Detroit : pas d’accord pour crever
En publiant pour la première fois en français ce classique de l’histoire des luttes ouvrières en Amérique, les éditions Agone nous permettent d’accéder à un pan très important de l’histoire ouvrière, sociale et révolutionnaire des États-Unis, une histoire riche et passionnante en elle-même, et instructive en tant qu’elle apporte un éclairage singulier sur le développement de nos sociétés capitalistes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Détroit : pas d’accord pour crever, dont la première édition en anglais date de 1975, raconte l’histoire des luttes des ouvriers noirs américains, à Détroit, entre 1967 et 1974. Il s’agit plus spécifiquement, pour les auteurs, de retracer l’émergence puis le déclin de l’organisation intitulée Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires.
Détroit en 1970, c’était deux millions d’habitants, 250 000 ouvriers noirs, une ville qui devait sa prospérité au développement de l’industrie automobile — « Motortown » abritait le siège des Trois Grands : General Motors (l’entreprise manufacturière la plus importante au monde), Ford et Chrysler. Mais, Détroit, c’était aussi le record d’homicides et de violence aux Etats-Unis. Les pro- messes de meilleure intégration faites aux Noirs après la Seconde Guerre mondiale ne furent pas tenues. Les années 1960 connurent le développement des mouvements noirs (Martin Luther King, Black Panther Party, etc.) et les émeutes qui les accompagnaient. L’une des plus étendues et des plus coûteuses éclata à Détroit en 1967 : la « Grande rébellion ».
La Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires est née de cette Grande rébellion. Son objectif était de mobiliser les travailleurs noirs afin d’améliorer leurs conditions de vie. L’industrie automobile accentuait alors la précarisation de l’emploi (automatisation abusive qui provoquait des réductions de personnel) pour une maximisation des profits (augmentation des cadences au détriment de la qualité des produits). Les conditions matérielles de travail se dégradaient : usines bruyantes, insalubres, dangereuses. Les Noirs, particulièrement, souffraient de ces conditions, car subissant en outre une discrimination raciale aussi dure que dans les Etats du Sud, discrimination qui se marquait notamment par leur exclusion des emplois qualifiés.
L’ambition de la Ligue était de forger une nouvelle conscience de masse des ouvriers noirs en vue de fonder une nouvelle société. Elle accordait ainsi un rôle crucial à l’éducation. La Ligue mit en place des clubs de lecture. Elle se lança dans la réalisation de films : Finally got the news, réalisé en partie par les ouvriers eux-mêmes, à l’instar de ce que faisaient les groupes Medvedkine en France, à la même époque. Elle créa son propre journal (l’Inner City Voice) et prit le contrôle du South End (tirage de 18 000 exemplaires par jour), journal étudiant qu’elle transforma en un porte-parole pour les révolutionnaires noirs et blancs. Outre les dénonciations des conditions de vie et de travail dans les usines, l’ICV ou le South End relayaient, dans un format populaire et attrayant, les idées révolutionnaires sur l’actualité locale, nationale et internationale (Malcolm X, Che Guevara ou Le roi Jones). Une de leurs stratégies consistait à faire des liens entre les problèmes en apparence propres aux ouvriers et des enjeux plus vastes, plus globaux. Ils dénonçaient, par exemple, le fait que le gouvernement américain injectait des sommes d’argent colossales dans la guerre du Vietnam plu- tôt que d’investir dans le secteur industriel en grande difficulté. Le nombre d’ouvriers qui mouraient chaque année au travail était plus important que celui des soldats morts au Vietnam.
Dan Georgakas, écrivain, historien et militant, et Marvin Surkin, spécialiste des politiques urbaines qui fut membre de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires, nous racontent avec empathie et une rigueur exemplaire l’histoire — foisonnante — de la Ligue. Ils nous donnent à voir l’expérience originale d’un militantisme noir et ouvrier, dont la clairvoyance et la justesse impressionnent encore aujourd’hui. Ils nous offrent, ainsi, « un savoir précieux sur les écueils à éviter, les stratégies à déployer et les risques à prendre » dans le rapport de force, toujours bien actuel, qui oppose la masse des travailleurs et des précaires aux élites dirigeantes et au patronat. À Détroit, comme à Liège, comme partout, d’accord pour travailler, pas d’accord pour crever.
Olivier Verschueren
Librairie Livre aux trésors
Pour citer cet article
Verschueren O., « Detroit : pas d’accord pour crever », in Dérivations, numéro 1, septembre 2015, pp. 170-171. ISSN : 2466-5983.URL : https://derivations.be/archives/numero-1/detroit.html
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