par Pol Heyse, le responsable financier de Nethys.

Pour citer cet article

Leloup D., « La banque de Stéphane Moreau », in Dérivations, numéro 4, juin 2017, pp. 32-40. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-4/la-banque-de-stephane-moreau.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

Participer à la discussion

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.