Dérivations

Pour le débat urbain

Ville et université : l’expérience liégeoise

Pour comprendre le pourquoi et le comment du Sart Tilman, il suffit d’imaginer ce que serait devenu ce site sans l’installation de l’Université : les historiens aiment les « uchronies », ces reconstructions en forme de scénarii imaginaires qu’ils élaborent en extrapolant sur ce qui serait advenu si un fait historique n’avait pas eu lieu (par exemple : si Napoléon avait gagné à Waterloo…).

Il est probable que sans la présence de l’Université, le massif du Sart Tilman serait devenu un banal lotissement comme il en existe tant dans nos territoires périurbains et ruraux et qui rongent nos campagnes et nos paysages. Au mieux, peut-être, aurions nous eu un « lotissement de luxe », comme celui du Bois de Rognac tant sont grandes les qualités paysagères et naturelles du site et sa grande proximité avec la ville. Quoiqu’il en soit, selon toutes vraisemblance, le site aurait été privatisé.

En effet, le Sart Tilman a eu la chance d’être préservé pendant toute la phase d’intense industrialisation-urbanisation des XIXe et XXe siècles. Tandis que dans la vallée, une vaste conurbation à caractère industriel se développait, l’éperon du Sart Tilman demeurait intact, parce que peu accessible. C’est à partir des années ’30 et de la création de la route du Condroz que des opportunités d’urbanisation apparaissent et, d’ailleurs, un promoteur ne s’y trompe pas : Bernheim achète des terrains à différentes familles de la noblesse liégeoise en vue de « réunifier le territoire ».

Après la Seconde Guerre mondiale, les appétits se précisent, les stratégies s’affinent et les acteurs dévoilent leur cartes : les promoteurs, bien sûr, mais aussi les communes (Angleur par exemple, qui se sent à l’étroit dans son fond de vallée et verrait bien une extension de son aire d’habitat vers le plateau ; il en est de même pour la commune d’Ougrée), les administrations (et il faut souligner ici la clairvoyance et l’intransigeance d’un Victor Bure à la tête de la toute jeune administration de l’urbanisme et qui entend bien tout mettre en œuvre pour que le site ne se transforme pas en « manteau d’Arlequin »), les milieux de la préservation de la nature qui, eux, militent pour le maintien en l’état du massif forestier et pour son ouverture au public à des fins de délassement en référence explicite à la forêt de Soignes à Bruxelles. Ces derniers seront d’ailleurs appuyés par une personnalité de poids : le Gouverneur de la Province, Pierre Clerdent, qui, en 1956, prononcera un discours marquant en vue de soustraire le Sart Tilman aux appétits privés, parlant de « forêt protectrice ».

Lorsque l’université apparaît dans ce jeu (à l’instigation des architectes et urbanistes du Groupe l’Equerre qui planche sur le devenir urbanistique de la région), elle le fait donc dans un contexte d’extrême sensibilité, et ce contexte va influencer la manière dont elle va concevoir son implantation et le degré d’ouverture de « son » domaine au public non universitaire.

Pour l’Université, le Sart Tilman est une opportunité presque inespérée. Son histoire urbaine a été rythmée depuis sa création en 1817 par une course permanente à l’adéquation optimale des enseignements et des locaux.

Trois phases avant le Sart Tilman

Différentes phases sont à pointer : les débuts dans le site d’un ancien couvent et l’appropriation plus ou moins satisfaisante de bâtiments non conçus pour l’enseignement (pour ce type de bâtiments, les italiens parlent de contenieri). C’est l’actuel « XX-Août » qui prendra le visage qu’on lui connaît aujourd’hui dans la seconde phase.

Une deuxième phase (durant les années 1880-1895) voit l’érection d’immeubles enfin conçus selon des exigences programmatiques relevant de disciplines scientifiques en plein essor. Ces immeubles sont souvent construits sur le modèle allemand d’où vient ce renouveau scientifique, par exemple l’Institut d’Anatomie de la rue des Pitteurs est presque un copier-coller de celui de Breslau. Ce sont les « monuments de la science » qui parsèment le tissu urbain et qui, aujourd’hui encore, portent le témoignage d’une vitalité scientifique incarnée par des grands noms de l’Alma Mater. Cette phase clôt un débat qui a agité l’opinion publique et les milieux politiques liégeois et qui concernait un possible regroupement de toute l’institution sur le site du Jardin botanique. C’est le mythe de la reconstruction, perpétuel serpent de mer du débat urbain alimenté par différentes commissions universitaires, dont une, dans la décennie 1870, avait envisagé un regroupement sur le site des actuelles Terrasses.

Au lieu de quoi, cette phase des années 1880-1895 voit émerger une configuration que l’on pourrait qualifier de « dissémination par pôles » : Zoologie, Anatomie, Physiologie en Outremeuse, Pharmacie et Botanique au Jardin botanique, lnstitut Montéfiore rue Saint-Gilles, Astronomie à Cointe, hôpital de Bavière, refonte du site central (avec l’érection du bâtiment central en 1892, architecte Demany).

La troisième phase marquante est celle du Val Benoît : une ensemble qui « signe » et confirme l’émergence à Liège d’une modernité architecturale en plein accord avec les exigences de l’enseignement et de la recherche et donne à la ville un ensemble d’une rare qualité et où il faut pointer en particulier trois éléments : l’Institut de Génie Civil sur le quai Banning (arch. J.Moutschen, actuellement en rénovation par Baumans-Deffet) l’Institut de Chimie et la fantastique centrale thermodynamique que l’on doit à l’architecte Charles Duesberg (1932).

À noter que la localisation du site, le Val Benoît, qui se trouve à la limite des zones péricentrales liégeoises et de la banlieue industrielle, indique par elle même que, désormais, toute extension doit se porter à une certaine distance du centre de la ville, tant l’urbanisation a progressé : les opportunités de développement dans le centre sont désormais limitées.

Entre la fin du conflit mondial et le début des années ’60, diverses commissions élaborent des plans de redéploiement de l’Université, mais comme nous venons de l’indiquer, les opportunités sont rares dans les zones centrales.

L’université à Cointe ?

Comme d’autres universitaires liégeois, Jules Duesberg a fait le « voyage aux Etats-Unis », et il en est revenu fasciné par la formule du campus « à l’américaine ». En décembre 1946, il fait acquérir par l’Université une propriété de près de 10 ha située dans le quartier de Cointe, sur les hauteurs de la ville. En 1947, le Recteur, H. Fredericq annonce des projets grandioses sur ce site et deux mois plus tard, l’architecte Georges Dedoyard établit un avant-projet et réalise une maquette qui sera montrée au public. On prévoit de procéder au regroupement des principales installations (Administration, Salle académique, Bibliothèque centrale, Facultés de Philosophie et Lettres, de Droit, et des Sciences) mais sans y adjoindre pour autant la Botanique et la Zoologie, qu’on pense plutôt installer un peu plus loin, le long du boulevard Kleyer, en face d’un nouveau Jardin botanique. Dans le parc des Dames du Sacré-Cœur (du côté de l’actuelle Plaine des sports communale), il est prévu d’ériger une cité universitaire pour un millier d’étudiants. Ce projet est évalué à 782 millions de francs, dont 22 en expropriations. Mais il ne permettra pas de réaliser des extensions futures, et c’est la raison pour laquelle il est abandonné. Il semble aussi que la manière de procéder de Dedoyard ait indisposé le corps professoral : l’architecte a réalisé une maquette sans avoir établi une programmation.

La commission des bâtiments de 1949

En 1949, une Commission des bâtiments universitaires rend un rapport où est égrenée la litanie des maux déjà connus : trop grande dispersion des bâtiments au sein des mêmes disciplines, vétusté de certains immeubles, mauvaise coordination au sein des mêmes Instituts.

Elle détermine ensuite deux grandes options : la concentration en un seul lieu, ou les groupements en plusieurs pôles. La première, qualifiée de « conception radicale », est surtout pratiquée aux Etats-Unis.

Il faut s’arrêter sur les raisons qui poussent cette commission à rejeter cette solution, dix ans avant les premiers achats au Sart Tilman : le coût budgétaire, les délais de réalisation, l’impossibilité de transférer l’hôpital en dehors de l’agglomération, la difficulté d’abandonner des installations assez récentes (au Val-Benoit) et surtout, « l’important préjudice culturel et même commercial porté à la partie centrale de l’agglomération liégeoise, ainsi qu’aux étudiants qui s’en trouveraient trop éloignés ».

La commission estime qu’il est plus judicieux d’explorer la faisabilité d’une solution par groupements dont elles détaille cinq variantes : deux en cinq groupements, deux en deux groupements et un en un seul groupement.

La première solution en cinq groupes prévoit le schéma suivant : sur le site de la place du XX Août, on maintiendrait l’Administration centrale, les Facultés littéraires et la Bibliothèque. À Bavière, seraient situés l’hôpital et la Faculté de Médecine au complet, c’est-à-dire en comprenant la Pharmacie. Il serait alors nécessaire d’acquérir la caserne Fonck voisine et d’exproprier de nombreuses propriétés aux alentours. Au Val-Benoit, on prévoirait l’agrandissement de l’emprise détenue par l’Université jusqu’à l’avenue des Tilleuls et y serait programmée l’installation des Sciences, des Sciences appliquées et de la Zoologie. Sur ce site, on construirait également une cité pour étudiants et les installations sportives pour la section d’Education physique. On maintiendrait l’Institut d’Astrophysique et l’Observatoire à Cointe. Serait également maintenu le Jardin botanique sur son site, où serait également prévue la reconstruction de l’Institut de Botanique.

La seconde variante (deuxième solution en cinq groupes) dépend en partie de certains paramètres contenus dans la première ébauche : dans le cas où la caserne Fonck ne pourrait être utilisée, il faudrait prévoir des extensions entre le boulevard de la Constitution et le quai G. Kurth jusqu’à l’abattoir, dont le déplacement vers un autre quartier est prévu. Cette solution, cependant, est qualifiée « d’irréalisable », en raison du nombre d’expropriations à opérer.

La troisième solution (la première en deux groupes) prévoit l’utilisation du terrain de Cointe acheté en 1946, et celui de Bavière, où l’on regrouperait la Faculté de Médecine. Ce projet impliquerait l’abandon total des installations centrales et de celles du Val-Benoit.

La quatrième solution (la seconde en deux groupes) prévoit l’utilisation de la Citadelle et d’une partie de ses abords, ainsi que le maintien du site du Val-Benoit. À Bavière, on ne maintiendrait que la fonction hospitalière (ce qui explique que cette solution soit présentée en deux groupes). On aménagerait les fossés de la Citadelle et ses abords pour y disposer, dans un ensemble « assez compact », l’Administration, les Homes des étudiants, et tous les autres Instituts, dont la Faculté de Médecine. Cette solution, écrivent les commissaires, pourrait d’abord paraître séduisante, mais ne résiste pas à un examen plus approfondi, en raison du manque d’espace, des difficultés de communication et du « sacrifice partiel d’une zone de verdure bien caractérisée de Liège ».

La dernière solution (dite en un groupe, car les différents pôles seraient inter-reliés) doit être distinguée de la reconstruction totale, car elle mise sur l’investissement de plusieurs quartiers en se basant sur un noyau universitaire existant : celui de Bavière. Ce schéma a été suggéré par l’association Le Grand Liège et il a reçu l’appui du bureau L’Equerre, avant que ce dernier ne propose l’option du Sart Tilman. C’est le projet « Bavière-Citadelle ».

Sur la base du maintien de la Faculté de Médecine et de l’hôpital universitaire à Bavière, et en appropriant la caserne Fonck (cette condition étant impérative), ce projet prévoit l’extension de l’Université, au-delà de la Meuse, vers le site de la prison Saint-Léonard (dont on sait qu’elle va être démolie |1|) et vers les coteaux de la Citadelle, puis vers le site de l’hôpital des Anglais. L’Université serait reliée aux infrastructures routières en projet, notamment à une route partant de la gare du Palais et rejoignant le nœud autoroutier en préparation au nord de la ville |2|.

Dans cette hypothèse, tous les bâtiments occupés seraient abandonnés. Cette solution est présentée comme séduisante et audacieuse. Les commissaires n’éludent cependant pas les obstacles qu’elle implique : des expropriations importantes, des travaux de viabilité du site (les coteaux de la Citadelle sont boisés et en forte pente) et un très gros effort financier. C’est le schéma qui se rapproche le plus de la reconstruction totale dont ils ont pourtant démontré l’impossibilité. Mais il présente par rapport à cette dernière l’avantage de permettre une localisation dans la « partie centrale » de l’agglomération et apporterait à la vie artistique et culturelle liégeoise un « lustre nouveau ». Dans l’hypothèse où cette solution « Bavière-Citadelle » ne pourrait être retenue, la Commission préconise l’adoption du premier schéma dit « en cinq groupes », configuration qui correspond le plus à ce qui existe alors et qui est, disent les auteurs du rapport, « la plus appréciée du corps professoral » |3|.

L’installation sur la colline

La quatrième phase est assurément la plus marquante : c’est l’installation de l’université sur le plateau du Sart Tilman et la concrétisation de ce rêve longtemps caressé : la reconstruction totale de l’Université.

Le climat de la fin des années ’50 est très porteur : c’est celui d’une expansion économique et de la définition de la science comme moteur de progrès sociétal.

Pour ce chantier inédit dans le contexte belge, l’Université va mettre en place une organisation très huilée, s’appuyant soit sur ses propres services, soit sur des compétences extérieures. Services internes : elle mobilise enseignants et chercheurs pour poser le diagnostic sur l’état réel du couvert végétal afin d’aider à la définition des zones bâtissables. Les résultats de ces études sont consignés dans les trois volumes des Cahiers du Sart Tilman. Services extérieurs : l’appétit de certains professeurs s’annonçant énorme, attitude compréhensible au vu du récent passé de pénurie de locaux, il faut « objectiver » les demandes et c’est pourquoi il est fait appel pour établir la programmation à un bureau hollandais spécialisé dans les programmes universitaires (le BSB). Mais c’est surtout dans la conduite du chantier que le recteur Dubuisson va s’investir fortement en réclamant, puis en obtenant (en 1960) la maîtrise de l’ouvrage qui va permettre de piloter le chantier en disposant d’une grande autonomie. Quelques mois après l’achat des premiers 172 ha au Sart Tilman, cette loi est ressentie à Liège comme une véritable conquête et le cri de victoire de Marcel Dubuisson en est l’aveu : « Nous avons vécu sept ans braqués sur cet objectif (...). Notre Université s’est libérée de contraintes qui lui pesaient comme des chaînes. Nous allons repartir avec un nouvel élan vers un avenir qui nous appartiendra dans une grande mesure. C’est le matin d’une ère nouvelle. Nous sommes résolus à ce que ce soit une ère d’épanouissement » |4|.

Deux personnalités vont émerger : Dubuisson, bien sûr, qui pilote tout l’aspect institutionnel, le lobbying, et Claude Strebelle, qui prend en charge l’aspect urbanistique et architectural de l’opération. Il s’entoure de plusieurs architectes, les uns confirmés (le prestigieux Henri Lacoste, par exemple), les autres plus jeunes et à l’aube d’une carrière qui va les mener à une certaine renommée : citons Charles Vandenhove (43 ans), André Jacqmain (49 ans), ou encore Roger Bastin (47 ans) |5|. Malgré leur relative jeunesse, plusieurs d’entre eux se sont déjà frottés à des programmes complexes (théâtres, gares, hôpitaux,..) et l’on sait que beaucoup de bâtiments universitaires devront répondre à des exigences complexes.

Quant à l’évolution du chantier dans les 10 premières années (durée qui avait été initialement prévue pour effecteur le transfert total), deux phases sont à épingler : la première est assez favorable (1961-1967) : elle voit l’érection des premiers bâtiments (homes, restaurant, faculté des Sciences), et de l’infrastructure (routes, Centrale de Commande, Chaufferie). Elle se termine avec un « moment fort » : le 6 novembre 1967, l’inauguration du site, en présence du roi. La seconde phase (1967-1971), est plus délicate du point de vue des financements : le bon déroulement du chantier se heurte à la concurrence d’autres projets : l’implantation de la partie francophone de l’Université catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve, l’essaimage des institutions universitaires (Mons, Courtrai, Anvers, etc.). Opposé à ces mesures, Dubuisson démissionne de ses fonctions de recteur en mars 1971. De surcroît, un régime normatif qui restreint les marges de manœuvre est imposé par l’Education Nationale : la détermination « objectivée » de surfaces selon les disciplines enseignées et la fixation des financements afférents.

Deux éléments supplémentaires vont venir perturber les plannings établis en 1961 : l’installation de l’hôpital, non prévue au départ, et l’incorporation à l’ULg de l’Ecole vétérinaire de Cureghem (Anderlecht) d’abord institutionnelle puis « physique » avec son transfert vers le Sart Tilman. Initialement, l’hôpital devait se développer dans son quartier d’origine à Bavière, mais il est vite apparu que les expropriations nécessaires à son développement allaient être très coûteuses et il est donc décidé d’installer le nouvel hôpital universitaire au Sart Tilman : c’est, en soi, un « chantier dans le chantier ». Il ne sera inauguré qu’en 1985 et est considéré comme un des plus beaux hôpitaux du monde (arch. Charles Vandenhove) : la verrière est classée et de nombreuses œuvres d’artistes majeurs de le scène internationale accompagnent le bâtiment.

Deux craintes avaient été émises dans différents milieux au tout début de l’aventure, et l’Université a constamment cherché à y répondre : d’abord, pour conjurer le syndrome de la « tour d’ivoire » généralement associé aux universités, elle va s’appliquer par divers partenariats à ouvrir au maximum le domaine aux populations non universitaires : par des équipements sportifs et de loisir très fréquentés par les liégeois.

Ensuite, face à la crainte de voir une dégradation du cadre naturel, différents dispositifs vont permettre une intégration très étudiée : les immeubles et infrastructures seront installés sur le couvert forestier le plus dégradé, et un effort particulier sera fait pour atténuer la rigueur de certains immeubles par un traitement végétal soigné de leurs abords.

Les différents ralentissements, la « crise urbaine » des années 1980 (dette communale, perception d’un appauvrissement de l’hyper-centre, nombreux chantiers en rade) vont conduire à une décision majeure, en 1989 : le maintien de trois ensembles importants au centre de la ville : l’administration, la Faculté de Philosophie et Lettres et surtout, symboliquement, le Rectorat.

Finalement, relire ces deux siècles de l’Université dans sa ville conduit à accorder une importance primordiale à la chronologie des faits et des décisions et à toutes ces ironies dont l’histoire est parsemée : par exemple si l’Université s’était installée pour l’essentiel au Jardin Botanique dans les années 1880-1890, l’évidence d’une reconstruction 70 ans plus tard n’aurait sans doute pas pris autant de force. Ou encore : si le transfert vers le Sart Tilman avait été réalisé en 10 ans (1961-1971), comme initialement planifié, les installations centrales seraient devenues une immense friche urbaine (il était d’ailleurs à ce moment question d’y transférer les extensions du Ministère de la Justice) et, sans doute, n’y aurait-t-il pas la tentation du retour au centre à laquelle nous assistons aujourd’hui : elle serait tout simplement « hors propos ».


L’architecture au Sart Tilman : trois phases importantes

Les historiens de l’art qui ont étudié l’évolution de l’architecture du domaine universitaire du Sart Tilman ont identifié trois grandes phases. Outre les considérations stylistiques qui traduisent les évolutions de la pensée sur l’architecture, ces phases sont le résultat d’éléments contextuels liées au mode d’organisation du chantier : exigences des programmes et des différentes « clientèles », modes de passation des marchés, contraintes d’entretien et de maintenance, données budgétaires, action des organes chargés de la politique immobilière.

La première période architecturale, d’une dizaine d’années (1965-1975), est la plus faste en termes budgétaires, et voit s’ériger essentiellement deux types de bâtiments : ceux de l’infrastructure technique, sociale et communautaire, et ceux destinés à la recherche et à l’enseignement dans les disciplines scientifiques « dures » (Chimie, Physique, Botanique). Ils sont conçus sur la base d’une programmation modulaire et s’inscrivent dans le contexte du Modernisme architectural : volumes simples, toitures plates, utilisation du béton et absence d’ornementation. Leur caractère massif (par exemple, le bâtiment des licences-recherches de Chimie, vaste parallélépipède de 72 m de long) a pu apparaître au début en contradiction avec le principe d’intégration à la nature. Toutefois, celle-ci a repris ses droits : d’une part par le recouvrement végétal des bâtiments, d’autre part par l’aménagement des abords (point crucial selon Strebelle), qui a permis d’établir une continuité entre l’architecture et la nature.

Le deuxième volet de cette première phase concerne les bâtiments à vocation communautaire. Ils sont moins dépendants d’une programmation « scientifique » et modulée, et sont avant tout empreints de la personnalité des auteurs de projet, en particulier d’André Jacqmain, qui, avec les homes pour étudiants et le restaurant, signe deux bâtiments dont le style se situe entre brutalisme et expressionnisme. Claude Strebelle, quant à lui, obtient une intéressante synthèse entre forme et fonction avec la Centrale de chauffe et la Poste central de Commande.

La seconde période identifiée par les historiens de l’art s’étend du milieu des années ’70 à 1985, c’est-à-dire à la fin de la mission de Claude Strebelle. Les deux interventions les plus marquantes, le bâtiment de la Faculté de Droit et celui de la Psychologie manifestent une très ferme intention de se tourner vers une architecture « villageoise ». Outre les impératifs d’adaptation au relief dans le cas de ces deux bâtiments, il y a une inflexion architecturale manifeste : les volumes se morcellent, les toitures s’inclinent, la brique apparaît (en Psychologie).

Si l’adoption d’un « style villageois » peut être lue comme une réaction à la rigidité des premiers Instituts, il en va de même avec l’apparition au Sart Tilman du courant postmoderne représenté par les Centres sportifs et d’hébergement du Blanc Gravier de Bruno Albert (1985).

La troisième phase architecturale commence au milieu des années ’80. Elle est marquée par un contexte budgétaire moins favorable, par la fin de la mission de Strebelle et son remplacement par Jean Englebert (1985-1994) |6|, par la décision de 1989 (maintien d’un ancrage au centre urbain) et par les chantiers de rénovation des bâtiments universitaires au centre de la ville, en vertu précisément de cette décision de 1989.

Une dotation des pouvoirs publics de 1991 permet de planifier plusieurs ouvrages importants, mais on ne retrouvera pas les moyens financiers des années ’60.

Pour cette dernière période, il est difficile de déceler une évolution architecturale précise, sinon celle allant vers une « simplification ». Les raisons en sont principalement budgétaires. Elles influencent les programmes et les procédures de marché : prise en compte des coûts de maintenance des bâtiments (qui conduit à faire souvent recouvrir le béton par des matériaux faciles à entretenir), recours à des procédures d’appel d’offres, réduction du personnel « maison » affecté à la politique immobilière. Cette « simplification » peut aussi être vue comme réaction à la complexité des immeubles de la seconde période.

|1| Elle ne sera démolie qu’en 1981-82, lorsqu’une nouvelle prison aura été construite à Lantin, en périphérie liégeoise.

|2| Il s’agit de la « route de la Corniche » qui doit relier le plateau nord (le nœud autoroutier de Loncin) au centre de la ville (Place Saint-Lambert) à travers des quartiers anciens : cette route ne sera jamais réalisée.

|3| Voir Université de Liège, Commission des bâtiments universitaires. Rapport, document dactylographié, s.d. (vers 1950). Il faut noter que dans ses Mémoires, Dubuisson ne détaille pas les projets de cette Commission qui sont en contradiction avec la volonté de démontrer l’évidence du transfert de l’Université au Sart Tilman.

|4| DUBUISSON M., Mémoires, op.cit, p. 187.

|5| À ce sujet, lire, dans le présent dossier, Thomas Moor et Sébastien Charlier, « L’aube du Sart-Tilman, émergence d’une nouvelle génération d’architectes », pp. 40-46.

|6| Jean Englebert aura à œuvrer dans des conditions nettement moins favorables que celles de Claude Strebelle, notamment budgétaires. Lire à ce sujet le témoignage qu’il livre dans ce numéro : « Retour sur une mission d’urbaniste-coordonateur », pp. 36-38.

Pour citer cet article

Frankignoulle P., « Ville et université : l’expérience liégeoise », in Dérivations, numéro 2, mars 2016, pp. 24-31. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-2/ville_et_universite.html

Vous pouvez acheter ce numéro en ligne ou en librairie.

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